L’aède ou le Cyclope

Jean-Louis Lippert,

À Eleusis, les mythes qui recelaient le savoir secret du culte étaient présentés aux initiés sous forme de danses rituelles. L’ancienne institution des mystères avait deux principaux degrés d’initiation. L’on révélait dans le premier les mystères de la naissance physique, et dans le second ceux de la naissance et de la vie spirituelles. Le symbolisme du mariage représentait l’union définitive. Mener de front la transformation de soi avec celle de la nature était le principe fondamental de l’initiation rituelle : son but essentiel était la transsubstantiation.

Je mesure le privilège d’une fonction qui me convient, dans l’exacte coïncidence d’un besoin de distinction sociale et d’une aptitude à cette fonction. Chargé de cours à l’Université, je préside un Comité de sélection littéraire au Ministère et ma voix de critique n’est pas inconnue des auditeurs sur les ondes culturelles publiques. Même si les paumés dans son genre s’autorisent à railler ma scholastic view, n’est-ce pas à trois titres respectables que sous mes yeux défile sa prose affligeante ?

« Il y a en Belgique dix mille journalistes accrédités, s’obstina-t-il. Autant dire que tout le monde est journaliste dans ce pays. Une seule personne n’y a pas droit d’exercer cette profession : celui qui tente une analyse critique… Quelqu’un a bégayé… Tu peux rire, cher public, toi qui te contentes, en pleine crise, d’un espace public dénué de toute dimension critique… »

C’en était assez. La patience de Stephen Kovacs paraissait arrivée à son terme. Lazzis et quolibets signaient la défaite irrécusable du bouffon. Un échange venimeux eut encore lieu avec Jimmy Package, accusé d’utiliser les thèses convulsivistes. Les réalisateurs de l’émission, excédés, entraient dans le champ des caméras. La honte me suffoquait.

Il voulut encore ajouter quelque chose et resta bloqué en pleine phrase : « Tout ce mauvais théâtre n’est qu’une psychanalyse… parodique et sordide… »

Quelle reconnaissance espérait une si minable arlequinade…

Dans les mystères hellénistiques, l’initiation aux degrés supérieurs de la vie avait pour prélude l’expérience des ténèbres et de la confusion. L’initiation était le symbole de la conquête de soi et de la libération de l’essence divine inhérente à chacun de nous.

…boursouflée de tirades aussi grandiloquentes ?

Assez curieusement, tout se pétrifia. L’atmosphère resta en suspens. Le silence n’était troué que de faibles rires étouffés. On laissait le perturbateur se perdre dans l’insurmontable émoi qui l’empêchait de prononcer le mot suivant de sa phrase. À sa gauche, Xavier Juwels, rédacteur en chef et directeur du plus important quotidien belge, où Anatole n’avait naguère essuyé que des revers à tenter de placer sa prose singulière. À droite, Holde Emiraly, théoricienne bien connue de la télévision devant laquelle il avait subi plusieurs échecs à l’Université, tout récemment encore lorsqu’elle faisait partie de son jury d’agrégation donnant droit d’enseigner dans le secondaire.

Devant, visage incliné avec bonhomie et regard placide jeté par-dessus les lunettes, Stephen Kovacs, qui se souvenait bien d’avoir reçu par la poste un fascicule des Manuscrits d’Anatole. Derrière, la falaise à pic de l’assistance. Et tout à côté, bronzé et sémillant, ce Jimmy Package n’en revenait pas de s’être vu mis en demeure d’expliquer au public les troublantes accointances existant entre son dernier livre et l’ancienne théorie soixante-huitarde la plus radicale.

Quand je pense qu’il m’est arrivé de le prendre au sérieux !

L’initiation au savoir secret d’une communauté, reflet de sa manière de comprendre les lois de la création, se présente comme une expérience de mort et de renaissance. Les rites initiatiques entraînent pour le néophyte un approfondissement de sa vision interne et l’acquisition de la conscience. Dans l’ordre tribal, certains gardiens du seuil mettent l’initié à l’épreuve avant son accès à la communauté comme membre à part entière.

