La chambre est plongée dans l’obscurité. Il fait noir d’encre, car la fenêtre est complètement occultée et j’ai horreur des réveils à cristaux liquides. La nuit, il faut que le monde du dehors s’efface pour que j’oublie tout et que je puisse descendre dans le noir liquide avec lequel je réécris ma vie. J’échappe ainsi à la réalité. Mon corps change et s’anime, il devient poids plume, il vole et jouit. Tic-tac, tic-tac, je m’endors en me souvenant des impressions d’avant. Un autre monde s’ouvre. Un monde qui me poursuit et m’enferme à nouveau.

J’utilise encore le vieux coucou de mon grand-père, un réveil en fer qui l’a suivi dans les tranchées. Il me l’a donné lorsque j’ai commencé à aller en classe. J’étais fier, c’était le réveil d’un héros. Il tictaquait dans mon dos en me chatouillant l’échine quand j’étais tourné sur le côté. Ce bruit, aujourd’hui, me fait penser à une bombe à retardement, une bombe qui n’explosera jamais. Pendant la nuit, je fabrique des engins dans une cave éclairée d’une seule ampoule au plafond. Les autres fourbissent des armes ou bien fument en silence. L’heure est grave. Nous sommes un groupuscule révolutionnaire et nous préparons un coup d’éclat. Je suis l’artificier : c’est le rôle le plus excitant dans l’aventure, car il faut savoir ruser, placer la boîte noire au bon endroit sans se faire voir, puis se planquer pour surveiller que personne ne trouve l’engin, enfin pousser sur le détonateur au moment précis ; il faut aussi savoir courir vite, l’adrénaline au cœur, quand le coup est parti et que le quartier est pris d’assaut par les flics. Courir, détaler, prendre ses jambes à son cou, ces mots n’ont un sens pour moi que la nuit, quand je m’évade dans mes rêves sous la pression du tic-tac qui me rentre dans la moelle, à l’endroit même de la rupture.

Ma colonne fut brisée un jour de manif… Une pierre lancée par un manifestant maladroit m’a frappé au dos. Depuis, j’ai perdu l’usage de mes jambes, j’ai à peine plus d’autonomie qu’une moule. Mais cela n’ôte en rien ma combativité, je reste un manifestant dans l’âme. Et je m’indigne à tout bout de champ quand j’entends les nouvelles, ou lorsqu’on me raconte ce qui se passe dehors. Mais c’est surtout Arthur, mon imbécile de frère, qui m’énerve le plus : ce gringalet ne pense qu’à ses ordinateurs et ne met pas le nez dehors alors qu’il a l’usage de ses deux jambes et de ses bras, et qu’il pourrait aller brailler à ma place sur les places, avec tous ces jeunes furieux contre la génération de leurs parents qui leur ont laissé un monde pourri. À bas la mondialisation, l’extrême droite, le capitalisme, le chômage, la crise, la corruption, et les nantis ! À bas les imbéciles qui nous gouvernent, des vieux croûtons installés aux commandes du pays comme dans une soupe à l’oignon, mais en gardant tout le fromage pour eux. À bas les indolents qui vivent virtuellement, alors qu’ils sont jeunes et en pleine possession de leurs moyens. Pourquoi moi et pas Arthur ? Lui, il s’accommoderait plus facilement de cette vie de plancton collé à une planche : un écran et une souris lui suffisent pour être heureux.

Arthur et moi, on se dispute souvent. Je l’appelle Mac Arthur, ce qu’il n’aime pas, car il est pacifiste et ne veut rien avoir à faire avec un général de l’armée américaine. Il râle un moment, claque une porte, puis me revient, toujours à la charge, avec une patience d’ange, oubliant mon sale caractère. Il cherche absolument à me convaincre de me mettre à l’informatique et d’oublier mes rêves de révolution. Il me propose un monde de substitution que nous pourrions partager ensemble. Je me renfrogne. Mon regard s’attarde sur un poster affiché au mur de ma chambre.

— Ce que tu peux être ringard, me dit-il en suivant mon regard, le Che est dépassé de nos jours. C’est Steve Jobs le héros d’aujourd’hui. Tu ne vois pas qu’il a révolutionné le monde en créant Apple ?

— Quoi, cette pomme à demi rongée ? Moi, je ne consomme pas du fruit défendu…

— Pourquoi es-tu aussi buté ? Un Mac dernière génération, voilà ce qu’il te faut, c’est la solution à tous tes problèmes…

Il en a de bonnes, Arthur ! Son Mac va-t-il me rendre mes jambes ? Non, mais il me jure qu’il va m’ouvrir une infinité de possibilités.

Je ricane :

— C’est ça : iLife, iBody, iLegs, iRevolution, iTravels, iLove…

Je l’envoie bouler avec un juron, bouillonnant d’une fureur intérieure à laquelle je m’accroche comme au dernier bastion de ma vie d’avant… Et pourtant, je suis touché par la gentillesse d’Arthur, j’ai envie de craquer, de le laisser organiser ma vie nouvelle dans ce monde où il évolue avec tant de facilité. Mais il est dur pour un frère aîné de se conformer aux dires du cadet.

J’ai toujours été le dur à cuire aux gros muscles séchant l’école, et lui le petit à lunettes que je martyrisais pour me venger de le voir ramener à la maison d’excellents bulletins. Un petit génie, mon frère, c’est pour cela qu’il admire tant son idole Steve. À tel point qu’un matin, il y a quelques mois, il est entré dans ma chambre avec une mine d’enterrement. Il était blême.

— Tu as reçu un pavé sur la tête ou tu as fait la fête toute la nuit ?

Silence.

— Quoi alors ?

Il s’est laissé tomber dans le fauteuil et a lâché, la tête entre les mains, comme s’il annonçait la fin du monde :

— Dieu est mort.

Je suis parti d’un éclat de rire.

— Ce n’est pas nouveau, ça ! Il y a longtemps qu’il est mort, le pauvre, Nietzsche le disait déjà !

Sombre, il m’a répondu :

— Tu ne comprends jamais rien : Steve est mort cette nuit.

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