L’absurde indignation

Liliane Schraûwen,

Je vous assure que ce n’est pas une blague. Je l’ai lu, noir sur blanc, c’était écrit en grandes lettres grasses sur la couverture d’un livre. Et ailleurs. Un peu partout, en vérité. Un peu n’importe où. En une de certains journaux, sur des affiches, sur des badges, sur Internet… Des gens le criaient dans les rues. « Nous sommes les indignés », proclamaient-ils fièrement.

Indignez-vous… Ça laisse rêveur, non ?

Du verbe pronominal « s’indigner » qui signifie « être saisi d’indignation », conjugué à la deuxième personne du pluriel de l’impératif présent. En d’autres termes, il s’agit d’un ordre. D’une injonction catégorique, du genre : « Taisez-vous ! », « Levez-vous ! », « Obéissez ! », « Faites ce qu’on vous dit ! »

Non mais, pour qui se prend-il, celui-là ?

Quant à moi, je n’ai pas eu besoin que quiconque me l’écrive ou me le crie. Cela fait longtemps que je suis « saisie d’indignation ». Notamment à chaque fois qu’on me donne un ordre. À chaque fois que quelqu’un joue au petit chef avec moi. Enfant, déjà, il suffisait que l’on m’impose quelque chose pour qu’aussitôt l’envie me prenne de faire le contraire. Cela ne s’est pas arrangé avec le temps. J’aurais fait un très mauvais militaire, je peux vous le dire. Obéir, aveuglément on non, très peu pour moi.

Je me souviens de mes parents, de mes professeurs. Ils m’ordonnaient d’écouter sagement, de faire mes devoirs, de me laver les mains, que sais-je encore, en ajoutant généralement que c’était pour mon bien. Si c’est pour mon bien, pensais-je, je ressentirai moi-même le besoin de le faire, il n’est pas nécessaire de me l’imposer.

Je vous le dis: s’il faut s’indigner, c’est d’abord et avant tout de s’entendre ainsi donner des ordres. Sans compter l’absurdité sémantique de la chose. Car enfin, si l’on m’ordonne de me lever ou de m’asseoir, c’est qu’il m’est possible en effet de me mettre debout ou de m’installer sur un siège. Si l’on m’ordonne de me taire, c’est que je suis en train de parler. Un ordre, par définition, est réalisable. Mais puis-je, à la demande, « me trouver saisie d’indignation » ? L’indignation n’est-elle pas avant tout une émotion ou, comme le disent les dictionnaires, « un sentiment de colère provoqué par une injustice, un affront, un outrage » ? Depuis quand, je vous le demande, un simple effort de volonté suffit-il à susciter en nous une émotion ou un sentiment ? C’est comme si on nous ordonnait d’aimer telle personne, de détester telle autre, comme si on nous imposait d’être tristes ou joyeux. Absurde, non ?

Ainsi, quelqu’un se permet de me donner un ordre, ce que je n’apprécie guère. Et voilà que, pour tout arranger, c’est un ordre dénué de sens, un ordre impossible à exécuter, quand bien même je le voudrais.

Et là, je sens monter en moi quelque chose qui ressemble à ce sentiment de colère provoqué par un affront dont justement il est question ici. Il s’agit même, en l’occurrence, d’une sorte de double affront. Affront à mon libre choix et à ma liberté propre, et affront aussi à mon intelligence ou, à tout le moins, à ma connaissance d’une langue que je me pique de maîtriser.

Mais foin de ces arguties. Allons à l’essentiel, voulez-vous ? Remontons à la source de cette indignation que l’on voudrait à toute force me faire partager. Imaginons un instant que l’on puisse, en effet, s’emplir de colère pour l’avoir décidé. Le ferais-je ? Encore faudrait-il que ce soit, comme jadis, « pour mon bien ». Ou, à défaut, pour le bien de quelqu’un d’autre. Et là, j’ai des doutes.

C’est que j’en connais, des gens qui se sont indignés, révoltés, rebellés, insurgés. Des insoumis, des mutins, des irrités, des mécontents de tout poil. Tenez, un exemple au hasard. Spartacus. Vous connaissez ? On ne peut pas dire que cela lui ait réussi, pas plus qu’aux six milliers de ses compagnons crucifiés avec lui tout au long de la via Appia. Belle révolte, en vérité, qui n’a servi à rien ni à personne. Pas plus à lui qu’à tous ces indignés qui l’avaient rejoint, ni même à la cause des esclaves en général.

