L’amour est une énergie renouvelable

Emmanuèle Sandron,

Tout commença lorsque j’étais enceinte du premier. J’entrais dans la salle de bains, j’allumais. Et je faisais sauter une ampoule. Ou toutes (il y en a dix-huit au-dessus du grand miroir). Ou les fusibles. La situation agaçait le préposé à la chose électrique (mon mari). Mais c’était comme ça, j’étais enceinte. Il savait que j’avais droit à une certaine patience, sinon à certains égards. Quand j’entrais dans la voiture, une main posée sur le toit, je ressentais une légère décharge. Cela continuait à parcourir ma main pendant une bonne partie du trajet. Une fois, quand un jeune stagiaire est venu au journal, comme je lui tendais le bic qu’il me demandait, nous avons été liés l’un à l’autre par un flux strident que j’ai trouvé des plus déplacés. Essayez après cela de mener une vie normale, pensais-je. Il se passait des jours, voire des semaines sans que rien de tel ne m’arrive. Puis cela recommençait sans crier gare.

J’accouchai à la lueur des bougies. Je fus toute à Mélisande, tout de suite, malgré mon ébahissement que cela fût possible. Je me relevais plusieurs fois la nuit, dès les premiers cris. Je dormais dès qu’elle me laissait une heure de répit. Je garde très peu de souvenirs de ces premiers temps, sauf des souvenirs de bulle, de cocon, de ses petits doigts, de ses sourires vrais, et de mon regard hagard. Il y eut comme une accalmie, ou alors je ne me rendais plus compte de rien, mais je crois que l’accalmie fut bien réelle.

Puis je fus enceinte du second. Cela reprit très nettement. Ce fut même un des premiers signes. Un jour, j’entrai dans la salle de bains, j’allumai et je fis sauter les dix-huit ampoules. Une rapide vérification au calendrier mural de la cuisine (janvier : un renard au bord d’un lac à moitié gelé, au pôle Nord, photo WWF) et je téléphonai au journal : « C’est moi. Tu achèteras un test de grossesse en rentrant ? Je crois que la famille s’agrandit ! » Et comme il s’étonnait : « Écoute, je suis formelle, j’ai fait sauter les dix-huit ampoules. » L’argument était convaincant. Je préférai taire ce détail à ma gynécologue. Malgré ma légère appréhension, les échographies se sont toujours bien passées. Aucun appareil ne disjonctait à mon contact.

Et puis Cassandre est née. Re-bulle, re-cocon, re-petits doigts (avec des variantes), re-sourires vrais (la même authenticité inviolée), et toujours ce regard hagard (en plus soutenu). Il y eut comme une accalmie, ou alors je ne me rendais plus compte de rien.

Lorsque cela me reprit, les filles avaient trois et un an. Je me souviens : leur sieste s’éternisait. Je craignais qu’elles ne couvent quelque chose. Le soir tombait. J’étais seule, en bas. J’entrai dans la salle à manger. Je m’interrogeai sur l’absence de lumière chez la voisine d’en face, hormis la petite lampe du porche. Je fixai machinalement celle-ci en actionnant l’interrupteur de la salle à manger. L’action se déroula en trois temps : trois fractions de seconde. Un, j’allume. Deux, la lampe de la salle à manger s’éteint (clic!). Trois, celle du porche de la voisine aussi. On peut y ajouter deux autres temps : celui où je me rends compte que la rue est subitement plongée dans le noir le plus total et celui où j’entends mon mari, du bureau, pester contre l’extinction subite de son ordiboneur et la perte d’une demi-heure de travail. Et cette douleur – présente depuis le début, mais de plus en plus forte, de plus en plus prégnante – de la main, qui touche et casse, au cœur.

Ce fut l’époque où j’appris à remplacer une ampoule moi-même, où j’étudiai soigneusement le tableau électrique et où je commençai à faire des courses en cachette (essentiellement de petit matériel électrique et de pâte d’amande bio). Mélisande et Cassandre étaient adorables. Mon mari et moi, nous avions une bonne situation au journal. Nous nous aimions, même si tout était moins électrique qu’au début (je veux dire au lit), mais, justement, nous atteignions, je crois, une sorte de sérénité jusque-là inconnue qui nous allait bien. Tout baignait.

