Acta est fabula

Jean-Louis Lippert,

 

 

Je ne peux, je ne dois, je n’ose penser que la fable ou la farce est jouée.

Tombée de rideau pour drame inexplicable ? Une poussière d’âmes et de corps flotte sur le spectacle désert. Jusque loin au-delà des frondaisons du parc la ville s’offre au dernier acteur comme une scène vide, encadrée par cette fenêtre de la Salle des Glaces. Existe-t-il antithèse plus bouffonne à l’idée de grandeur noble et majestueuse que mon reflet dans un miroir ?

Alors que vient d’être restaurée à grands frais la perspective royale tracée par mon aïeul entre les coupoles de l’église Sainte-Marie et du Palais de Justice, dix millions d’âmes de bien patrimonial, cent milliards de rentes en tous genres semblent s’être volatilisés comme la brume dont les rêves sont faits. N’avais-je pas guidé les tribus rivales de mon peuple en bon père de famille ? S’il est pire malheur que celui, pour une nation, de perdre son dernier symbole d’unité, c’est bien, pour un monarque, de rester seul à contempler combien se sont évaporés tous ses sujets.

Suis-je la cause d’une telle désaffection ? Quelles règles ai-je enfreintes pour me trouver dépossédé de ce sans quoi la souveraineté n’a pas plus de substance qu’un corps privé de sang ?

Bruxelles gît sous un ciel pourpre où traînent d’ultimes signes.

D’où sort la fumée rougeoyante qui tourbillonne au-dessus de ma capitale ?

Oiseaux, nuages, passage des heures échappent seuls au désastre. Je n’aime pourtant pas trop subir ces halos de lumière changeante, quand une lueur aussi palpable que le sang de mon peuple se met à vibrer dans l’atmosphère autour du Palais.

Est-il pire folie que cette solitude ? Pire hallucination que de se dire le dernier être en vie ? Terreur plus démentielle que celle de survivre à ce qui vous unissait aux autres hommes, ces liens eussent-ils été ceux d’une toile d’araignée ?

Je n’ai pas pris la peine de compter la succession des jours depuis l’arrêt cardiaque de la ville. Rien ne m’a décidé non plus à quitter mon repaire pour m’aventurer dans ce qui ressemble à un immense décor de théâtre.

La douleur au dos n’est pas seule en cause : si j’étais apte à me déplacer, je resterais ici, dissimulé dans quelque interstice de mon antre. L’ennemi ne vous dicte-t-il pas toujours la seule stratégie de survie ?

Quand j’ai découvert le message tout était cuit.

Sire,

Je n’ai guère l’intention de venir à Bruxelles tant que vous n’enverrez pas votre ministre à nœud papillon me faire amende honorable, et j’entends à mon gré le châtier ou lui faire grâce ; je n’ai pas dessein de tolérer les bouffonneries de vos goujats, non plus que les vôtres, vu que je ne suis pas bouffon mais tarentule sacrée de la plus haute lignée. Dansez donc, je vous prie, la tarentelle.

Ces lignes, je crus alors être le seul sur qui elles opéreraient tel un venin.

De quel ventre obscur étais-je donc la proie ? Je me sentais pris au piège comme un insecte dans les mailles d’une toile dont j’ignorais la nature de l’artisan.

Eût-il mieux valu rire d’une tarentule se prenant d’appétit pour un nœud papillon ?

Le billet se trouvait épinglé sur le dossier de mon trône, au] petit matin du jour où devaient se présenter en audience le seul ] ministre qui jouissait de toute ma confiance ainsi que le nouveau] patron mondial des firmes Panoptic et Inter Noé.

