L’âme d’Ah !

Hermine Bokhorst,

Cela s’est passé quand j’étais ministre de l’Emploi, dans un gouvernement communautaire de centre-centre, pour le parti du Citoyen. Je ne me souviens pas de la date exacte mais cela s’est déroulé juste après le deuxième mandat de Trump et avant l’installation du 46e Président des États-Unis. Son élection sur Koh-Lanta m’avait tenu éveillé des nuits durant, décalage horaire oblige. Son nom m’échappe, mais je me souviens de son audimat : 45 % de parts de marché. Cette procédure de désignation avait été instaurée par l’administration trumpienne afin d’assurer la participation maximale du peuple américain au processus démocratique. Et cela semblait fonctionner : le plus futé avait survécu et pouvait dès lors chausser les charentaises présidentielles pour arbitrer, en direct, les combats de lobbyistes dans la boue.

À la Fédération, le gouvernement de centre-centre auquel j’appartenais, n’osait pas encore s’aventurer dans cette explicitation des forces en présence. Nous restions immobiles, figés, ancrés dans un ici et maintenant immuable… Tout changement faisait peur depuis l’Anschluss de la Flandre par Antwerpia orchestré depuis la twittosphère. Au sud, le gouvernement des Sept s’était contenté de poster des selfies en situation sur Instanet pour s’assurer un maximum de likes. Les propriétaires de chats remarquables faisaient fortune dans la location de leurs anges à fourrure. Ainsi, le parti Syndical publiait ses trombinoscopes lors de ses barbecues, le parti des Financiers s’exhibait dans les boulangeries pendant ses rallyes caritatifs, le mouvement des Navetteurs prenait la pose devant les bus déclassés… Nous voulions buzzer sans déplaire. Les Réformateurs de la réforme étaient, eux, passés maîtres dans le cliché au château avec bagnole de luxe. En encartant parfois un accident d’ancêtre contre un chêne millénaire, ils se situaient souvent en tête des fils de l’actualité. Sans compter le débuzzeur de Mons qui collait des papillons partout. D’un clic, la démocratie établissait un hit-parade de la popularité. Mais dès qu’une décision semblait se prendre, le bashing commençait. De cruels trolls se glissaient dans les commentaires consensuels du je-te-like-tu-me-likes en détournant le fil. Nous soupçonnions une ingérence étrangère planquée derrière les photos avenantes de Monsieur et Madame Toulemonde qui aiment les concours de cuisine télévisés et placardent leurs statuts d’émoticônes à destination de ses abonnés. Et si nos opposants politiques avaient acheté des profils ? Histoire de torpiller la moindre velléité décrétale ? Et si « on » nous manipulait ? Et puis qui était « on » ? À force de questions, nous en savions de moins en moins et nous enfoncions dans les brocards des fauteuils centenaires qui s’étaient écrasés sous l’arrière-train de tant d’illustres prédécesseurs pesant sur leurs idéaux. Chez nous, les Sept du centre-centre, chaque idée était irrémédiablement contrecarrée par son contraire et nous nous coulions dans le mou du consensus, dans la douillette indécision, avec parfois, au gré des paranoïas, un sursaut d’agitation à défaut d’action. Nous comparions nos scores aux likes, décortiquions le moindre tweet déviant de l’enthousiasme de nos suiveurs, nous dépensions la moitié de nos frais de fonctionnement aux algorithmes destinés à prédire les réactions du peuple. De ces quidams à qui nous devions nos carrières et dont nous ignorions les pensées.

Nous avions grippé le moteur de la démocratie en inversant la vapeur. Au lieu de proposer des idéaux, des utopies, des visions du monde et de la société, nous nous sommes mis à nous vendre comme de vulgaires savonnettes politiques avec un slogan de plus en plus simple. Nous ne développions plus nos idées, nous ne nous confrontions plus dans des débats de fond, nous nous sommes racrapotés sur nos certitudes dans un monde globalisé. Au bout du compte, nous disions tous la même chose : Avec nous, ce sera moins pire ! en diabolisant les autres candidats, en essayant de cerner notre public cible lors de sondages toujours plus nombreux. Les expressions de la vox populi, comme l’appelait le Président d’Antwerpia, se sont faites de plus en plus imprécises avec des marges d’erreur phénoménales sur des postulats de moins en moins pertinents. Nous finissions par réaliser des enquêtes d’opinion sur tout. Nous ne savions plus rien. Nous avions perdu le mode d’emploi. Puis, le Consortium international des journalistes a révélé la teneur du Poll-Leaks, analysant 5 m³ de documents internes qui avaient fuité des instituts. Nous allions de scandale en scandale. Tout devenait un fake. Nous incarnions le faux. C’est avec ce grand mea culpa – décidément le latin me vient quand je ne trouve plus mes mots – que je me suis finalement fait élire comme tête de liste du parti du Citoyen. Ce terme valise permettait encore une légère adhésion dans la fange populiste dont nous essayions de nous extraire, pour une fois de plus sortir du lot. Se différencier. Je pense que je dois mon élection à mon directeur de campagne, un ancien sondeur devenu anonyme. Il figurait parmi les rares qui avaient encore parlé avec les gens d’en bas. Ceux qui gueulent bien haut au moment où l’on ne s’y attend pas. Les sans-dents et sans dentiste grâce aux quotas que Maggie a imposés lors de son indécente popularité. Les sans-papiers et sans avenir qui erraient le long des autoroutes, l’avis d’expulsion au fond de leur poche élimée, unique document attestant de leur passage sur terre, sur notre pré carré. Les cents et les mille. Les millions d’yeux qui vous reluquent le profil dans leur antre pavé de mauvaises intentions. Nous avions peur. Nous étions terrorisés en imaginant un attentat idéologique. Une explosion d’idées. L’exposition de notre imposture. L’implosion de notre narcissisme. Pour nous, ça constituait un épisode bien plus dangereux qu’une vraie attaque de Daesh… Cet acte-là provoque des morts mais réclame des mesures et nous demande de décider, là, au beau milieu des pleureuses médiatiques.