Car les indignations collectives sont rarement couronnées de succès, pas plus que les indignations individuelles d’ailleurs. Ou alors elles ne peuvent que générer de nouveaux motifs de révolte. La Révolution russe n’a-t-elle pas débouché sur une autre forme de tyrannie, tout comme la Révolution française mena à la Terreur ?

Quant aux individus qui n’ont rien voulu fomenter, ceux qui se sont contentés de dire « non » et, quelquefois, de pousser leurs frères non pas à la révolte mais à la réflexion, ce qui est déjà beaucoup, ils ont souvent mal fini, livrés à la ciguë, à la croix ou à toutes sortes d’autres supplices semblablement définitifs.

Si vous voulez le fond de ma pensée, je puis vous avouer d’ailleurs qu’il n’est pas nécessaire de m’exhorter à la colère. Il me semble, en vérité, que l’indignation est, d’une certaine manière, ma condition naturelle.

Sans nul doute me suis-je indignée, déjà, tout au début de mon histoire, quand je me suis sentie expulsée — et dans quelle violence — du monde aquatique et tiède où je me laissais bercer par le flot de la vie naissante. Il y a eu cette sensation d’étouffement, cet interminable et douloureux passage au travers d’une sorte de boyau gluant, puis le froid, la lumière après tant de douce pénombre, la brutalité d’une main qui m’arrachait comme on cueille un fruit à peine mûr. Il y a eu la terreur, l’angoisse, la solitude et l’abandon. J’ai hurlé comme font tous les petits au sortir du ventre maternel, de peur et de dégoût. De colère. Remplie de rage et de frayeur.

Le temps a passé et les motifs de colère n’ont cessé de s’ajouter les uns aux autres. Les punitions injustes, les « mange », « sois propre », « tais-toi », « obéis », « tiens-toi droite », « ne mens pas », « ne ris pas », « sois aimable avec les gens qui ne le sont pas », « dis bonjour à la dame », « ne montre pas du doigt », « ne dis pas je veux »

J’ai découvert l’injustice. Les châtiments non mérités, la peur du noir, les gifles, les cris, les menaces. J’ai cru qu’il me suffirait de grandir pour échapper à tout cela. Devenir la plus forte. Être celle qui ordonne au lieu de subir.

C’est alors que j’ai connu le reste. La souffrance des bêtes et celle des petits d’hommes, ceux qui vivaient près de moi et les autres, au loin. Je les ai vus en images dans des livres, des illustrés, et sur les écrans de cinéma ou de télévision. Il y avait des guerres, et des hommes tombaient sous les balles, des femmes, des enfants même. Ou bien ils mouraient dans des accidents, noyés, brûlés, écrasés. Ils agonisaient longtemps, malades, affamés. L’indignation, encore, mêlée d’angoisse. C’est donc ça, la vie ? Quelques années que l’on ne choisit pas, ici par hasard et par hasard dans ce corps-ci, dans cette famille-là, avant le grand vide de la mort ? En somme, il n’y a rien que la souffrance, toujours et partout. Le bonheur me direz-vous, le plaisir… Sans doute. Tellement provisoires, tellement fugitifs, tellement dérisoires. Menacés, marqués sans recours du signe de la finitude. Le bonheur existe-t-il qui se sait condamné ? Pourvu que ça dure, pense-t-on, et rien ne dure, jamais.

J’ai su que je n’étais pas seule à me débattre sans comprendre. Il y en a eu d’autres, des Hommes révoltés, il y en aura toujours d’autres. C’est inévitable car enfin, comment vivre sans le ressentir violemment, jusqu’à la nausée, ce sentiment de rejet et d’horreur devant cela qui, paraît-il, fonde l’essence même de notre condition ?

J’ai lu, j’ai réfléchi. J’ai écouté les voix de tous ces prophètes qui m’incitaient à la soumission quand ce n’était pas au martyre, ou me promettaient un ailleurs d’éternité bienheureuse, après, autre part, au-delà de ce qui constitue ma vie, la seule que je connaisse avec certitude. J’ai entendu aussi les adeptes de l’insoumission. J’ai écouté les appels de ceux qui m’invitaient à l’action. Engagez-vous, rengagez-vous qu’ils disaient, les légionnaires de Babaorum et de Petibonum cependant que l’ami Obélix leur infligeait toutes sortes de tourments. C’est aussi ce que préconisait Jean-Sol Partre : l’engagement. L’action, il n’y a que ça, et vas-y que je gambade sur les barricades de Mai 68 sous l’œil goguenard des indignés de ce temps-là qui se préparaient doucement à en indigner d’autres quand serait venue leur maturité de hauts fonctionnaires et de politiciens installés. Et vas-y encore que j’aille serrer la main d’Andreas Baader au fond de sa geôle, sans trop me soucier des morts dues à ses actions terroristes…