Pas de signature, si ce n’est que la feuille arborait l’emblème ] arachnéen de cette société. Le message, fort inconvenant selon les | conceptions royales de l’étiquette, me déconcerta moins par] l’incongruité de son style et de son humeur, que par sa teneur. ] Plaisanterie de quelque valet ? Il n’en était aucun qui eût osé pénétrer dans la Salle du Trône au cours de ces nuits blanches) que je passais à méditer des plans de nouvelle gloire pour le royaume. Fallait-il croire que ce fût réel ? L’ineptie du billet ! rendait impossible toute explication logique. Le fait est que, lorsque j’appelai mes gens, pas un seul n’accourut. Je tentai de ] convoquer mon ministre favori, particulièrement injurié dans la missive : sans résultat. Tout s’était arrêté de fonctionner. Mon peuple ne donnait plus le moindre signe de vie. Quant au mystère de ce message, il demeurait entier. Un lien de sujétion sans faille n’inféodait-il pas le chef de notre faction populiste à ] celui dont le réseau de communications se tisse à l’échelle de la planète ? Quel intérêt ce dernier aurait-il eu d’une aussi absurde bravade, à l’heure où devait se finaliser un accord historique entre sa firme et la Belgique ? Leur dernier concept, Window of Gates, n’allait-il pas s’imposer dans chacune de nos écoles pour supplanter les archaïques supports de papier ? N’était-ce pas une ironie de plus que l’outrage me fût adressé sur un vulgaire papyrus ? Certes, je n’ignorais pas qu’était bien finie l’époque de mon défunt frère, quand les multinationales courtisaient encore chefs d’État et ministres pour obtenir la faveur des marchés. J’étais bien placé pour savoir que, depuis ma montée sur le trône, têtes couronnées et grands commis faisaient plutôt la danse du ventre pour séduire l’araignée mondiale. Un brouillard opaque, sans doute, voilait aux regards ce notable changement dans la distribution des rôles. Quiconque a-t-il remarqué que, si j’ai porté deux masques différents dans cette pantomime, un destin cruel me contraignit à endosser toute ma vie le même costume ? Jadis, l’universel proxénétisme exigeait de moi sourires et courbettes quand je négociais les charmes de la Belgique à l’étranger ; ensuite, c’est toujours une danse de grue qu’il me fallut jouer devant les Macs dans le claque de ce Palais. Comment n’eussé-je pas souffert de hernie discale ? Mais cette sciatique aiguë, qui apitoyait l’œil des caméras, lequel de ces souteneurs pouvait-il imaginer qu’elle m’offrait le répit d’arpenter le petit jardin d’exil mental que je m’étais choisi ? Qui pouvait soupçonner le démon secret grâce auquel, durant toutes les années passées dans l’ombre de mon frère le roi Léopold V, je tentai de tromper les longues heures d’une seigneuriale oisiveté ? Les plus proches courtisans – pas même ce ministre à nœud papillon, chef de la faction populiste et qui me fit tant rire – n’ont pu percer à jour l’occulte lubie m’ayant permis de tolérer leur existence. Cette foucade m’est venue comme une démangeaison. À mesure qu’augmentait le mal qui me tenaillait le creux du dos, montait de ma colonne vertébrale une énergie vitale qui transformait le cerveau royal en foyer de pensée critique.

*

De quel ventre obscur suis-je donc la proie ?

Seul avec mon reflet qui marche de miroir en miroir dans la vaste Salle des Glaces éclairée d’une sanglante bouillasse par les quatre fenêtres, je poursuis l’interminable va-et-vient de pensées qui battent en moi, s’échappent de ma poitrine, rebondissent vers les miroirs, se précipitent aux vitres ainsi que des milliers d’insectes aspirés par la lumière d’un réverbère. À l’exception de cette unique lanterne, la ville entière plonge dans les ténèbres, abandonnée comme une épave au milieu de l’océan.

Une présence me scrute, immobile sur le parquet d’ébène où s’estompe le monogramme du roi Léopold IL C’est le Trône. J’ai trouvé la force, malgré mon mal, de le faire glisser sur les mosaïques de bois précieux venus d’Afrique, depuis la salle qui lui doit son nom jusqu’à ce salon dont les murs eux-mêmes sont lambrissés d’acajou. Grâce au réverbère se détachent de l’ombre du plafond les fresques évoquant l’État Indépendant du Congo sur lequel régnait mon impérial ancêtre. Cette pièce a ma préférence, qui offre une vue sur le parc. Les quatre grands miroirs encadrés de pilastres en marbre ne sont pas de trop pour aider ma spéculation sur les fins dernières. Qu’est-il arrivé à l’espèce humaine, dont ne subsiste nulle trace hormis mon propre reflet ? Est-il possible d’y croire, ou faut-il vivre cette situation comme une syncope qui devra bien prendre fin ? En attendant que le monde retourne dans ses gonds, autre chose à faire que suivre avec patience le fil de ce mauvais rêve ?