Ne nous accuse-t-il pas d’être les garants d’une anesthésie généralisée ?

Tout ce qui se trouvait réuni là se réclamait peu ou prou de l’avant-garde. Anatole ressentait violemment ce paradoxe qui fait, à l’heure de l’immédiateté médiatique par silicium, se mouvoir avec une telle aisance à tous les avant-postes les tenants du discours consensuel le plus pesant, cependant qu’une pensée tant soit peu différente éprouvait une telle peine à s’extraire du confinement quotidien.

Plus d’un quart de siècle qu’il rabâche les mêmes obsessions !

D’où vient ce rire chez le bouffon déshabillé et mis en croix ? Dites-moi, ici, ce qui existe réellement et ce qui est fictif. Dites-moi ce qui se joue vraiment dans l’échange de regards habituels entre un enfant et un adulte occidentaux.

Sans commentaires…

Si l’existence humaine se déroule bien suivant des modalités immuables, il vient un temps d’initiation pour le franchissement du cap vers l’âge adulte. Or, les conditions de cette initiation n’étant plus réunies pour la jeunesse dans la société occidentale, celle-ci hypostasie plutôt comme valeur suprême l’être-là guerrier de l’adulte, au détriment de l’innocence enfantine et de la sagesse des vieux. Les catégories bannies se voient invitées à se résorber, sous un luxe de tromperies enjouées et mensonges suintants, dans la sphère médiane, à dire vrai sans médiation véritable : cet état adulte fictif récupère donc en lui les tares conjuguées de la puérilité et de la sénilité.

Faudrait-il à nouveau publier ce galimatias de lectures mal digérées ?

D’où vint que tout dans notre itinérance marginale, en ce compris jargon obscur et délinquance, nous fut mystères, danses processionnaires, cérémonies masquées, rites funéraires complexes, culte de solstices et d’équinoxes, incantations, descentes aux enfers et montées au séjour de l’ancêtre, définitions d’espaces sacrés, voyance chamanique, libations extatiques, frénésies orgiaques, combat cosmique de l’ombre et de la lumière, recherche du devenir, terreur sacrée.

Car je fais partie d’une conjuration d’infirmes, payée pour escamoter la clairvoyance de certains livres, dont je parcours le sien vers la page 78.

De quelles gâteries ne comble-t-on pas nos tendres petits pour qu’ils accèdent sans tarder aux premiers stades de la belliquosité ? Quant à la réussite sociale achevée, elle ne se conçoit plus sans les attraits éternellement sauvegardés de la jeunesse.

Non sans l’irritation que provoquent les bouquins ouverts à contrecœur !

Tout cet atroce marchandage se reflète dans le regard de l’enfance à qui n’a pas encore été inoculé, à dose mortelle, ce poison subtil. Il est d’autre part encore de ces vieilles gens qui n’en pensent pas moins.

Quelle caricature… Comme si notre société se résumait à un slogan : mort aux faibles ! Enfants et vieillards, guerroyez ou disparaissez…

Une immense revendication de dignité se retrouve à l’occasion dans la rue, de préférence quand on ne l’attend pas, pour faire voir aux responsables de tous ordres un simple éclair des yeux, l’éclat d’une brillance qui ferait se pulvériser la poudrière sociale si la récupération ne s’enclenchait à l’instant. Tout ce temps-là, la bourgeoisie est restée terrée, usant de stratagèmes éprouvés pour que l’étincelle de l’enfance n’atteigne pas le baril de la conscience. Et cela tient le coup, en raison d’écrans protecteurs ignifugés. La fameuse glace du spectacle pare et renvoie très bien ces embrasements sporadiques.

Comme si depuis trente ans nous n’étions pas entrés…

Automne 86 était sur les épaules du printemps 68 ainsi que Maïa sur les tiennes à la piscine, avait dit Pio. Atlas est un poisson, Maïa est un oiseau : c’est désormais notre mot de passe. Nous sommes à la veille d’un grand chambardement dont on ne connaît ni les tenants ni les aboutissants.

… dans une ère nouvelle !

