La vie ratée de Johnny

Michel Torrekens,

La première fois que nous nous sommes rencontrés, c’était dans un hôtel bruxellois prestigieux, en plein centre-ville, sur la place De Brouckère. Le Métropole était devenu mon point de chute suite à l’attribution du prix Goncourt, lequel m’avait apporté une aisance financière en plus de la reconnaissance du milieu littéraire et artistique. Et cette récompense avait augmenté mon crédit auprès de mon nouvel éditeur, ce qui me permettait de négocier quelques avantages comme l’accès à une suite de prestige, ce qui me rangeait dans la catégorie des clients auxquels on réserve des faveurs non négligeables, comme la discrétion. Ajoutez à cela mon accession aux Académies de littérature, tant française que belge, excusez du peu. Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises de Belgique d’un côté, Académie née de la volonté d’un cardinal de l’autre, les lettres bénéficiaient d’étranges parrainages à mes yeux, mais en un temps où le sport et la chanson détrônaient le roman, je n’allais pas faire la fine bouche. Même si mes revenus, malgré ces titres prestigieux, étaient loin – et ce n’est pas peu dire – d’égaler ceux des champions du ballon rond. Ou de la scène.

Je profitais de mon passage dans la ville de mon enfance pour savourer, dans un des salons privés de l’établissement cinq étoiles, une de ces bières d’abbaye qui vous procure une fierté chauvine. Dans le verre labellisé qui s’impose et qui contribue au plaisir partagé autant que son contenu. Il n’y a pas à dire, les Belges ont toujours su y faire. La discrétion des lieux et la privatisation du salon favorisèrent notre rencontre, improbable en tout autre lieu. On aurait pu penser à un plateau de télévision pour une rencontre de ce type, mais quand il s’agissait d’émissions grand public, les écrivains avaient depuis longtemps cédé leur place à des humoristes auréolés du statut de chroniqueurs et de leaders d’opinions, à des vedettes de téléréalités ou à des politiques devenus maîtres dans le décochage de punch line.

Deux autres circonstances favorisèrent notre rencontre : nos habitudes de noctambules qui nous rangeaient parmi le peuple de la nuit, celui où de subtiles fraternités se nouent, et notre goût passionné pour le whisky, dont les reflets ambre agissent comme un phare dans une ambiance nocturne feutrée. Je sortais d’une journée harassante de signatures de dédicaces à la Foire internationale du livre de Bruxelles, harassante car ce rituel nous oblige soit à égrener des heures durant quelques lignes d’hommage à une majorité d’inconnus, soit à prendre une contenance dans l’ennui et la solitude, car vous êtes tout aussi inconnu aux yeux de ces inconnus. J’en étais donc à méditer sur le sens de cette vie entre les livres lorsque je l’aperçus enfoncé dans un profond fauteuil de cuir vert émeraude, à l’abri des regards. Je ne fus qu’à moitié surpris par sa présence : les boulevards empruntés lors de ma traversée de la capitale pour me rendre au site de Tour & Taxis étaient festonnés d’affiches imposantes signalant son concert au stade du Heysel, terrain désormais partagé par les stars du ballon rond et de la chanson. Ses yeux plissés de renard, fentes tracées au couteau dans un visage buriné sous une chevelure léonine, me transperçaient depuis quelques minutes. Une sorte de bras de fer visuel s’était engagé entre nous. Je relevai le défi jusqu’à ce qu’il éclate d’un rire rauque, tout en se redressant. Il se dirigea vers moi et me tendit la main :

— Ah ça, c’est une surprise. D’habitude, les gens se précipitent sur moi pour un autographe. Quand ce n’est pas pour eux, c’est pour un de leurs enfants, pour leur mère, pour une amie… Votre manière de me fixer m’a bien plu. Enchanté de vous rencontrer. Vous êtes…

Je me présentai sans formalisme particulier. Il m’écoutait avec attention, je crus même déceler un intérêt inhabituel. En général, mes interlocuteurs changent assez vite de sujets de conversation, pour me demander, soit si je gagne bien ma vie, soit si l’attrait des femmes pour les gens de plume, comme cela se vérifie par leur présence majoritaire en librairies, est une légende. De guerre lasse, j’entretenais le mythe. Ne dit-on pas qu’il vaut mieux susciter l’envie que la pitié ? Johnny me demanda quels livres j’avais écrits, ce qui nous écartait d’une conversation convenue pour aller davantage au cœur des choses. Quand je lui mentionnai mon roman Fœtus fait la tête, quelle ne fut pas ma surprise de voir s’illuminer son visage.