Un monarque privé de sujets fait face à son image. Il contemple une silhouette sans grâce, presque monstrueuse d’obésité sédentaire. Il ne bouge pas. Gros visage barbu aux joues flasques, mouillées de sueur. La barbe, comparable à celle de son aïeul, pourrait seule dire quel temps s’est écoulé depuis qu’erre ici le descendant d’un fantôme ayant perdu tous ses royaumes. Autour de lui flotte une odeur de chair grasse et mal lavée, de linge douteux. Odeur de sainteté ! Un pan de sa chemise au col sale bouffe hors du pantalon. Aurais-tu voulu de ce drôle comme bouffon ? Par les fenêtres arrive le bruit des cloches de la cathédrale. Quel mécanisme continue-t-il de les actionner chaque soir à la même heure ? Jour après jour, tu devances leur appel pour achever tes déambulations sans but à travers le palais désert. Tes pas précautionneux te font traverser une dernière fois la Grande Galerie que sept fenêtres baignent déjà dans la pénombre, avant le refuge aux salons de la façade principale. Cette ultime promenade soulage tes nerfs, quand tu ne peux plus voir les peintures figurant l’Aube, le Jour et le Crépuscule au plafond de la galerie. La douleur au dos te reprend alors dans le Salon du Penseur, celui qui se transformait en chapelle ardente à chaque décès d’un membre de la famille royale. Pour la dévotion de quelle foule absente reposeras-tu bientôt dans un catafalque invisible, entre deux cierges allumés par personne ? Un souvenir te revient – de si loin ! La veuve de ton défunt frère avait invoqué d’obscures croyances de son pays natal pour qu’un rituel intime fût célébré dans la pièce même où, voici plus d’un lustre, la dépouille de Léopold V était exposée aux pleurs du royaume entier. Où se trouvait le cercueil devait se dresser la vraie table du festin nuptial, à l’abri de la Cour et des caméras. Si les noces officielles eurent bien lieu à la cathédrale, puis dans les salles imposées par le protocole royal, c’est une réplique du cercueil de ton frère qui servit de table aux agapes familiales. Outre la Reine et vos trois enfants – d’entre lesquels ton fils le Prince, futur Léopold VII, ainsi que son épouse, offraient cette luminosité surnaturelle qu’ont les anges aux vitraux de la cathédrale – seule assistait à la Cène la sombre veuve de feu ton frère. N’était-ce pas très peu de temps avant ce qui est arrivé ?

Je reste là, face aux millions d’insectes grouillant à la fenêtre, oublieux de la puanteur cadavérique montant je ne sais de quels soubassements du palais, à observer l’informe obésité de mon reflet dans le scintillement du miroir. Quel rôle joua au cours de cette messe la veuve noire ? Serait-ce elle qui aurait épinglé le message durant ma nuit blanche ? Et par quel sortilège ? Mon double en sait-il plus long que moi sur ces questions ? Il me considère lui-même sans exprimer d’émotion, comme si je n’étais que l’un de ces insectes s’affairant contre les vitres. Quel sang contenait le calice posé sur cet autel ? Les victimes de toutes les inquisitions de l’histoire s’y mêlaient-elles à celles de toutes les conquêtes coloniales ? Tout ce sang est-il aujourd’hui celui répandu au-dessus de la ville morte ? Je ne peux pas, je ne dois pas, je n’ose pas penser que la pièce est jouée, la messe dite, la fable ou la farce terminée, semble murmurer mon reflet dans le miroir. Conjure-t-il comme moi les terreurs que lui inspire cette heure en remuant des phrases où la lumière cuivrée du crépuscule continue de vibrer semblable à celles filtrées un jour de noces par les vitraux de la cathédrale ?