On était encore loin d’une vérification de ce pronostic optimiste quand Anatole, suspendu entre deux eaux dans les abysses du Palais des Miroirs à la recherche d’une lumière introuvable, trou noir de la conscience sous les feux aveuglants de tous ces spots de la mémoire programmée, perdit contenance et s’emmêla les pieds dans d’autres câbles, pour s’affaler comme un homme ivre en trouvant enfin à prononcer le dernier mot de son message : « …Une psychanalyse de la société entière… », avant de disparaître sous les huées.

De telles œuvres se piquent de vouloir déplaire : c’est leur seul mérite.

Anatole avait semblé en cet instant un oiseau marin ayant naguère chuté puis passé son existence entre deux eaux, sur le point de rallier la tache éblouissante de la surface ; et un poisson égaré en plein ciel, soudain surpris lui-même de son vol indu et plongeant en piqué vers le noir de l’abîme, que le moment présent aurait immobilisé à la frontière même de ces deux états, coincé pour l’éternité dans la brèche d’un miroir.

Mais l’anéantissement de cet auteur, est-ce nous qui l’avons décidé ?

Maladroit volatile tombé dans l’aquarium, poisson prisonnier de la cage à oiseaux. Papillon devenu chenille, chenille se prenant pour un papillon. Reptile qui se sentirait pousser des ailes, aigle rampant au sol comme un serpent. Ridicule, dérisoire Quetzacoatl rêvant une métamorphose de l’homme qui n’aurait pas lieu.

Ne s’est-il pas plutôt lui-même condamné ?

— Dé… délit d’initié !… lance soudain Anatole pour couper court à la conversation, imitant les mimiques du célèbre Jimmy Package.

Allons bon, c’est vraiment Babel, chacun y va de son numéro !… Même avec la distance de la farce, on n’en sort décidément pas des jeux de rôles et de modèles… Il faut dire que pour le bégaiement, il ne doit pas trop se forcer !… Le voilà qui entreprend devant Elvira la pavane du repreneur d’entreprises… Ceux que le jargon récent appelle les Golden Boys, ces chevaliers de l’offre publique d’achat, voltigeurs de la finance, apprentis sorciers de la spéculation, ont pris place dans la mythologie moderne comme véritables héros de ce temps. Ils ne restent pas perdus au-dessus du vide dans leurs délires d’identification mais vont de l’avant, affrontent tous les dangers, gagnent le cœur des belles et acquièrent fortune, puissance, renommée… Au Panthéon de ces raiders et money-makers de la Bourse, Jimmy Package s’est taillé une place enviable.

Le meilleur sort, pour une œuvre douteuse, n’est-ce pas la disparition ?

Je suis sans doute bien placé pour mesurer ce qu’il lui en coûte d’opérer pareil rapprochement. N’a-t-il pas quelque part fait allusion, dans ses Manuscrits de la Mère-Rouge, à ce laps de temps d’une décade qui eût dû faire pour lui office d’initiation pour s’acquérir une culture, un langage ?

Or, l’immédiateté brutale avec laquelle le hasard des programmations télévisées associa récemment ses deux interventions publiques, souligna comme la force d’élocution, le débit verbal de l’intéressé, loin de s’améliorer, n’avaient fait au contraire que sombrer tristement dans le répertoire de la clownerie cabotine.

Mais il se penche dangereusement sur le parapet, et hurle :

« Écoutez le désespoir des pauvres gens ! Écoutez la misère qui vous hurle sa colère ! Ah ! Ah ! Ah !… Notre âme à nous, les gueux, elle pue le saucisson à l’ail et l’eau-de-vie ! »

Au moins peut-on porter à son crédit la conscience du ridicule !

Après quoi le silence de ces regards croisés sans se rencontrer vraiment redevint pesant, et je résolus de donner à la scène sa véritable dimension sonore en installant sur le pick-up de l’Olympe quelque disque d’opéra bien choisi.

Mais certaine lucidité de l’auteur suffit-elle à en faire un écrivain ?