Fœtus fait la tête ? Quelle heureuse coïncidence, je l’ai lu il y a deux, trois ans. Votre livre m’a passionné. Donner la parole à un bébé, nous faire vivre les premiers mois de l’homme in utero, j’ai trouvé ça génial. Depuis que je l’ai lu, je tombe amoureux de chaque femme enceinte que je croise. Vous avez réussi à partager le miracle de la vie.

Dire que son enthousiasme et ses compliments m’indifféraient serait hypocrite, mais j’étais embarrassé de ne pas lui rendre la pareille. À part quelques-uns de ses tubes, imposés en boucle sur les ondes à chaque sortie d’un album, je ne connaissais rien de son répertoire. Je m’en excusai mais il ne se formalisa guère, que du contraire. Il alla dans mon sens…

— Ces chansons m’ont apporté gloire, fortune, femmes et m’ont enfermé dans un monde que je ne voulais pas. J’ai mis la main dans l’engrenage et une tornade médiatique m’a aspiré dans tout ce charivari. Mon père était enfant de la balle, musicien, comédien, artiste, vivant de maigres cachets. Il courrait les filles et derrière les succès, avec plus de réussite pour les premières que pour les seconds. Il a dû m’inoculer le virus, me le transmettre dans les gènes. J’ai voulu lui offrir une revanche sur la vie, vu ses échecs répétés et ses ambitions avortées. Il n’y a pas de meilleure revanche que le succès. Dès le plus jeune âge, j’ai cherché à attirer son attention, j’ai eu besoin de sa reconnaissance. Le plus important dans une vie, c’est l’enfance. Il m’a dépossédé de la mienne.

L’écrivain observait le chanteur. Le chanteur avait le regard ailleurs. L’un et l’autre serraient leur verre de whisky comme un talisman. Leur public respectif mathématiquement incomparable les considérait comme des hommes de talents. Eux étaient les premiers à en douter. Pour l’écrivain, chaque sortie de livre le confrontait aux affres de l’incertitude : même le roman le plus travaillé, celui qui a demandé le plus de temps, d’efforts et d’investissements intimes, peut se révéler un échec. Il en avait déjà fait la cruelle expérience. Pour le chanteur, chaque entrée en scène était travaillée de manière magistrale et animale pour enrayer la peur qui lui nouait à chaque fois les tripes au moment d’entrer sous la lumière des spots, face à des salles bondées.

— Vous aurez du mal à me croire, mais je préfère l’ombre à la lumière. Je vous envie, vous les écrivains, qui pouvez créer dans la solitude et rester tapis derrière la couverture de vos livres. Nous, chanteurs, nous sommes obligés de faire le show. Et en permanence s’il vous plaît. On a souvent dit que j’étais comme un phénix qui se relevait de chaque descente aux enfers, et il y en a eu quantité que le public, les médias, eux, oublient. Oui, je suis une bête de scène, mais c’est cela ou disparaître. Je n’ai jamais su que chanter, je m’efforce à chaque fois d’allumer le feu. Mais qui sait que je m’y suis brûlé plus souvent qu’on imagine. Les drogues, l’alcool, les femmes ont parfois éteint l’incendie, mais les cendres même froides me laissent l’arrière-goût d’être passé à côté de quelque chose, de quelqu’un. C’est idiot, je sais, mais je regrette encore que le seul spectateur que j’aurais voulu voir dans la salle ne soit jamais venu.

L’écrivain était partagé par l’envie de prendre des notes intérieurement et l’agacement que suscitaient chez lui les jérémiades existentielles de la vedette à qui tant de personnes auraient voulu ressembler. Dont il enviait les triomphes. Un Johnny sommeillait en chacun de ses fans, dans une telle démesure pour certains qu’ils finissaient par se confondre avec lui. Le serveur les laissait tranquillement à leur conversation qu’il devinait personnelle et intime. Discrétion de la maison oblige. Aussi l’écrivain se leva pour commander la bouteille : cela leur permettrait de boire au rythme de la conversation sans devoir l’interrompre ni parasiter leurs silences. Ceux-ci occupaient d’ailleurs plus d’espace que leurs paroles. Cette fois, c’est l’écrivain qui reprit la main.