Un jour où j’étais de corvée eau et que j’avais pris la voiture jusqu’au pool, je m’aperçus soudain que je roulais depuis deux heures sans avoir mis le contact. C’était extraordinaire. Je n’avais pas actionné l’interrupteur, mais elle roulait. Je réfléchis à la situation. La voiture ralentit, comme lorsque la pile est presque à plat. Je me secouai. À quoi pensais-je, avant ? Aux enfants. Le véhicule reprit sa vitesse de croisière. Je fis plusieurs tests pour vérifier l’hypothèse incroyable : la voiture faisait un bon 80 quand je pensais aux enfants et redescendait à un 20 maigrichon quand je m’interrogeais sur le comment de cette histoire.

De retour du bureau, mon mari me lut un article étrange qui paraîtrait dans Le Crépuscule[1] du lendemain. Un aveugle réapprenait à voir par le biais d’électrodes fichées dans son cerveau et reliées à un petit ordiboneur implanté au niveau de la hanche. Cette réussite de la science allait révolutionner la médecine. Je fus légèrement déçue. J’avais inventé pareil stratagème, ou presque, dans un roman paru confidentiellement quelques années auparavant. Il ne s’en souvenait pas. J’ignore pourquoi, je fus alors submergée d’un immense sentiment de solitude. Et je ne lui fis pas part de ma découverte hors du commun.

De ce jour, je me spécialisai au journal dans les énergies renouvelables. L’éole commençait à dater et les moulins, à faire tache dans le paysage, alors qu’on essayait par tous les moyens de le renaturer. On cherchait quelque chose de plus efficace, de plus régulier, surtout, quelque chose qui occupe moins d’espace. Dans un article qui fit date, je rendis compte des travaux d’Ali Zimbolu, du Ruanli, sur des colonies d’abeilles, de fourmis et de termites. Les insectes n’étaient-ils pas, des animaux, ceux qui avaient finalement le mieux résisté à la catastrophe de Charleroi[2] ? Et les insectes sociaux n’avaient-ils pas des choses à nous (ré)apprendre, nous qui avions outrepassé toutes les mesures, démoralisé la morale, encensé l’indécence, déshumanisé l’homme ? Les fourmis, avais-je exposé dans un texte très clair mais assez savant, les fourmis, telle était la source d’énergie du futur. Cela m’avait valu une promotion au journal, que mon mari célébra à sa façon.

Les éléments déconcertants continuaient de se succéder. Je n’allumais jamais avec un enfant dans les bras, de peur de l’électrocuter. Je faisais la vaisselle dans l’obscurité depuis que j’avais fracassé trois ampoules en essuyant un couteau (après, j’avais reconstitué le mouvement : j’avais nettement senti passer la charge électrique de mes pieds – mais qu’y avait-il sous la tomette rouge ? – à mon cœur, de mon cœur à mes lunettes, de mes lunettes au couteau mouillé, du couteau mouillé au plafonnier). Un jour, alors que je m’abaissais pour porter une lourde charge, je sentis jaillir de mes seins une secousse effroyable. J’en fus comme électrisée de l’intérieur. C’est à de petits faits récurrents tels que ceux-là – et à la voiture, qui roulait désormais aux bons sentiments – que je savais qu’il y avait en moi une force assez incroyable.

Tout cela, je le revois très nettement. Ce que j’ignore, c’est comment mon mari y a vu clair. Peut-être a-t-il surpris les notes des courses de bricolage, qu’il m’a vue le nez dans le panneau électrique, qu’il s’est étonné que je ne me plaigne plus jamais d’avoir cassé une ampoule. Ou qu’il ait remarqué la faible consommation soudaine de la voiture. Toujours est-il qu’aujourd’hui, j’en suis réduite à cela. Les enfants ont quitté la maison, ont eu des enfants eux-mêmes, etc. Je suis arrière-arrière-grand-mère. Dix-huit petits bouts sont sortis de moi ou des miens, en un temps record (mais la maîtrise du temps est, si j’ose dire, un des signes du temps). Parfois je porte une main à mon ventre pour le sentir bouger. Ou je touche un sein pour en apprécier le degré de remplissage en consultant ma montre : à quelle heure, la prochaine tétée ? Mais non : c’est fini, tout cela. La vie a poursuivi son cours, la science ses folies, l’homme ses errances. Très rapidement, nous étions arrivés à la conclusion que les plus beaux coïts sont ceux de l’intelligence : des tête-à-tête cérébraux, interrompus le plus tard possible. On se décalotte le préjugé, et il en jaillit des giclades de pensées poisseuses et pures. J’ai eu comme cela dix enfants germinalisés : voulus, pensés, conçus en boîte (jaune fluo, sur la cheminée postiche). Mais on a beau dire : rien n’est plus comme avant.