Anatole savourait au plus profond de son cœur l’image de sa femme Pléione, la surabondante, tandis qu’Ariane croisait et décroisait les jambes, et qu’ils avançaient dans un ciel tourmenté, graveleux, lourde chair harassée, bas résille. Quelle ambiguïté ! C’est en de pareils moments, le voyage pris en lui-même comme un but, que se révélait à lui la nature trouble, contradictoire de l’existence. Et d’abord, naturellement, cette dualité de l’amour public et privé, si conflictuelle d’ordinaire que l’on dirait l’ensemble des mécanismes sociaux employés à la travestir ou à l’occulter. Anatole ne trompait jamais Pléione, et pour cette raison savait parler aux vestales, dédaigneuses le plus souvent des formules hypocrites par quoi l’ordre social entretient la confusion entre le tabouret où elles se trouvent juchées et leur antique trône sacré. Sans savoir pourquoi, Anatole songea à Winnie Mandela, grande prêtresse noire actuelle de l’Afrique. Vingt-cinq ans sans voir son mari. Vingt-cinq ans de fidélité et de continence assumées. Quelle bombe le jour où cela explosera ! Le train émettait de temps à autre les vagues gémissements de détresse d’une vache qui met bas. Au loin courait une mer orangée sous les traînées de nuages violacés, où les rayons du soleil creusaient une blessure en franges aveuglantes. Le compartiment demeurait silencieux, un sourire s’échangeait.

Depuis près de 30 ans, v’là-t-y pas qu’ce gusse prétend formuler une équation de lumière derrière les paupières de l’espèce humaine ?

Anatole ne s’expliquait pas trop la fidélité sacrale vouée par lui depuis toujours à ces sphinx de la nuit, quelque peine qu’il dût en coûter à Pléione – car il omettait rarement de lui faire le récit détaillé de ces rencontres avec l’amour serve, qui émaillaient inéluctablement sa route. Il y avait dans ces figures de la détresse et du péché comme une incomparable puissance de feu souterrain, qu’il ne s’empêchait pas de relier à sa propre dérive erratique. Cette civilisation chrétienne bâtie sur les institutions de la famille et du mariage dissimulait mal son présupposé le plus profond : un rapt du pouvoir et de la parole par les célibataires-prêtres. Partout ceux-ci, détenteurs de tout droit de regard, poursuivaient leur sainte inquisition pour traquer les irruptions de langages illicites.

Selon quelles fictions délirantes, la société se résumerait-elle encore de nos jours à un jeu de qui-perd-gagne et de qui-gagne-perd ?

Une abjecte indiscrétion érigée en valeur spirituelle suprême, qui menait son combat, d’auditoires en tribunaux, de confessionnaux en interviews impudiques, jusqu’au divan du psychanalyste. La femme publique était là, au milieu d’un réseau généralisé de mutisme et d’aveuglement, pour recueillir sa part des confidences pressées épanchées par les célibataires d’un soir en goguette. Aucun savoir véritable ne se transmettait plus dans les foyers, et le pouvoir parachevait son contrôle au moyen de la télévision. Un voyeurisme de peep-shows imparti à l’immense besoin de connaissances, d’initiation. Jusqu’à ce qu’une jeunesse entière se retrouve dans la rue pour réclamer son dû. À ce moment-là, c’était de préférence vers les yeux, à courte distance, qu’étaient dirigées les grenades « lacrymogènes » offensives des policiers.

Comptez sur lui pour viser le secteur culturel dans ses persiflages…

Ariane, dépliant un journal, lui savait gré de son silence tandis qu’on abordait un paysage encore plus tourmenté de tourbières et de terrils. Les nuages formaient des masses noires. Toujours les meuglements poussifs du train.

Comme si l’on manquait de sociologues pour étudier ces questions !

Venise, Amsterdam, Leningrad…

Triangle européen parfait, ce delta où s’abouche le continent au souvenir des plus anciennes migrations. En compagnie de cette vestale, dans ce wagon scellé, ne prenions-nous pas à rebours l’antique chemin de nos ancêtres qui, via les plaines danubiennes, prend source à Babylone ?

Voilà bien encore de ces raccourcis mythologiques à l’emporte-pièce !