— Vous n’imaginez pas le nombre de personnes qui auraient souhaité connaître votre existence de star. Tout le monde vous connaît : le grand public, les politiques, les sportifs… N’importe quelle chaîne de télévision ou de radio vous est ouverte… Vous êtes un dieu vivant…

— Un dieu qui mourra un jour. Vous n’imaginez pas les efforts et les sacrifices que cela représente d’être constamment sous le feu des projecteurs, d’être à la Une des médias, au minimum de la presse people… Vous êtes contraint à vous inventer une vie qui ne vous ressemble pas nécessairement. Vous devez susciter le rêve et pour cela dépenser, dépenser, dépenser… Oui, je gagne beaucoup d’argent, mais j’en perds encore plus. Il faut toujours faire plus fort, plus haut, plus inattendu. Surprendre là où on ne vous attend pas et finalement là où vous ne vouliez pas vraiment aller. Votre existence ne vous appartient plus. J’ai mis la main dans un engrenage il y a des années et j’en suis arrivé à un point de non-retour. Je préfère tellement le calme, les petits comités. Je crains les interviews. En société, je suis d’une timidité effarante, que peu imaginent. La scène, j’adore, mais à peine sorti d’un tour de chants, je voudrais me réfugier illico dans l’intimité.

Le chanteur semblait soulagé de déverser ses regrets. L’écrivain l’écoutait suffisamment pour qu’il continue ses confidences. Le temps n’avait plus de prises sur eux. Ils étaient entrés dans cette phase de la nuit où les minutes se confondent aux heures. L’odeur du whisky auréolait l’air qu’ils respiraient. Ils s’enveloppaient dans un plaid de bien-être complice, propice à une amitié naissante. L’écrivain ne se découragea pas et fit une ultime tentative pour réconcilier le chanteur avec sa carrière.

— Vous avez vos chansons pourtant. Des milliers de personnes les connaissent, mieux les chantent. Pour beaucoup, elles ont marqué des étapes importantes de leur vie.

— Parlons-en de mes chansons. Je n’en ai écrit aucune. Ce que je chante ne m’appartient pas. Je ne m’appartiens pas. Je suis un usurpateur. Tout au plus ai-je vécu par procuration. Et plus j’avance, plus je cours derrière une ombre.

L’écrivain se résigna : le chanteur ne changerait pas de point de vue. Il lui resservit une bonne lampée d’alcool et tenta d’abattre une dernière carte, sorte de coup de poker, en levant son verre et en invitant Johnny à trinquer sur une proposition solennelle qu’il lança comme une boutade.

— Et si j’écrivais les textes des chansons de votre prochain album ?

Le chanteur le regarda d’un air amusé, presque condescendant, et en même temps d’une douceur affectueuse.

— Voilà la meilleure chose que l’on puisse faire pour moi, que vous puissiez faire pour moi. J’aime vos livres, j’aimerai vos textes, et si je les aime, le public les aimera.

Il avança son verre d’un geste décidé. Le léger choc des deux verres produit un son dans le silence du salon qui résonna comme le gong d’une fin de partie. À cet instant, cinq femmes entrèrent dans la salle et se dirigèrent vers le bar. Leurs tenues de soirée étaient magnifiques. Elles revenaient probablement d’une réception solennelle, légèrement éméchées, et avaient envie de prolonger ce qu’elles avaient vécu. Mais en voyant le chanteur, elles changèrent leur programme pour approcher la vedette sous prétexte de dédicaces auxquelles il se prêta comme si cela lui arrivait pour la première fois. Hors-jeu, accablé par le sentiment que la magie insolite de cette soirée était rompue, l’écrivain prit congé et salua la compagnie, le temps d’entrapercevoir un clin d’œil amusé mais aussi résigné du chanteur ainsi qu’un léger haussement d’épaules qui signifiait : c’est comme ça.

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