Ma chère disparue

Jean Jauniaux,

Je n’oublierai jamais le 10 mars 2008.

C’était un lundi. La société des pompes funèbres avait fixé la réunion au cimetière à onze heures. Je me trouvais à l’entrée du cimetière trop tôt. Toujours cette peur d’être en retard. Pas une peur, une angoisse plutôt. Pas de manquer de courtoisie, non… angoisse de ne pas être attendu.

Heureusement, l’avion n’avait pas eu de retard. À Zaventem, je m’étais engouffré dans le premier train vers Mons. À Braine-le-Comte, j’ai pris la correspondance vers Écaussinnes. Je n’avais plus mis les pieds en Belgique depuis mon départ pour l’Afrique, il y a trente ans. Je m’étais désintéressé du « Petit Royaume », de ses disputes communautaires, de ses complexités institutionnelles auxquelles seuls y comprenaient encore quelque chose d’éminents spécialistes en droit ou en procédures.

La nouvelle de la mort de papa m’est arrivée juste à temps pour que je sois présent à l’enterrement.

Le gardien m’a ouvert la grille. Il m’a demandé si je souhaitais aller vérifier la tombe. C’est l’expression qu’il a utilisée : vérifier la tombe.

J’acquiesçai. Il me précéda dans l’allée de gravier. J’alignai mon pas sur le sien : lent, lourd, pataud. L’homme avait la goutte au nez et reniflait comme s’il avait un chagrin dont il ne parvenait pas à maîtriser les sanglots. Son dos se redressait à chaque reniflement, donnant au bruit davantage encore de présence et de grossièreté.

« C’est là. »

D’un reniflement, il m’indiqua une allée qui longeait le mur d’enceinte.

« La dernière parcelle… Je vous laisse aller. J’ai encore de l’ouvrage qui m’attend… »

Ah ! cet accent que j’avais oublié. Ces expressions, comme d’être attendu par l’« ouvrage », me remémoraient des voix lointaines, celle du concierge de l’école, celle du marchand de charbon, de l’épicier.

Papa, lui, parlait « pointu ». Il était le professeur. Aujourd’hui, au moment d’être emmené à sa dernière demeure, il allait en entendre de cet accent écaussinnois dont il s’était éloigné avec une distance que tout le monde considérait comme de la hauteur et du mépris. Je savais, moi, que c’était de la timidité.

Je m’approchai du caveau.

Je songeai que, cinquante ans plus tôt, c’était maman qu’on enterrait ici. Je n’étais pas présent lors de ses funérailles. On avait considéré qu’un enfant de quatre ans n’avait pas sa place dans une cérémonie funèbre.

Maman est morte. Puis, plus personne n’en a parlé. Comme si elle n’avait jamais existé. Moi, je me suis aligné sur ce que je pensais être une convention, une consigne tacite. On ne parlait pas de la défunte. Le silence était tel que j’en perdis assez vite l’usage du mot « maman ». Il n’est revenu que bien plus tard.

La tombe était creusée. La pierre tombale avait été déplacée et reposait de biais sur le caveau voisin. Je lus le nom de mon grand-père maternel, Arille, celui de ma grand-mère aussi, Aline. Je m’approchai de la pierre pour nettoyer la terre qui recouvrait une grande partie de la dalle.

Je compris alors ce chagrin qui m’avait envahi lors de ma seule et dernière visite dans ce cimetière… C’était jour de Toussaint. J’avais six ans. L’hiver 60… Je reconstituai ce souvenir qui avait hanté ma vie en frottant la dalle de pierre bleue et en découvrant la pièce manquante du puzzle de mon deuil irréalisé.

Novembre 1960.

L’institutrice a annoncé aux enfants que ce jour-là, toute la classe irait au cimetière. C’était la Toussaint. Le jour des Morts. Les enfants iraient rendre hommage à leurs « chers disparus ».

Le petit garçon que j’étais se réjouit. J’avais une « chère disparue »… Quel beau nom pour maman !

L’institutrice avait acheté des fleurs. Des roses blanches. Une par enfant. Notre cortège se mit en route dans les brumes du matin. Peut-être ce jour-là, certains de ceux qui allaient assister un demi-siècle plus tard à l’enterrement de papa se sont-ils arrêtés pour regarder ces flocons pâles que les enfants tenaient bien droit, comme des torches de lune. La procession traversa le village. Elle arriva devant la grille du cimetière.

L’institutrice invita les enfants à aller fleurir la tombe d’un parent : un vieil oncle, un grand-père… Les enfants s’égaillèrent. Tous. Sauf un. Le petit garçon qui avait une « chère disparue » dont il s’était vanté auprès de ses petits camarades. Enfin il avait pu parler d’elle. Tant pis s’il avait assommé ses camarades à force !… Il lui avait donné un nom qu’il allait utiliser ce soir à la maison. Il avait trouvé la clé pour ouvrir la porte du cœur de papa. Il allait lui demander de parler de sa « chère disparue ». Ah ! j’étais rieur, joyeux comme d’aller à une fête. Mes petits camarades avaient adopté une tête de circonstance. Grave. Pénétrée.

Une fois franchies les grilles du cimetière, chaque enfant se dirigea vers l’allée où reposaient leurs chers disparus. Moi, je restai sur place. Glacé. Tétanisé. Je n’avais pas osé demander à papa où était le corps de… de… je n’avais pas de mot à ce moment-là. Je ne connaissais pas cette formule magique de la « chère disparue ».