Baby-lone, enfant abandonné. Couple maudit et infécond de la sainte et du criminel, de la prostituée et de l’idiot, voué par les lourds ciels glaireux à une itinérance infernale en direction des paradis perdus de l’enfance. Dans les wagons hurlants de la mort qui sillonnaient l’Europe vers les camps d’extermination, n’était-ce pas l’être guerrier d’une civilisation qui se scindait radicalement de son en-soi mythique, pour finalement accomplir toujours la prophétie apocalyptique ?

Bien sûr, ce serait toujours le même programme de Nuit et Brouillard…

Tout le pour-soi d’un monde, sa mémoire et sa conscience supposées, avaient été dites l’apanage d’un peuple, d’une race : il fallut le rayer de l’histoire. Terrifiante logique du Labyrinthe, qui reconduit ses présupposés dans ses fausses issues. L’enquête publique menée par Atlas le conduisait à emprunter cette diagonale du fou en compagnie d’une de ces filles publiques, êtres d’exil et de déshérence, privées de toute privauté sur l’échiquier courant de la vie.

Dont à ses yeux nous serions les collaborateurs ! Ne va-t-il pas jusqu’à considérer nazisme et sionisme comme des eugénismes concurrents ?

Frontières mal définies de sa vie, no man’s land perpétuel, attentes prolongées dans l’entre-deux – entre deux classes, l’Est et l’Ouest, Nord et Sud… Agent double sans passeport. Oui, nous avions décidé notre vie comme une longue errance ; une interminable convalescence entre deux rives également inaccessibles…

Ne prétend-il pas ériger ses pathologies en symptômes d’un nouveau malaise de la civilisation ? Non sans nous faire grief d’une trahison des clercs inédite, qui promotionnerait une propagande postmoderne, faisant taire la voix des bardes et des aèdes ayant traversé les siècles ?

Et Pléione la miraculeuse, la surabondante qui l’attend dans sa blondeur de ciel nettoyé d’orages, et cette ténébreuse radiance aux lèvres trop peintes qui cesse de l’observer et déplie le journal avec nonchalance, où l’on peut lire barrant toute la page une : « Bruxelles rappelle son ambassadeur à Bagdad. » À ce moment précis, un articulet saute aux yeux – Chute mortelle d’Holde Emiraly. Edward, plein de sang-froid, joue les médiateurs muets. Le geste du planton demeure suspendu entre le temps et l’espace, bout de papier pendant comme un oiseau mort entre le pouce et l’index, tandis que dans un dégagement furieux de vapeur la bête mécanique geignante s’est immobilisée. Anatole, impassible, saisit un coin du journal qu’il approche de ses yeux. « On apprend le décès accidentel… retrouvée gisante par des noctambules au pied de la Tour rouge… le décès n’a pu qu’être constaté… » En italiques, l’article du spécialiste culturel spécifiant son apport extraordinaire aux théories artistiques de l’avant-garde. Talent unanimement reconnu. On la disait engagée dans un ambitieux projet de modernisation urbanistique des quartiers déshérités de la capitale. Un phare sur le XXIe siècle qui s’éteint dramatiquement.

Next stop Brussels Beach ! S’exclamait la veille cette créature au cœur d’un complot de la Grande Fraternité Blanche, visant à rien moins que révolutionner le monde selon les plans d’obscurs conspirationnistes…

On approchait de ce moment fugace et rare, vraie récompense d’être homme, où tout se dessille et la réalité dans son extrême charnalité se présente enfin nue en son abîme, prête à être enfourchée comme il faut, aux mains du frontalier des convenances, celui dont la conversation courante et les prises de parole rebutent parce qu’on y décèle un porte-à-faux, un décalage perpétuel par rapport à l’ordre des réflexions admises. Une manière de ne jouer la vie mentale que sur la gamme des bémols. Moment délicieux et terrifiant du séisme, où s’ouvre le vrai territoire de l’exclu. Deux univers juxtaposés, irréductibles l’un à l’autre. Quand on lui signifie sa parfaite apatridie sur l’échiquier de l’avoir, se révèle dans sa multiplicité foisonnante le maquis de la vraie vie. Aussi loin qu’on pouvait voir, les quais se trouvaient encombrés d’une animation inhabituelle. Des étudiants qui s’agglutinaient en foule, sans doute pour la manifestation de Paris. Juste en face, barrant la fenêtre, un petit groupe d’hommes en bleus de travail. L’un d’eux porte sur le dos un énorme écriteau : « Est-il juste que ceux qui ne risquent rien aient tout et que ceux qui risquent leur vie tous les jours n’aient rien ? »