J’ai préféré Camus et son désespoir lucide, Camus et sa révolte inutile mais fondatrice. Indigné lui aussi, engagé sans aucun doute, mais du côté de l’homme, toujours, du côté de la vie. Du côté de sa mère, du côté des enfants, du côté des victimes. « Dans son plus grand effort, l’homme ne peut que se proposer de diminuer arithmétiquement la douleur du monde. Mais l’injustice et la souffrance demeureront et, si limitées soient-elles, elles ne cesseront pas d’être le scandale1. »

Tout ça pour vous dire qu’il n’est pas nécessaire de me le crier aux oreilles. Je suis un être humain et donc, forcément, je me sens indignée. De grands mouvements de colère me prennent, de grands frissons d’horreur et de dégoût. Sans cesse. Pas seulement à l’idée de ma mort et de la vôtre, pas seulement à l’évocation de cet océan de souffrance qui baigne le monde, mais aussi devant toutes les petites choses de la vie. Devant le mari qui cogne, le père qui menace et qui ment. Devant l’imbécillité du flic décervelé, devant l’incompétence et la suffisance du prof qui prétend tout savoir et tout imposer, derrière son gros ventre et son nœud papillon. Devant les tristes tentatives de séduction de l’un ou l’autre Don Juan de pacotille. Devant la violence du quotidien. Devant les règlements qui nous étouffent, devant tous ces outils d’abrutissement collectif dont nous ne pouvons plus nous passer, devant Internet et les réseaux sociaux, devant les engins qui nous détruisent les tympans d’abord, les neurones ensuite. Devant la pollution (oui, je sais, c’est très à la mode), devant les quatre heures de télé quotidienne dont se repaissent nos enfants et nos vieux, devant l’affligeante débilité des programmes qu’on leur offre, devant la solitude des villes et devant les mouroirs où s’entassent tous ces Alzheimer à qui personne ne vient plus rendre visite, devant le froid, devant la faim, devant ces rebuts de la société qui errent dans nos rues, regard vide et main tendue, devant les petites filles que l’on abuse, devant l’alcool et la drogue et le tabac et le reste qui nous asservit et nous crucifie, tant il est vrai que Spartacus jamais ne vaincra.

Je m’indigne même — c’est vous dire — devant le battage qu’a suscité la mort du dénommé Steve Jobs. Vous voyez de qui je veux parler? Mais oui, allons. L’inventeur présumé de je ne sais quel iPod et autre iPhone, l’un des hommes les plus riches de cette planète où le Soudan continue de mourir sans que personne s’en soucie. Riche à millions, à milliards. Ce qui ne l’a pas empêché de sombrer, lui aussi, dans le néant.

Même le Président des États-Unis s’est fendu d’un communiqué dans lequel il présentait — sans rire — « Steve » comme « l’un des plus grands inventeurs américains, assez courageux pour penser différemment, assez audacieux pour croire qu’il pouvait changer le monde, et assez talentueux pour le faire ». Talentueux, vraiment ? Qu’a-t-il donc créé qui a rendu plus belle la vie des hommes ? Quelle peinture, quelle musique, quelle poésie, quelle pensée a surgi de son âme en traits de lave et de feu pour nous emplir de lumière ?

Courageux ? Ah bon ? Contre quel dangereux ennemi s’est-il donc battu, qu’a-t-il risqué afin de « changer le monde » ? Quelque chose a dû m’échapper dans la bio du grand homme. Il est vrai pourtant qu’il a changé le monde, il faut bien l’admettre. Le monde développé s’entend. Le monde dans lequel les enfants, au lieu de mourir de faim sur les routes de l’exil, se préparent des années de surdité et de débilité mentale grâce aux trouvailles du grand homme et de ses consorts. Notre monde. Quant à savoir s’il l’a changé en bien, c’est une autre histoire…

Car c’est de Steve Jobs que nous parlons. Pas de Mozart ou de Michel-Ange. Pas de Mère Theresa ou de Sœur Emmanuelle, pas de Martin Luther King ni de Nelson Mandela. Pas de tous ces médecins anonymes qui se penchent avec désespoir sur les fillettes violées du Kivu, pas de ces inconnus qui meurent tous les jours sous les assauts de terroristes fous.

Car notre temps a les grands hommes qu’il mérite, tous « talentueux » et « courageux », contre qui personne ne s’indigne. Et c’est dommage.

 

(1) Albert Camus, l’Homme révolté.

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