— Nom ?

— Farinelle.

— Prénom ?

— Hortense.

— Date de naissance ?

— 30 août 1931. Je vais avoir quatre-vingt un ans demain.

— Je m’en fiche. Qualité ?

La petite femme au chignon gris assise devant le policier rougit légèrement.

— Sans me vanter… Intelligente, charitable et attentionnée.

Le policier la regarde d’un air dépité.

— Je ne vous demande pas comment vous êtes, mais ce que vous faites dans la vie.

— Euh… Rien. Enfin, beaucoup, mais rien d’officiel.

— Vous travaillez en noir ?

— À mon âge ! Mais non ! Je n’ai jamais travaillé. Enfin, si. Beaucoup. Élever quatre enfants, c’est du travail. En même maintenant, avec rien qu’un mari, je peux vous dire que je ne chôme pas : cuisiner, éplucher, laver, récurer, repasser…

Le policier l’interrompt.

— Oui, bon, j’ai compris. Ménagère, c’est ça ?

— Vous ne pourriez pas mettre femme au foyer, plutôt ?

— Ça change quoi ?

— C’est plus chic.

— Bon, d’accord. Femme au foyer. Maintenant venons-en à l’essentiel. Madame Farinelle, que faisiez-vous le 20 août 2012 dans la soirée ?

— Je buvais le thé chez Arlette.

— Arlette ? C’est Madame Samyn qui s’appelle Arlette, c’est ça ?

— Oui. J’étais chez Arlette Samyn.

— Ben voyons. Comme par hasard… Avez-vous des preuves ?

— La question me paraît mal posée : est-ce que vous, vous avez des preuves de ce que j’étais ailleurs ?

— Vous niez donc les faits ?

— Quels faits ?

— Ne faites pas l’idiote. Avec votre petit air de petite vieille faussement naïve, vous commencez à m’énerver.

Elle semble très détachée lorsqu’elle répond :

— Voilà qui confirme ce que l’on voit dans les séries à la télé : les policiers d’aujourd’hui ne sont plus ce qu’ils étaient.

— Vous avez déjà eu affaire à la police ?

— Oui, il y a très longtemps. Mon premier mari me battait.

— Ah, désolé.

— Oh, y’a pas de quoi. J’ai survécu. Et cela m’a permis de divorcer et d’avoir une belle pension alimentaire.

— Et d’épouser ensuite Monsieur Gomez, c’est cela ?

— C’est cela.

— À quel âge ?

— À trente deux ans.

— Vous avez donc, si je compte bien, quarante neuf ans de mariage.

— Je suis épatée : vous comptez bien !

— Votre vie sexuelle est-elle satisfaisante ?

— Je ne vous permets pas, Monsieur. Ma vie sexuelle ne vous regarde pas.

— Madame, je vous rappelle que vous êtes inculpée pour vol avec effraction.

— Et quel est le rapport avec ma vie sexuelle, je vous prie ?

— Mais vous le savez bien : l’objet du vol.

— Je ne connais pas l’objet du vol puisque je ne l’ai pas commis.

— Arrêtez de jouer avec mes pieds ! Vous niez donc avoir pénétré par effraction chez le docteur Cassagnan le 20 août 2012 ?

— Évidemment ! Je vous l’ai dit : j’étais avec Arlette.

— Ah, vous avouez !

— Mais vous ne comprenez rien à rien : je vous dis le contraire !

— Vous avouez que vous étiez avec Arlette Samyn, qui est inculpée pour les mêmes faits. Vous étiez donc bien toutes les deux chez le docteur Cassagnan.

— Non, chez elle ; on prenait le thé.

— Avec des petits biscuits sablés, c’est ça ? Et moi je suis un con.

— Vous êtes seul responsable de vos propos…

La porte s’ouvre. Un second policier entre dans la petite pièce aux murs gris. Il contourne le bureau métallique et se dirige vers son collègue. Après avoir mis sa main devant l’oreille de celui-ci, il lui glisse quelques mots tout bas, pour qu’Hortense n’entende pas. Ensuite, il s’en va.

— Je vous repose ma question, Madame Farinelle, et vous invite à bien réfléchir à votre réponse : où étiez-vous dans la soirée du 20 août ?

— Je prenais le thé chez Arlette Samyn. Je vous l’ai déjà dit.

Le policier se lève brusquement. Il est immense. Il pose rageusement les deux poings sur la table. Il toise Hortense, qui reste impassible.

— Bon, la petite vieille, on arrête de jouer, maintenant. Madame Samyn a avoué.

Hortense ne bronche pas.

— Elle a avoué quoi ?