Anatole se sentait gonflé à bloc ; la fêlure, et l’explosion, se produiraient plus tard. « Il y a des gens qui meurent de leurs contradictions », murmura-t-il.

Comme cette prose est datée ! Conflits sociaux d’un autre temps. Quand bien même, voici déjà cinq lustres, il prétendait les déchiffrer à la lueur d’un avenir dont son personnage aurait été l’envoyé spécial, par une singulière connaissance du passé. Ne se voyait-il pas de plain-pied dans l’éternité, pour la raison même qu’il prenait le parti des damnés ?

Anatole sentait se dissoudre ses facultés logiques. Les mots lui étaient parvenus à travers un flou, sans doute accru par la fatigue. Il accusait soudain ce fléchissement de la conscience faisant se confondre toutes les perceptions. Lui qui n’était pas vraiment habitué au combat, mais trouvait le plus souvent son salut dans la fuite, demeurait sans réaction en pareille situation où toute issue était bloquée. Quinze ans en arrière, bloqué à la frontière en auto-stop avec la fille du Peintre. À quoi servirent ces années ? Autre phase de la béance, quand elle se referme soudain, engloutissant tous les rêves. Dissipé, le maquis où l’on croit parader dans l’envers du décor. Ne reste qu’un pion désarmé croyant parader en cavalier sur l’échiquier.

Qui peut croire à cette impression d’univers en fin de course, de société bloquée ? Ce tableau d’une civilisation consumant à la fois ce qui l’a fait naître et ceux qu’elle engendre, dans un spasme hystérique de chaque instant mimant la plus vive euphorie, devrait-il autoriser que s’ouvre encore aujourd’hui ce livre vieux d’un quart de siècle ?

Anatole considérait donc, les yeux écarquillés, le ventre ouvert du camion d’où s’écoulait une vérité dont il avait la certitude qu’elle était une pièce maîtresse du dispositif qu’il s’échinait sans grand succès depuis des mois à élucider. Edward plongea son bras dans l’antre et, avec un petit rire triomphant, en sortit un flacon étiqueté de liquide jaunâtre dans lequel flottait ce qui ressemblait à un embryon humain proche de sa formation définitive. Il répéta son geste et, chaque fois, déposa sur la mousse un de ces cosmonautes miniatures dans sa capsule vitrée.

Allons-y pour la théorie du Grand Complot !

— Tu vois ? Tu comprends ? dit-il en haletant sans qu’Anatole sût trop bien ce qu’il était censé comprendre. Ces petits doivent se transformer en insuline et autres produits à l’usage des fabriques de Goffin et de ses amis. Produits cosmétiques et matières premières pour la guerre chimique et bactériologique. Les fœtus animaux sont dédaignés pour ces recherches : les veaux coûtent trop cher à nourrir.

Quels vestiges enfouis prétend-il exhumer par ses fouilles ? Quelles traces fossiles de quelle civilisation disparue ?

Ce camion-ci venait d’Anvers, via Bruxelles. Il acheminait une cargaison d’embryons, de plasma, et même d’organes humains prélevés sur de généreux donateurs en Corée du Sud, Philippines, Indonésie. D’autres proviennent d’Afrique ou d’Amérique latine. Le commerce est juteux : dix dollars la pièce. À la revente, ça fait dans les dix mille pour cent. Le monde comme réserve d’organes vivants qu’il suffit de dépecer… Mon vieux, les intérêts derrière tout ça se chiffrent en milliards… La marchandise transite par Cigrasa à Bruxelles, puis est expédiée vers les filiales. Il y a un laboratoire ici, dans la région, relié au Château…

L’autre combine, c’est la vente des fœtus pour expériences diverses. Cosmétiques et recherche militaire. Les bébés sont officiellement morts. On peut les garder vivants car ils n’ont pas été enregistrés comme étant nés. C’est pourquoi ils peuvent servir à n’importe quel usage expérimental. Destin de l’humanité, dans les régions en crise.