Dans l’obscurité de la Salle des Glaces, les mots cherchent un chemin sur la piste de points lumineux que tracent les étoiles s’allumant dans mon crâne.

Comment aurais-je pu cacher plus longtemps ce délabrement mental privé de toute flamme à l’heure où le corps se détraquait de toutes parts ? Quel parmi mes sujets eût-il pu deviner cet homme sans racines et sans fruits que je fus ? Existait-il un seul de ces millions d’insectes pour imaginer le désert sans asile qu’était ma vie ?

Qui, même parmi les plus déshérités, pouvait-il se faire une idée de ce que signifiait posséder un royaume et des dizaines de milliards sans avoir jamais vu s’éclairer les ruines de son esprit de la plus fugitive étincelle ? Comme je lui aurais volontiers cédé mon trône misérable, à celui qui m’eût permis de lire en moi le secret d’une sève perdue !… Les cloches de la cathédrale continuent de sonner pour toutes ces âmes réfugiées dans les ombres de la fenêtre ainsi que les fragments éparpillés du vieux rêve royal. Je vois le pays flotter en foule glauque semblable à la poussière filtrée par les vitraux de la cathédrale, j’entends le pays suspendu en attente au glas de ces cloches mourantes.

Mon royaume n’était-il pas une fable inventée de toutes pièces par un inconnu, qui se serait transmise, ainsi qu’une pierre perpétue sa course, ricochant de génération en génération, pour échouer dans le gouffre où s’accumulent tant de rêves perdus, sans plus de réalité que ce qu’il reste du vol d’un galet dans la mémoire des insectes à la surface immémoriale des eaux ? Les insectes sont là, millions d’âmes qui tourbillonnent aux vitres dans le rayon rouge d’un réverbère, excitant le tumulte de mon esprit. Ils palpitent à la surface des eaux comme si fussent resurgis de la ville morte les myriades de signes que je n’avais pu capter durant ma vie.

Ô peuple, mon bon peuple, mes millions d’ouailles errantes et perdues à jamais sans la protection d’un souverain qui connaissait chacun de ses insectes par son prénom, se penchait matin et soir avec la Reine à son chevet, nourrissait l’affamé, pansait le blessé, réconfortait le désespéré, octroyait sa miséricorde au réprouvé, dispensait largesses au défavorisé comme situation légale au sans-papiers, baillait des fonds sans compter pour soulager misères et détresses en tous genres qu’un monde soumis aux forces de la matière éprouvait un peu plus chaque jour, ô peuple, mon bon peuple, toi pour qui la Reine et moi ne nous rêvions guère plus qu’humble infirmière et instituteur dévoué, oui, plus près, toujours plus près de toi mon peuple !

Ai-je surpris un sourire narquois sur l’image de mon double dans la glace ? Une distance infinie nous sépare. Je ricane à mon tour en considérant sa gueule d’ermite boursouflé, ses épaules et ses bras décharnés, son ventre énorme témoignant d’une monstrueuse obésité. Furieuses et contradictoires s’entrechoquent en moi des pensées qui ne sont pas les siennes. Nous nous dévisageons avec haine, colère, mépris, avant que le protocole royal ne nous intime de ne pas en venir aux mains. Ç’aurait l’air de quoi, aux yeux des constellations, le dernier être humain qui s’entretue en duel singulier dans un miroir ? Malgré notre excès de chair statique, notre bras de chemise au col sale, une dignité monarchique a repris le dessus. Un brin de solennité est requis pour exprimer la paix revenue, même si l’un et l’autre continuons de nous toiser avec hauteur derrière nos lunettes de comptable.

Un rêve quand il s’évanouit dérive encore inconscient des lumières dont il est né sur une rive lointaine. Vienne le jour, s’il ne se rappelle plus au souvenir, c’est un esquif à jamais perdu dans le flux et le reflux de toutes les nuits. Ainsi de ce royaume dont je persiste à me croire la dernière lueur, pareil à cet unique réverbère. Que celui-ci s’éteigne, et s’engloutit avec moi l’ultime trace d’un rêve, sans susciter plus de remords dans l’univers qu’un moustique avalé par la nuit. Ma royale odyssée peut-elle se comparer à la vie d’un de ces animalcules ? N’est-il pas une distance infinie entre les deux espèces, même au regard des plus lointaines galaxies ? Tout cela que nous fûmes, notre puissante dynastie ayant possédé l’or et l’ivoire et l’uranium du Congo, gobé par le néant ainsi qu’un vulgaire microbe ?