— Avoir pénétré chez le docteur Cassagnan le soir du 20 août 2012 pour lui voler son stock de Viagra.

— Arlette ? Mais quelle idée ! Qu’est-ce qui lui a pris ? Qu’est-ce qu’elle veut faire avec du Viagra à son âge ? Son mari a septante huit ans, et elle septante cinq !

— C’est bien ça la question, on est d’accord. Mais elle se pose donc pour vous aussi, puisque vous étiez avec elle ! Ne niez pas, Madame. Vous voulez vraiment aller en prison ?

Il est toujours debout, et menaçant. Hortense soudain s’effondre et fond en larmes. Elle laisse tomber sa tête entre ses bras, sur le bureau.

— Tout ça, c’est à cause du docteur Cassagnan, entend-on entre deux sanglots.

— Tout ça, quoi ?

— Il a brisé notre vie, à Arlette et moi, et à toutes les autres…

— Quelles autres ?

Hortense relève péniblement la tête. Le policier, visiblement ébranlé par la soudaine reddition d’Hortense, se rassied. Il ouvre le tiroir de son bureau et en sort une boîte de mouchoirs en papier qu’il lui tend. Elle en prend un et se mouche bruyamment avant de poursuivre :

— À Georgette, Nancy, Jeanne, Agnès, Paulette, Martine, Elvire et Anne-Marie… Elles me l’ont dit.

— Elles vous ont dit quoi ?

— Que c’était de sa faute si… si leur vie conjugale, à elles aussi, maintenant, c’est un enfer. Enfin, pour Elvire, c’est l’inverse : à cause du docteur, elle n’a plus de mari. Il est parti voir ailleurs…

— Georgette, Paulette,… et je sais plus qui. Mais alors, c’est un vol collectif !

— Un viol collectif ? Mais ça ne va pas la tête !

— J’ai dit un vol collectif.

Hortense hausse les épaules.

— Oui, si vous voulez. On a décidé toutes ensemble de le faire. Mais on ne pouvait pas y aller à dix, alors on a tiré à la courte paille. Et c’est tombé sur Arlette et moi.

— Vous avez donc des complices ! Mais, je ne comprends pas : pourquoi avoir fait cela ? Quel est le mobile de ce vol ? Qu’est-ce que vous vouliez faire avec tout ce Viagra ? Vous aviez programmé… je sais pas… une nuit de folie, une grande partouze avec Paulette et les autres, c’est ça ?

— Mais vous êtes un gros cochon, vous, dites donc ! Et vous n’y êtes pas du tout, mais alors pas du tout. C’est l’inverse. On a tout détruit.

— Vous avez détruit tout ce que vous avez volé ?

— Oui. On a tout jeté.

— Mais pourquoi voler si c’est pour jeter ?

— Parce que ce n’est pas juste.

— Qu’est-ce qui n’est pas juste ?

— Qu’il ne nous ait pas demandé pas notre accord.

— Qui ?

— Le docteur Cassagnan.

— Votre accord sur quoi ?

— Sur ces prescriptions.

— Ces prescriptions ? Vous voulez dire… de Viagra ?

— Oui.

— Pourquoi le docteur Cassagnan vous aurait-il demandé votre accord ? Ce sont les hommes qui le consultaient.

— Oui. Mais ces hommes sont nos maris. Donc la moindre des choses serait de nous demander notre accord, ou au moins notre avis.

— Cela n’a pas de sens. Seul le patient doit consentir à une prescription médicale.

— En l’espèce c’est une demande. Ce médicament, à ce que je sache, ne soigne rien.

— Si, voyons, il soigne …

— Il soigne quoi ? Allez-y. J’écoute…

— Euh. Il soigne l’impuissance.

— L’impuissance ! L’impuissance ! Mon mari n’a jamais été impuissant, monsieur !

— Alors pourquoi a-t-il demandé à son médecin de lui prescrire du Viagra ?

— Tous simplement parce que l’âge lui a ôté sa capacité à … disons… faire face.

— Ah. Bon. Mais cela revient au même. Il est devenu impuissant.

— Mais non, ce n’est pas du tout la même chose. Il a seulement arrêté d’être puissant.

— Et alors ?

— Et alors, ça arrangeait bien tout le monde. Enfin, en l’espèce, moi.

— Comment cela ?

— Pff… Je ne vais tout de même pas vous faire un dessin… Vous savez, mon ami, à partir d’un certain âge, les galipettes, ça fatigue.

— Visiblement, ça fatigue les femmes plus que les hommes.

