Au plaisir des cylindrées

Chantal Boedts,

D’îles en îles, au gré de mes envies sinueuses, j’enfourchais tantôt une motocyclette, tantôt je grimpais dans une embarcation ou un aigle d’acier.

C’était le temps irréel où la France sentait la lavande et le myosotis, avec des réminiscences de réséda, voire de glaïeuls.

Dans cette atmosphère passéiste, j’écrivais au crayon, j’entrais dans les églises sans invitation ni formulaire, aucune de mes images mémoire ne se devait d’être classifiée, compressée, ordonnée, j’avais libre champs de m’émerveiller.

De temps en temps, quelques bruits étouffés me rappelaient mon terroir, mes origines, comme un certain Johnny, j’avais des copains, j’allais danser, casser des chaises, je rêvais d’Amérique.

Comme un mouton un peu béat, j’y avais promené mes noces de chair, emportée que j’étais dans mes illusions de conquêtes.

Tout avait été alternatif et improvisé, les séjours à Venise, les escapades dans les rues de Vérone ; comme tant d’autres touristes, je me promenais dans ces décors, j’y faisais des vœux, je regardais les ciels de neige et d’azur dans les miroirs portés comme des offrandes qui glissaient dans le reflet des plafonds peints par Tiepolo.

En embuscade dans les calle, je guettais le fantôme de Don Juan qui sautait les ponte avec l’agilité, l’avidité de plaisirs d’un Casanova en liberté provisoire, défiant l’église, badinant dans les arrière-cours.

Quand je rentrais sur le sol de Zaventem, immobile et pétrifiée sur les tapis roulants kilométriques, le brouillard épais calfeutré derrière les longues vitres du Paradis de Glaverbel, j’entendais dans les diffuseurs d’ambiance des chansons Pop Rock, des éclats de Blues.

Il me souvenait alors de ces promesses assez YéYé : Que je t’aime, que je t’aime, que je t’aime

Maman m’accueillait avec un froncement significatif des sourcils et je pressentais bien que dans son fors intérieur elle jugeait mes choix de vie avec sévérité.

La vie n’est pas une vacance permanente, un tout à jouir, il faudrait que tu…

Je n’écoutais pas la fin des phrases, j’allais de l’avant, réservant un autre voyage, sélectionnant un nouvel amour, sans aucun sens du devoir.

Cheminant, j’ai croisé des resucées de Dulle Griet, échappées de champs de mine, tirant des boulets dans leurs jupes, redressant des morts, pleurant des maris sans jambes, des enfants sans chausses ni tricot l’hiver, des femmes qui accomplissaient des tâches surhumaines sans un merci, dans l’âge oublié de la séduction.

En me couchant dans ma peau bronzée, dorée, l’odeur du shampoing camomille ; elles me faisaient cauchemarder leurs gestes brusques, leur dégaine dépenaillée, l’odeur de moules et de choux tenace, leurs dents voraces qui laissaient s’échapper des colères revendicatrices, surgies du ventre gargouillant de leur rage populaire.

J’essayais de lier connaissance, d’esquisser un sourire, mais mon image peu à peu prenait part au décor et je m’effaçais.

L’autre jour, je l’ai vue, Elle dans le poste, Elle, la longue veuve peroxydée, à la jeunesse sacrifiée, escortée par la bénédiction de la foule, du Président et des médias, tenant à la main deux petites filles adoptées, toutes trois vêtues de noir, passant entre les requiems et les motards.

Elle, métallique et transparente comme un cristal de larmes anorexique, lunettes publicitaires sur le nez dans une grande communion patriotique.

Mon homme, mon homme de cabaret, mon homme d’infidélités, d’excès, de folies, mon homme Terminator dans ses maladies, mon homme dans un coffre en bois pour l’éternité.

Et ce curieux ballet d’esquive entre le sacré et le profane, où l’hégémonie de la parole disputait la primeur des fins dernières entre l’Église et l’État.

Je sais depuis qu’Elle est passée du noir continental au blanc des îles vierges ; qu’Il, mon homme, est désormais livré aux sables mouvants sous les restes apaisés des ouragans récents.

La foule s’est éparpillée comme elle était venue, rentrée dans ses histoires propres, ses tragédies de nappes en carton, de belles-mères à placer dans un home, loin de ses idoles chantantes et ses génies mondains de papier, comme un myope qui revient à une vision limpide quand il replace ses lunettes sur son nez.

Je marche, je marche de plus en plus insupportée par la ville vide de ses sortilèges médiatiques, après les fêtes, je tourne, je tourne comme une patineuse frigorifiée sur une glace trop mince

À peine avais-je fait mon deuil d’une certaine idée de la France et de la Femme, croisé le fer avec quelque pirate, broyé quelques mains à ma porte ouverte aux grands vents, qu’il me fallut retrouver un certain mode d’emploi, la grande faucheuse ne s’arrêtait plus dans mon Panthéon intime.

Enfourchant ma bécane, dans le soleil déclinant ses têtes de morts, ses tatouages fanés, je m’autorisai ce leitmotiv : Résiste, prouve que tu existes !

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