Sa veine sarcastique ne s’attaque pas qu’aux embryons, mais vise aussi les momies. Ministères – Universités – Médias : MUM – ou Mummy – désigne sous sa plume les complices de ces trafics que nous serions !

… Nouvelle lettre de Saül, accolée à d’autres coupures de journaux. La police avait découvert au Mexique des casas de engorde (maisons d’engraissage). Les organes des enfants étaient exportés pour être greffés sur de riches enfants nord-américains. Les stocks de chair fraîche étaient entreposés dans de véritables supermarkets, avant d’échouer en Europe. Le nom de la Belgique avait été souligné au crayon rouge, à déchirer la mince feuille de journal. D’autres réseaux, au Honduras et au Guatemala, prouvaient l’existence d’un trafic international. Saül évoquait le projet de sa venue en Belgique. Il avait retrouvé la trace de son père, marchand ambulant de sandales montées sur semelles en pneu, lequel était prêt à vendre un œil pour couvrir les frais du voyage, qui coûtait littéralement les yeux de la tête.

Les trames de ce roman tissent une tapisserie présentant le nouvel ordre mondial comme une suite logique, pour l’Occident, d’un hitlérisme fâcheusement avorté. Comme il est loin le temps où je chroniquais ses écrits dans Le Drapeau rouge ! Arrivisme, opportunisme, carriérisme, persifle-t-il pour expliquer l’écart de nos chemins respectifs depuis 30 ans. Mais comment prendre en considération cet ouvrage, ou tout autre de la même encre, dans le programme d’une collection patrimoniale vouée à rendre accessible au lecteur d’aujourd’hui les trésors de notre littérature ? Selon ses poncifs éculés, qu’il charrie de livre en livre, un abîme sans passerelle séparerait l’univers managérial dont je ferais partie, des soutiers de la cale sociale. À moi qui ai pour patronyme le nom du frère de Moïse, il ne craint pas d’infliger l’hypothèse délirante d’une fin du moment grec favorisé par l’humanisme de la Renaissance, qu’assumait l’idéal communiste. Toutes les chouettes Athéna de Picasso clouées à la porte des nouveaux temples iconoclastes de la culture, que sont devenus les espaces événementiels ouverts à performances et installations éphémères, dans l’officialisation d’une idéologie situationniste ! Là-dessus, son aède entend défier l’intelligence des radars et des missiles, des satellites et des robots à haute fréquence, contenue dans l’œil du Cyclope. Une régression anthropologique aurait lieu, dont la condition nécessaire serait un assassinat de l’enfance, par les bombes physiques ou psychiques. Si ce qui différencie l’homme du singe est la phase de latence initiatrice avant l’âge adulte autorisant le développement mental de l’être doué de parole, ce serait tout un pour le marché néocapitaliste que la destruction de cette étape et la promotion des pulsions de l’enfant-roi. Ce qui se nomme encore la gauche en politique, depuis mai 1968 et mai 1981, aurait une responsabilité majeure dans cette régression, par l’avènement des Fistons de Tonton. Quelle domination plus totalitaire qu’une tyrannie libertaire ? Mais si je pouvais accepter que l’on fustige la gauche caviar, oser parler d’une gauche Rothschild me paraît outrepasser les bornes de la bienséance en dégageant un parfum nauséabond propre à l’extrême droite. Ce sont quelques-unes des raisons morales qui m’interdisent de cautionner la publication d’ouvrages pouvant heurter la vigilance critique du lecteur. Si ce livre se présente comme le témoin du passage entre une époque où rien n’était permis mais tout était possible, vers celle où tout est permis mais plus rien n’est possible, à qui fera-t-il croire qu’un Cyclope règne sur nos destinées, dont il suffirait d’une plume acérée pour transpercer le monstrueux organe comparable à l’œil de Yahvé ?

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