— Ça fatigue tout le monde. J’ai quarante neuf ans de vie conjugale derrière moi, monsieur, de vie sexuelle conjugale, puisqu’il faut être précis. Avec le même. Exclusivement. Alors, à partir d’un moment…

— Quoi ?

— On se lasse. Et l’âge arrive à point pour que cette lassitude ne doive pas se dire, vous comprenez ?

— Non. Rien du tout. Qu’est-ce que le docteur Cassagnan vient faire dans tout cela ?

— Il est venu perturber un équilibre qui s’était tacitement mis en place, à la grande satisfaction de tous. Pour moi, Paulette, Jeanne, Nancy, Georgette, et les autres.

— Et c’est pour ça que vous avez décidé de lui voler son stock ?

— Oui.

— C’était idiot ! Cela ne l’empêchait pas de continuer à prescrire du Viagra que les hommes auraient été chercher en pharmacie.

— D’accord. Mais cela l’a empêché pendant tout un temps de donner des échantillons. C’est l’échantillon, le problème. Parce que la première prise, c’est le piège. Après, les hommes, ils ne peuvent plus s’en passer. Vous pensez ! Ils se sentent revivre ! Une cure de jouvence gratis ! Vous savez, ce n’est pas pour nous qu’on a décidé de faire tout ça. Pour nous, c’est trop tard. Le mal est fait. C’est pour les autres. Pour éviter que le docteur Cassagnan continue à distribuer des échantillons à tour de bras. Parce que, chez les gentils petits maris, le retour d’âge, il se manifeste comment ? Nous, on a les bouffées de chaleur, les kilos de plus, l’ostéoporose galopante, et j’en passe, et des meilleures. Et les hommes ? La perte de puissance, c’est le seul symptôme. Rien de visible à part ça. Sauf de petits problèmes de prostate chez certains, mais c’est de la gnognotte… Alors non, c’est trop injuste.

— Et c’est pour cela que vous avez décidé de commettre un vol avec effraction.

— Oui.

— Ben dites donc…

*

Communiqué de l’agence Belga du 4 avril 2013. 

Après dix jours d’audience, coup de théâtre au procès du Viagra.

L’instruction d’audience avait a priori confirmé la thèse du Ministère public selon lequel les prévenues, Hortense Farinelle et Arlette Samyn, âgées respectivement de 81 et 75 ans, avaient pénétré par effraction dans le cabinet du docteur Cassagnan le 20 août 2012 pour y dérober 456 comprimés de Viagra. Il semblait dûment établi que les prévenues avaient agi avec la complicité d’autres femmes habitant le même village.

Hier, en début de matinée, durant son interrogatoire par la Cour, la partie civile, le docteur Cassagnan, a demandé à pouvoir disposer d’un verre d’eau pour prendre un médicament car il souffrait, disait-il, de violents maux de tête. Il a alors sorti de sa poche une boîte bleue et a avalé un comprimé provenant de cette boîte.  Hortense Farinelle s’est alors écriée qu’il s’agissait d’une boîte de comprimés strictement identique à celles qu’elles avaient dérobées chez lui. La Cour a demandé au docteur Cassagnan la raison pour laquelle il prenait du Viagra alors même que le procès allait durer toute la journée et que l’audience ne faisait que commencer. La partie civile, visiblement dans l’embarras, a répondu à la Cour que celle-ci se méprenait et qu’il s’agissait d’une simple aspirine. Vérification faite par le médecin légiste, il en était bien ainsi. Le docteur Cassagnan a alors avoué avoir distribué à ses patients des cachets d’aspirine en lieu et place de citrate de sildénafil (dénomination scientifique des médicaments indiqués dans les dysfonctions érectiles). Il a justifié son geste en disant qu’il avait souhaité par là redonner confiance à des hommes qu’il avait perçus comme ayant perdu foi en leurs capacités parce que brimés par des femmes dominatrices et castratrices. Il a précisé que ces hommes n’avaient pour cela aucunement besoin d’adjuvant chimique aux effets secondaires très indésirables, raison pour laquelle il avait remplacé le contenu des boîtes d’échantillon par de l’aspirine. Ce qui avait visiblement bien fonctionné puisque plusieurs femmes avaient fomenté cette idée de voler son stock de faux échantillons pour échapper aux assiduités de leurs maris.

Les prévenues se sont à ce moment précipitées sur lui avec une agilité nullement entamée par leur grand âge et l’ont violemment frappé, notamment au visage et aux parties intimes. La Cour a dû faire intervenir les policiers présents dans la salle pour faire évacuer celle-ci et calmer les protagonistes.

Après une interruption de trente minutes, la Cour a repris l’audience et prononcé, sur les bancs, un non lieu général.

Partager