Je les ai vus grandir ces enfants du « Balai citoyen »

Françoise Nice,

Je les ai vus grandir ces enfants du « Balai citoyen ».

Eux ou leurs frères et sœurs.

J’en ai vu l’un tenter de naître dans une pièce aux murs sales, sous les encouragements de la matrone qui n’avait pour tout instrument qu’un vieux cornet acoustique.

« Aké, aké » : la maman poussait, poussait, poussait… appelé en renfort, pour toute assistance, l’infirmier n’a rien pu faire d’autre que de gronder et stresser davantage la parturiente. Il est retourné à ses fiches de vaccination manuscrites, soigneusement tenues et poussiéreuses.

J’ai vu l’enfant tout juste né, épuisé comme sa maman, et le jeune père resté à l’écart : accoucher est une affaire de femmes. 24 heures plus tard, dans la maternité sans moustiquaires, ou en lambeaux, d’enfant, il n’y avait plus : il n’avait pas survécu, pas réussi son entrée sur la belle planète du « pays émergent ».

J’ai vu ses frères et sœurs hauts comme trois pommes, se gavant de mangues dans les cours, le jus se mélangeant à la morve coulant de leurs nez. Rhinites chroniques et ventres gonflés, mal nourris.

(Et leurs jeunes parents édentés à trente ans, déplorant les prix de misère du coton fixés par l’état, et le riz national trop cher encore par rapport au riz importé).

À l’école je les ai vus arriver à pied des bourgs lointains, et se gaver encore de mangues pour premier et deuxième repas. Déféquer au milieu de la cour de récré, devant des instituteurs harassés, certains durs à la tâche et convaincus de leur rôle d’éducateurs, d’autres abandonnés à la démotivation. J’ai vu une directrice d’école enseigner la propreté aux enfants et la joie du jardinage collectif pour embellir la cour de récré.

Je les ai entendus, ces enfants, ânonner des textes de littérature française qu’on n’enseigne plus aux ados d’Europe : Baudelaire au CM1…

J’ai vu de jeunes professeurs, formés en six mois, appâtés à venir enseigner dans les villages par une première allocation d’établissement dans un logement sans électricité, et puis attendant longuement leur maigre salaire, je les ai entendus dire « comment voulez-vous qu’on leur enseigne quoi que ce soit avec des manuels où l’on parle de salon et de salle à manger alors qu’ils vivent dans une case en banco ? »

J’ai vu des enfants sans ballon de foot.

Je les ai vues, les jeunes filles convoitées par les jeunes gens, qui n’ont pas cent francs CFA pour aller à la boutique acheter le préservatif conseillé lors de la leçon d’éducation sexuelle. J’ai vu des jeunes filles mariées contre leur choix alors que « c’est interdit », affirmait le commissaire de police en sirotant sa bière, à 300 mètres de là. J’ai vu ces jeunes filles, le regard toujours baissé, et sans doute excisées aussi. J’ai écouté une animatrice de radio communautaire qui militait contre l’excision. J’ai vu à la maison d’arrêt de Ouagadougou, de vieilles mamans misérables emprisonnées parce qu’elles avaient pratiqué l’excision illégale depuis les années 90.

Je les ai vus ces adolescents entassés jusqu’à 80 dans une classe d’un lycée inachevé, rêvant d’aller en Europe, légalement ou illégalement, parce qu’ils étaient 15 000 à passer le concours de recrutement pour une centaine postes de gendarme. Tandis que leurs mamans vendaient des beignets à la rue pour leur assurer une éducation digne et une paire de Nike.

J’ai vu l’adolescent malade près de l’aéroport : il ne harcelait pas les touristes, comme sa nuée de copains. Il toussait sérieusement, fiévreux dans la poussière sur la voie, tentant de vendre des mouchoirs en papier ou des babioles pour voyageurs. Je l’ai accompagné à la pharmacie. Illettré, ne parlant pas le mooré, comment aurait-il pu acheter et lire la notice d’un médicament hors de prix pour lui ? On est restés amis.

Je les ai vus, jeunes gens, acharnés, marchant de long en large sous les lampadaires, répétant leurs leçons le long de la grande avenue du SIAO, parce qu’à la maison il n’y a pas de lumière.

J’en ai vu, à Ouaga comme à Bamako, des gamins courir sans même des sandales en plastique aux pieds.

J’ai vu des ados obstinés, persévérants, aux champs et au lycée, rêvant d’un iPhone ou d’un cybercafé dans leur village sans électricité pour rester en contact avec leurs nouveaux amis belges. Avec un GSM, mais pas assez de crédit pour appeler « au pays des blancs ».

Dans la nuit, je les ai écoutés frapper les balafons et inventer des rythmes rock à partir des airs traditionnels. Ou perpétuer l’art du conte.

J’ai vu un maire cultivateur éduquer neuf enfants et réussir à envoyer deux de ses filles à l’université. L’une est médecin, l’autre fonctionnaire.

J’ai vu la fonctionnaire et le maire faire la propagande du CDP, sans conviction. Et leur fils et jeune frère voter CDP, « parce qu’on ne connaît pas autre chose ».

La force de l’État-CDP, faite de résignation le plus souvent, parfois d’ambition. De réseaux. La force de l’État-CDP, où un fonctionnaire fait vivre une vingtaine de personnes, petite manne d’un état d’après la Rectification et les ajustements structurels. J’ai vu des déflatés flatteurs. Avec voiture de fonction et chauffeur.

J’en ai entendu qui disaient tout à la fois « pourquoi vous les blancs, vous ne nous aidez pas ? » et « nous sommes les enfants du Faso et de Tom Sank ».

J’ai vu des gamins de même pas dix ans, nés bien après le 15 octobre 1987 et qui battaient des mains au seul nom de Thomas Sankara prononcé dans un spectacle de théâtre. Une mémoire active malgré leur jeune âge.

J’ai vu des artistes hommes et femmes à tout faire, se décarcasser pour la beauté d’une heure d’émotion et d’intelligence partagées. Revendiquant et assumant leur désir et la responsabilité d’être la voix des sans-voix. Lorgnant davantage après les livres qu’après les Nike.

Tous, je les ai vus plus souvent endurants et dignes qu’enragés ou excédés.

J’ai vu un ancien commissaire de la révolution de Sankara, me glisser dans un sourire ironique, « ici c’est le pays des hommes désintégrés ».

Tous ces enfants ont grandi

Ils sont debout

Ciao Blaise Compaoré.

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