Pour Cassiel et Jacques De Decker
Qui ça intéresse encore ces vieilles histoires ? Et pourquoi ? De toute façon, tout va bien, non ? Et puis, avec le temps, ma mémoire s’est percée. Je me fais l’effet d’une baignoire dont on a retiré la bonde, et plus le temps passe, plus le rythme d’évacuation s’accélère d’un bruit de siphon. Comment ça a commencé ? À mon sens, ça a commencé tôt : on a toujours respiré un air modifié par la parole des autres. On a depuis toujours inhalé un air qu’on croyait aseptisé, mais c’est faux. Ce qu’on inspire est rechargé de scories et d’impuretés. On a avalé, voilà tout. Si tôt qu’on puisse même douter que ça avait commencé un jour. Et comment ça a commencé ? Sans doute que dès les origines du pays, c’était déjà là. Plus diffus. Alors, on était dans l’allégresse, mais c’était déjà là, dans le langage, déjà. Puis il y avait eu de l’histoire. Beaucoup. Quelques guerres… deux pour être précis. Moches. Terribles. Les occasions de marquer des antagonismes, réels ou fictifs, n’avaient pas manqué et on sait combien nommer un mal le fait vivre… Durant la seconde guerre, on avait d’ailleurs perdu quelque chose, un truc s’était abîmé. Cette seconde guerre finie… ça avait continué son chemin, dans l’ombre. Parfois l’ombre envahissait ceux qui gouvernaient. Tout était logique, aussi loin que je remontais, ça avait été là, parfois plus fort, parfois moins.
Des voix s’étaient élevées pour dire que ça suffisait. « On ne joue pas impunément avec les mécanismes de la reconnaissance nationale et du chauvinisme, il y aura des conséquences, des séquelles ou ce qu’on voudra, mais indemne, cette fois… nul ne sera. » Les mêmes avaient déclaré que le grand navire, après avoir craqué de toutes ses vergues, après avoir été soumis aux torsions des marées et des contre-flux… le grand navire, donc, prenait l’eau de toutes parts. « Il devient impératif de penser à faire glisser des chaloupes à la mer », entendait-on. « Remettons, par la même occasion, nos âmes entre les mains de Dieu », concluaient les uns avec révérence, « ou du destin » ajoutait la majorité des autres. Comme de juste, aucun des deux n’avait pris la peine de se manifester. On en était là : nulle part. Rien n’avait changé. Le monde filait comme à son habitude. Rien n’était perceptible pour les sourds. C’est, pense-t-on aujourd’hui, ce qui a fait réfléchir sur la qualité de ce qu’on respire, entre autres. Rien n’avait changé lorsqu’on coupait le volume sonore des commentaires du monde.
Comment en était-on arrivé à écouter des journaux télévisés étrangers pour savoir ce qui se passait ici et n’y rien comprendre ? Une première chose nous y avait amenés ? Peut-être… Des journalistes de chez nous ont monté des canulars sous couvert de crédibilité. On n’était pas un premier avril !!! L’intention était, dirent-ils, pédagogique. On n’a rien appris, tout au plus donnèrent-ils au monde les bases d’une rhétorique du désastre concernant l’unité du pays !!! Mais pour en arriver là… personne n’aurait pu décrire avec exactitude des mécanismes passés inaperçus.
Oui, il y avait bien des antécédents historiques, des tics langagiers ou des manies vestimentaires… de ces choses dérisoires qui, interprétées à mauvais escient, pouvaient passer pour autant de traces d’une impalpable méfiance entre les communautés. Rien de décisif ou à quoi on prêtait attention. Nous ignorions encore qu’une rumeur, amplifiée par l’écho de nos boîtes crâniennes, devenait immanquablement une certitude implicite de laquelle se gargarisaient ceux qui prenaient la parole…
Parmi les nombreuses fumisteries que produisirent les cerveaux du pays naquit une théorie qu’on intitula, peut-être ironiquement, « le jugement de Salomon ». Elle visait à couper la poire en deux, on verrait bien qui réagirait à l’annonce de la scission. L’idée provenait des mêmes qui avaient décrété le compartimentage de chaque année en 365 sections… plus une tous les quatre ans, « pour rattraper les erreurs de calcul ». Autant dire comment une telle méthode, intégrant l’erreur comme une constante rattrapable, est efficace… Autant dire aussi combien l’idée sembla pertinente à tous !!! Ça laissera imaginer quelle foi naquit de ce qu’élaboraient ces gens !!! Et vogue !!! Personne n’y crut. Au moins savait-on pourquoi il était si difficile de respirer certains jours.
Ça commençait, disait-on, à sentir un furieux roussi. « Le pays se démantèle !!! » hurlaient certains, les bras tendus vers le sol, pour bien marquer leur impuissance. Si dans des temps plus anciens, on s’était fait prendre par leurs discours, les choses avaient bien changé. Désormais, muni d’une connaissance rétroactive, on les écoutait d’une oreille distraite : refrains identiques aux alentours de chaque élection démocratiquement organisée.
Ça ratissait, et ça ratissait large. « Fear is a weapon of mass destruction » scandait un groupe de musique électronique de cette époque. Rien n’était plus vrai, mais avec une variante de taille : pour nous, la chanson était connue de tous. Les choses étaient toujours complexes, certes, mais cette complexité, établie, s’était éclaircie au point de témoigner d’un équilibre. Entendre clamer « le pays part à vau-l’eau » revenait autant à apprendre la date d’une prochaine ouverture des urnes qu’à déceler l’existence, contre toute attente, dudit pays.
Tout tenait, oui, mais par où ? Par quels emboîtements ? Par quels liens ? L’étranger s’interrogeait. Pensez donc !!! Ce pays fonctionne sans gouvernement !!! Une singularité de première dent !!! Avec le temps, nous nous étions habitués à la situation : rien n’allait mieux, certes, mais rien n’allait plus mal non plus. Nous avions toujours connu cette situation et ça ne nous inquiétait plus.
On n’est pas sorti de la crise politique. Elle dure depuis quarante ans. Mais c’est devenu secondaire. On vit ça comme lorsqu’on rapporte pour la énième fois qu’un énième massacre a eu lieu dans un « toujours même » foutu pays lointain. C’est qu’il en va des discours comme des cadavres : à trop en subir la présence, on se blase. Ils perdent leur signification, se désensibilisent. Automatiquement classés.
Le lien est ailleurs : un peu partout depuis quarante ans, des drapeaux fleurissaient aux façades et c’était émouvant. Ça dit qu’on est attaché à notre bout de terre, que ce bout de terre, avec ses caractéristiques, ses pollutions, ses richesses et ses chancres, a produit une pensée, et que c’est chez nous. Alors oui, peut-être est-il là le lien ? Qui ça intéresse encore ? Ma mémoire me joue des tours, peut-être me suis-je inventé tout ça ? Pensez donc, avec l’air qu’on nous fait respirer… Sur un mur près de chez moi, quelqu’un a écrit, en trois couleurs : Par amour, je suis devenue belge. Libre à vous de ne pas me croire : je vous affirme, moi, droit dans les yeux : « Cette inscription n’a jamais pâli. »