Je ne me rends plus au journal. J’écris chez moi, de moins en moins d’articles, de plus en plus de poèmes, quelques nouvelles. Je trône, assise derrière mon bureau, au-dessus du compostier. Les électrodes m’empêchent de trop bouger. Je n’en ai plus vraiment l’envie ni la force, de toute façon. Oui, les électrodes : j’alimente la maison et le quartier en bodyénergie. Le brevet est au nom de mon mari, mais c’est moi qui ai signé l’article paru dans Le Grand Soir[3].

Je me dis parfois que je me suis fait avoir, qu’un mari n’a pas tous ces droits. Puisque les enfants sont partis, je pourrais cesser d’énergiser la maison. Envoyer un dossier bien ficelé au comité Evgen accompagné d’une requête de thanasie en bonne et due forme. Quand je pense à ce genre de choses, comme maintenant, où j’essaie de faire le point sur moi-même au lieu de rayonner, ma productivité baisse, et mon mari vient voir ce qui se passe, avec un petit air de contrôleur de la qualité qui m’écœure. J’abandonne : je préfère retourner à mes poèmes. Et avoir la paix, si ce mot a encore un sens aujourd’hui, avec tout ce qui nous passe sous les pieds.

Et puis, Mélisande et Cassandre passent me voir de temps en temps avec leurs enfants, les enfants de leurs enfants, etc. Noé, le petit dernier, a tout juste quatre ans, et déjà il connaît par cœur les paroles de cette chanson stupide que j’ai moi-même fredonnée à son âge :

Sur le plancher une araignée Se tricotait des bottes.

Dans un flacon un limaçon Enfilait sa culotte.

J’ai vu dans le ciel Une mouche à miel Pinçant sa guitare.

Un rat tout confus Sonnant l’angélus Au son de la fanfare.

Il y a des choses qui m’étonneront toujours. La récurrence de certaines chansons, de certains discours, de certains bruits – de bottes. Mais je m’égare : pas d’état d’âme, bitteschön, pas d’état d’âme.

J’ai compris trop tard qu’on a le droit de refuser certaines choses. Que le moindre renoncement peut être fatal. Que se taire, même, c’est être complice. Et laisser faire, faire à son tour. Pas d’état d’âme. Remember : Bög Br’aider is watching you.

[1]       Note de l’éditeur : Au début des années vingt, le quotidien Le Soir devint un hebdomadaire et fut rebaptisé Le Crépuscule. Sans doute parce que les vraies nuits commençaient à disparaître et que se généralisaient les soirs incertains.

[2]       Note de l’éditeur : Le 27 mars 2023, plusieurs hauts-fourneaux désaffectés ont explosé simultanément dans le grand Charleroi (les quartiers les plus touchés ont été les lieux-dits Monceau-sur-Sambre et Marchienne-au-Pont), faisant plusieurs milliers de morts (essentiellement par brûlures, inhalation de fumées toxiques et sidanome fulgurant, sans doute transmis par les rats). Un réseau mal entretenu de galeries minières avait été la proie d’un grisoucyclone. C’était, comme on le sait, le premier d’une longue série.

[3]       Note de l’éditeur : L’hebdomadaire fut rebaptisé ainsi en souvenir du « grand soir », le célèbre dîner inaugural de la C1G56 à Sébastopol (la Conférence intergouver nementale de l’Europe des 56 nations), qui s’est terminé, on s’en souvient, par une orgie beckfordienne et une implosion paninstitutionnelle vraisemblablement orchestrée par le Groupe des Onze, le 1″ juillet 2032 (Voir Oubliez l’Europe, Arthur Engel, éd. Galligraquin, Bruxelles, 2033).

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