Depuis la fenêtre toujours envahie d’une nuée d’insectes, je guette en vain quelque signe d’espoir dans le silence nocturne des nuages et m’aperçois qu’a pris fin le battement des cloches. L’idée d’un funeste présage me traverse l’esprit. Que peut-il nous arriver de pire ? paraît se résigner le reflet du miroir.

Une présence invisible me scrute, j’en ai la certitude. D’un mouvement brusque je me tourne vers le trône plongé dans la pénombre. Aussitôt le mal se réveille au creux de la colonne vertébrale. Mon alter ego se plie en deux, les mains aux reins. En vain nous inspectons l’obscurité double, en proie l’un et l’autre à cette panique nous ayant glacé les sangs quand fut découvert le message épinglé sur le dossier du trône. Quel rôle tenir encore! dans une pièce qui n’en est plus une depuis ce jour-là ? Forçant la douleur qui me vrille le dos, je me retourne à nouveau vers la fenêtre peuplée des âmes d’un royaume défunt.

La souffrance altère-t-elle à ce point l’esprit ? Je me regarde parmi tous ces visages qui semblent une infinité de miroirs où se reflète la silhouette d’un comédien, d’un charlatan ayant usurpé la scène du pouvoir pour gesticuler un rôle écrit par nul ne sait plus qui. Qu’était d’autre le Roi des Belges qu’un fou se prenant pour le Roi des Belges ? Qu’étais-je d’autre en fin de compte qu’un de ces morpions ? Tandis que j’arpente la Salle des Glaces le long des fenêtres, dans les ténèbres pleines des allées et venues de mon peuple égaré dont les millions d’âmes ruissellent contre les vitres, mon peuple dont j’entends battre le sang dans mes propres artères, je sens s’apaiser en moi la sempiternelle douleur à l’endroit du nerf coincé sous le disque lombaire, cette satanée vertèbre qui me brise de l’intérieur.

Fallait-il se résoudre à passer sur le billard ? Et dans quel hôpital ? Un genre de paludisme personnel, une maladie des marais non répertoriée par la médecine officielle emportait déjà ces questions, toutes ces fastidieuses questions royales, quand des idées venues je ne sais d’où se bousculèrent un jour en mon âme.

C’était avant le discours de Nouvel An. Contre ma volonté consciente montèrent en moi de folles interrogations. Car je la connaissais depuis longtemps, l’étrange sensation d’être un roi en sursis, à la merci d’une mâchoire invisible. Quand le mal se calmait, je portais la couronne. Si la morsure se réveillait, je tombais au rang du dernier des insectes, capable du bourdonnement le plus insensé. De quoi les délirantes fièvres sont-elles conseillères ? Ai-je tenu un tel discours ?

Bien chers compatriotes, en ce jour où il est de coutume pour le souverain de présenter ses voeux à la nation, permettez-moi de vous adresser mon souhait le plus cher, même s’il vous surprendra peut-être. Que vous osiez vous-mêmes, hommes et femmes, vieillards et enfants, riches et pauvres, flamands et wallons, croyants et laïcs, poser la question de la souveraineté comme une imposture légitime, la nécessaire duperie du pouvoir. Quelle forme prend cette duplicité aujourd’hui ? Le véritable totalitarisme de notre temps, où est-il ? Peut-on voir la menace d’un nouveau césarisme chez quelques foutriquets baveux, comme vous y invite mon gouvernement patronal, chef de la faction populiste en tête ?

Affirmons-le avec toute la sérénité que nous confère la Couronne : incomparablement plus fécond qu’en Autriche, ou à Anvers, est le ventre de la bête immonde, un peu plus à l’Est, en ce triangle d’or libéré par les armées du marché libre, où certain french doctor, avec un zèle démocratique, sous l’aimable férule des droits de l’Homme, gère la foire du crime et de l’esclavage ayant proliféré par nos soins.