L’institutrice s’approcha de moi. Elle me demanda, de sa voix grondante, pourquoi je restais planté là, au lieu d’aller fleurir la tombe de ma maman… Elle savait, l’institutrice, que maman était morte… Tout le monde le savait dans le village. Pauvre maman, morte si jeune.

Je la rassurai d’un sourire et m’éloignai dans l’allée principale. Je fis semblant de savoir où aller… jamais je n’aurais osé avouer ne pas connaître l’emplacement de la tombe de ma « chère disparue »… Quel enfant indigne je serais devenu aux yeux de l’institutrice, et puis j’imaginais le chemin du retour, tous mes camarades déchaînant leurs plaisanteries à mon propos, moi qui les avais abreuvés de mon bonheur de déposer une fleur sur la tombe de maman.

En reniflant mes larmes de honte, qui parurent de chagrin, je m’avançai dans l’allée. Je fis semblant de déchiffrer les pierres tombales… J’examinai les dates… Je m’attardai plus longtemps à hauteur des caveaux récents… Je m’immobilisai enfin. Je sentais dans mon dos le regard de l’institutrice. Je devinais qu’elle s’impatientait. Si je tardais encore, elle allait venir à moi et percer mon ignorance.

Je découvris la Honte. Pour en finir, je choisis une tombe. Au hasard. La tombe d’une « chère inconnue », inconnue… comme le soldat appuyé sur un fusil au bout de l’allée. Je me suis immobilisé un instant devant la tombe. J’ai déposé la rose blanche. Je me suis incliné ensuite, plongé dans la solennité du recueillement.

Tout était faux et factice… sauf la honte.

Je simulai le chagrin ! Ma colère était abyssale…

Depuis ce jour-là, je n’ai plus jamais prononcé le nom de Claire. Je l’ai fait disparaître aussi, dans le silence et l’indicible.

Le 10 mars 2008, en nettoyant la pierre du caveau où reposaient mon grand-père et ma grand-mère, ce jour-là où j’attendais la venue d’un corbillard en enlevant la terre qui recouvrait la dalle funéraire, je découvris que je n’avais, petit garçon, aucune chance de trouver la tombe. Aucune !… Le nom de Claire n’y avait jamais été gravé… Depuis toutes ces années, personne d’entre ceux qui pleurèrent sa mort n’avait songé à déposer le nom de Claire sur son tombeau ? Ne fût-ce que pour aider le petit garçon à retrouver son ange envolé…

À onze heures précises, le corbillard franchit la grille et s’avance vers moi dans le murmure silencieux de son moteur et le crissement des pneus sur le gravier.

Le maître de cérémonie m’invite à prononcer quelques mots à l’assemblée clairsemée de quelques vieux oncles ou tantes ou cousins, tous tellement changés par les ans que j’ai peine à les identifier. Je leur raconte l’histoire du petit garçon honteux. Et je leur dédie ce chagrin qui leur revient bien davantage qu’à l’enfant livré à la mort anonyme.

Après avoir ainsi restitué à ces fantômes aigris leur juste dû de ma haine et de ma honte, je me suis éloigné vers la sortie du cimetière.

Le gardien me fit signe de presser le pas.

« Regardez ! Regardez… »

Un long cortège d’hommes et de femmes en deuil, mené par le bourgmestre ceint de l’écharpe aux couleurs nationales, suit un cercueil recouvert du drapeau belge. Un ruban noir flotte au vent. On peut lire, en lettres d’or : A notre patrie disparue.

« Les Flamins ! C’est d’ieur faute encore… ! »

Je lui demandai de m’expliquer ce que les « Flamins » avaient « encore » lait…

« Vous v’nez de loin, vous… La Belgique, c’est fini. Aujourd’hui. Lundi 10 mars 2008. Après dix mois de crise… On peut en faire not deuil du pays. Allez ! c’est fini et bien fini… trop tard pour pleurer maintenant… Il faut en faire notre deuil… »

En regagnant la gare, je longe le cortège. Les visages graves expriment le sentiment confus du gâchis et de l’irréparable. Dans les sanglots, j’entends à plusieurs reprises « Trop tard… c’est trop tard ».

Dans tout le pays, mais surtout en Wallonie d’après le journal que je trouve sur la banquette du train qui me ramène à Bruxelles, des manifestants silencieux et tristes font procession derrière des cercueils symbolisant le Royaume défunt. Dans la capitale, au destin encore plus incertain que la Flandre et la Wallonie, les manifestations prennent une ampleur jamais vue depuis la mort de Baudouin ou les marches blanches.

Consternés, hommes et femmes marchent derrière un corbillard noir. La pluie de l’hiver finissant se mêle aux larmes.

On ne parlait plus de Belgique depuis longtemps. Flandre, Wallonie et Bruxelles étaient devenus les pseudonymes de Belgique, comme si le mot était honteux. À force, ce qu’il représentait s’est dilué, estompé comme de l’aquarelle. Comment faire le deuil de cette « chère Belgique disparue » ? Tous ces manifestants tristes l’ignorent encore : d’une disparue qu’on n’a jamais voulu nommer, le deuil ne peut se faire. Ou alors, il y faut des années, une vie entière parfois.

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