Bon, je m’exprime, « Ah ! » Comme tu me l’as demandé, avec des descriptions, des émotions, des remises en question utilisant un stylo baveux sur papier brouillon à la lueur d’une flamme. J’avais presque oublié comment écrire à la main. Comment produire un manuscrit. Je me sens comme si j’étais un obscur apprenti Balzac squattant un atelier d’écriture « récit de vie ». Je ne sais toujours pas pourquoi tu me détiens, pourquoi tu ne dis rien ? Tu m’as juste glissé un mot tapé sur une vieille Remington avec un « e » qui se décale. Ta consigne : que s’est-il passé ? Qui es-tu ? Où allons-nous ? Tout ça a l’air bien dérisoire au fond de la grotte où tu me détiens. C’est bien toi qui m’as envoyé un poke ? Ou bien est-ce la Conspiration ?

Je peux juste te dire que j’étais à la recherche du vrai peuple, des authentiques habitants de ce morceau de pays à la dérive. Je voulais les incarner tous, un à un, ces citoyens dont mon parti portait le nom. Quelque part, je voulais sortir de la route tracée des consultations populaires, faire un tête-à-queue dans mes préjugés, un dérapage incontrôlé de carrière, juste pour toucher au vrai, découvrir le scénario qu’« on » avait écrit pour moi, pour nous, les politiques vilipendés. Je voulais démontrer que j’avais de bonnes intentions, que je montrais patte blanche. Je ne savais pas que j’étais un loup. Le loup sait rarement qu’il en est un. Il ne se pose pas de questions existentielles.

Il faut dire que ton message me semblait bien énigmatique : Si tu veux rencontrer la population, arrête d’écouter ton staff ; ne te rends pas annoncé sur le terrain et surtout arrête de fantasmer ses états d’âme. J’ai pris conscience que mes collaborateurs me ménageaient. Je pense qu’ils n’osaient pas me dire certaines choses de crainte de me déplaire. Pourtant, mes colères se dirigeaient rarement contre eux directement. Il s’agissait de l’expression de mon impuissance, de ma propre vacuité. Mais bon, j’ai un tempérament ou plutôt j’en avais un, avant l’asthénie de la coalition des Sept. J’avais voulu consulter la célèbre astrologue Patricia Malice afin qu’elle, au moins, me conforte dans la perception de mon chemin. Avant ton message.

J’ai donc encodé N 50° 40’ 6”- E 4° 56’ 37” dans le GPS de ma berline et suis parti, le cœur battant, au blind-date citoyen que tu me proposais. Le paysage se déroulait avec application sur la E411. Je me sentais nerveux comme pour un premier rendez-vous. Qui étais-tu, Ah ? Je cherchais les significations cachées de ton prénom étrange. Allais-tu enfin me livrer une clé d’interprétation de cet intangible serpent de l’audimat ? Serais-tu belle ? Ou au contraire moyenne ? Le plus grand dénominateur commun des statistiques ? J’ai failli rater la sortie vers la N29, la route en béton mal armé me dirige vers Jodoigne, chez les Réformateurs de la réforme ? Un piège ? Ouf, la voix électronique me somme de tourner à droite dans la campagne, là où vivent les vraies gens. Mes mains se faisaient moites sur le volant. Monsieur le ministre se faisait une petite crise de timidité. Vous êtes arrivé ! Folx-les-caves. Une vieille baraque isolée enfoncée dans la glaise. C’était quoi ça ?

Une farandole de gens habillés en noir et masqués a entouré ma voiture. Les anonymus ricaneurs m’en ont extrait en hurlant : Pour l’fiesse à Colon ! Ils m’ont entraîné vers le bas du terrain et poussé à l’intérieur de la grotte. Je songeais à un folklore local, une sorte de rite avant de te rencontrer, Ah ! Avant de décortiquer ton âme dans un passionnant tête-à-tête. J’étais un peu inquiet, aussi, car ces masques blancs ricanant cachaient comme une sinistre menace que je n’imaginais que virtuelle, jusqu’ici. À l’intérieur de la cavité, les personnages m’ont entraîné dans un véritable dédale en riant de façon hystérique. Je ne comprenais plus rien. Cette blague durait bien trop longtemps. Ils ont sorti des chaînes dans un cliquetis effrayant et m’ont attaché la main gauche à une ombre reliée, à une autre silhouette silencieuse. Nous étions sept, à genoux. J’ai reconnu mon voisin immédiat, Antoine des Verts voltaïques, celui qui était également assis à côté de moi à la table du Conseil. Il regardait fixement le fond de la grotte, son manuscrit devant lui. La lueur des flammes du grand feu allumé derrière nous, projetait des dessins grotesques sur la paroi.

La trouille m’a étreint le cœur. Je pense m’être évanoui.

Quand je suis revenu à moi, j’étais seul dans la grotte glacée. Un rai de lumière du jour derrière moi éclairait un graffiti torturé.

J’ai déchiffré « PLATON ».

Je me suis avancé vers la sortie et la puissante lumière du soleil.

Étrangement serein.

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