À ce propos, j’évoquais à l’instant la figure de mon ministre préféré. D’où tient-il au juste ses ordres, cet entrepreneurial manager ? Qui dirige le vol de son papillon magique ? Ne croyez-vous pas que la fusion mondiale de la firme Panoptic et de la société Noé font de cette universelle aragne une bien pire ennemie de vos libertés déjà précaires, que des roquets déguisés en loups ? Ne voyez-vous pas que, surenchérissant sur tous les génocides passés, c’est un anthropocide que médite l’arthropode ayant fait des hommes sa proie collective ?

Est-ce moins que l’essence d’un être appelé par les Grecs politikon zoon où s’inocule aujourd’hui le venin des vrais maîtres du monde ? Vous souvenez-vous d’avoir eu jadis aptitude à choisir un possible autre ? Certes, jamais vous n’avez maîtrisé votre destin. Mais, au moins, l’idée d’un choix dormait en vous comme une promesse d’aube. Vous savez bien, l’aube radieuse… j Au nom des lendemains qui déchantèrent, ne vous a-t-on pas enclos l’esprit dans un sommeil hypnotique sans autre rêve que celui de Noé, sans mémoire autre que celle programmée par la société Panoptic ? Parce qu’un rapport social de domination, celui du Capital sur le Travail, ou du travail mort sur le travail vivant, se perpétue au-delà de ses limites historiques, c’est votre devenir à tous qu’il paralyse dans les rets d’une toile électronique.

Ceci dit sans parler des plans de la cybernétique relatifs à ce qu’ils appellent technologies de la vie, homme symbiotique, expériences de séquençage génétique…

Ouvrez les yeux : que voyez-vous d’autre qu’une guerre à mort contre l’humanité dans tous les prêches humilitaires qui vous sont offerts en bouquets de codes numériques ? Aïe ! L’infâme douleur me ronge encore la moelle. On dirait de perfides mandibules dont les crocs se plantent au noyau de mon être physique et qui me font chavirer l’esprit. Ai-je vraiment tenu un tel discours ?

*

Je contemple le Trône qui dans l’ombre tend vers moi ses bras secourables.

Pourquoi ne pas s’y réfugier, dormir, dormir enfin ? Trotte-menu, je dirige mes pas vers ce qui fut l’épicentre mondial de la contre-utopie concrète. D’où viennent encore ces mots ? Combien je donnerais de bon cœur ce Palais, ceux de Laeken et du Belvédère, tous nos titres de noblesse et de propriété, les cent milliards de nos avoirs, pour voir s’allumer un seul de mes mots dans le crâne d’un autre homme !

Mais il est trop tard. Et pourtant… J’offrirais même ce qui me reste de vie pour ne plus devoir affronter tous ces insectes accumulés contre les vitres. Que faire encore de cette foutue Belgique ? Enveloppé d’une puissante odeur de négligence sédentaire, j’ai laissé tomber mon corps obèse et flasque sur le symbole d’une majesté perdue. Dans le miroir, mon double n’en mène pas plus large. À la dérobée je surprends le reflet jumeau de ses lunettes où brille une lueur venue du réverbère. Pauvre lampadaire solitaire… t’écrirais-je un poème ? Au moins dans cette position le mal s’assoupit. Combien de temps tenir encore ? Une profonde nuit m’envahit la colonne, on pourrait presque dire qu’enfin je me sens bien.

Depuis longtemps ont cessé de battre les cloches de la cathédrale. On n’entend plus rien, dans la Salle des Glaces, que le crissement continu des insectes aux fenêtres. Sur son fauteuil de velours pourpre armorié d’une couronne d’or se repose le Roi, immobile et rigide. On peut le comparer à une idole primitive. Qu’est-ce qui fit d’un banal siège le Trône d’un chef tribal ? Oui, qu’était d’autre le Roi des Belges qu’un fou se prenant pour le Roi des Belges ? Me suis-je posé tant de questions durant toute ma vie ? Le Roi dans le miroir n’a pas bougé. Il est assis rigide et droit, les avant-bras décharnés parallèles sur les accoudoirs. Où donc la royauté se cache-t-elle dans cette face de bouffon bouffi par la bouffe, dans ces paupières flapies derrière les lunettes rectangulaires d’un honnête employé des postes au chômage ? Où se cache même l’humanité ? J’avais entendu dire qu’un journal portait naguère un tel titre, orné de l’emblème soviétique ! C’était l’époque où le monde rigolait encore… Je n’ai pas quitté la position d’idole primitive entre mes bras parallèlement allongés sur les accoudoirs du Trône royal. Tout est déjà trop loin ! En ce temps-là, n’étais-je pas déjà l’image de n’importe quel insecte humain ? Mais alors pourquoi moi Roi ? Si le choix de destin dont j’ai parlé dans mon discours de l’an consistait en ce que chaque être pût devenir un Roi, l’absence de choix ne signifiait-elle pas que chaque Roi désormais serait la copie du plus banal homme de la rue ?

N’est-ce pas un progrès ?

Qui a parlé ?

Je viens d’entendre poser à voix haute une question que je n’ai pas prononcée.

Serait-ce mon sosie du miroir ? Je n’ai pas reconnu cette voix. La hernie discale aurait-elle pouvoir sur les nerfs de faire percevoir des voix ? Tous les messages prophétiques alors ne proviendraient ; que de vulgaires sciatiques ? Avec prudence je me lève du Trône. Ainsi qu’un automate je fais deux pas vers la fenêtre. Les insectes sont là qui m’inspectent en silence. Immobile je capte mon reflet debout dans la pénombre de la glace. Il ressemble à un homme qui médite sans espoir, comme s’il s’agissait d’imaginer un coup désespéré dans une partie déjà perdue. Est-elle vraiment perdue ? Millimètre par millimètre je pivote sur les talons. Sans la moindre douleur je me fais face dans le miroir. Légère torsion du buste, pas de morsure au creux du dos. Vais-je hurler, sauter de joie ? N’est-ce pas ce qu’attendent les féroces mandibules ? J’adresse à mon reflet le salut militaire, il me répond de même. Pas vif sur le côté : mon double a suivi. Demi-tour à gauche, droite. De concert on pirouette.

Entrechat ? Va pour ! Les crocs semblent avoir oublié mes disques lombaires. Depuis combien de temps n’ai-je plus risqué pareille gymnastique ? Flexion du torse une deux une deux. Pas cadencé avant, arrière. Jambe gauche qui se lève, pied au niveau de l’épaule, jambe droite.

On danse la tarentelle ?

Qui a encore parlé ?

Sans douleur je me penche vers le Trône où glisse un rai de lumière. Sur le velours pâli par les ombres de la fenêtre brillent les yeux d’une énorme araignée.

Pouvez-vous me dire, Sire, qui racontera l’odyssée de nos espèces respectives ?

Je l’entends me parler d’une voix monocorde.

Sauf le respect qu’éprouve tout arthropode pour votre Majesté, pouvez-vous me dire laquelle de nos espèces est soumise aux conditions de vie les plus arachnéennes ? Laquelle appartient donc le plus à l’ordre des arachnides ?

Mais alors le message épinglé sur le Trône, cette catalepsie de la ville…

Si vous avez choisi de vivre comme nous et d’épouser nos mœurs, n’imaginiez-vous pas que vous tombiez sur notre terrain de combat ? À ce jeu-là nous sommes les plus forts, notre mémoire étant de loin plus vaste que la vôtre. Oubliez-vous que l’organisme humain possède une membrane enveloppant le cerveau et la moelle épinière qui a pour nom l’arachnoïde ? C’est à cet endroit de votre corps qu’il nous est délicieux de nicher et de pondre nos œufs, depuis que l’esprit n’est plus l’hôte privilégié de vos neurones, grâce aux bons soins de la firme Panoptic. Certes, cela procure de menus désagréments nerveux, mais tous les soins de santé ne sont-ils pas remboursés pour faire prospérer la société Inter Noé ? Comme il était facile de faire danser la tarentelle sur notre propre arantèle à l’humaine parentèle !

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