L’apogée d’esculence

Jean Claude Bologne,

« Chaque plat a son apogée d’esculence. » Bon début. Ça rime avec excellence, j’aime bien les rimes, c’est joli, mon kiki. Notre amour aussi a son apogée d’esculence, et c’est ce soir. Rien n’est trop beau pour Pauline, pas même le faisan à la Brillat-Savarin. Enfin, une poule faisane, c’est plus tendre; mais élevée en plein air, c’est plus éthique; au maïs labellisé français de chez France, c’est plus civique et ce n’est pas transgénique. Au moins 20 cm2 de liberté par animal, c’est écrit sur l’emballage. C’est sage : plus ça court, plus c’est dur. Bon équilibre entre morale et succulence. Ça devrait être bon, mon colon. Rien n’est trop beau pour le grand amour de ma vie.

C’est quoi, l’apogée d’esculence ?

…Ah oui, le faisan, ça se faisande.

Tout compte fait, pas de comparaison hasardeuse. L’apogée d’esculence… Pas pédant, le mec ! Plus personne n’écrit comme ça aujourd’hui… Pauline est capable d’y voir un jeu de mots cochon. Est-ce cul ? Lance ! Mauvais. Et puis… L’amour de ma vie n’est pas faisandé, on s’est rencontré hier. L’allusion serait de mauvais goût.

Quant à ma poule… Vendue prête à cuire, j’imagine que c’est prévu, le faisandage. Date d’emballage… Ouais. Huit jours en rayon « surgelés ». En comptant avec la rupture de la chaîne du froid et le mauvais réglage des appareils, ça devrait aller, René, elle a eu le temps de pourrir ce qui faut. Dans ses plumes ou dans un emballage plastique : kif-kif. L’important, je suppose, c’est que la chair ne soit pas au contact de l’air. Ça devrait être bon, mon colon. Ensuite ?

« Ayez deux bécasses, désossez-les et videz-les de manière à en faire deux lots : le premier de la chair, le second des entrailles et des foies. » Pour la bécasse (où ça trouve ?), j’ai pris deux poussins, ça devrait aller, René, et pour les entrailles, des foies de volaille, ça devrait être bon, mon colon. De nos jours, on vend les oiseaux plumés-vidés, c’est ça, le progrès.

« Vous prenez la chair et vous en faites une farce en la hachant avec de la moelle de bœuf cuite à la vapeur… » Alors là, pas question ! Pauline m’a mis au parfum dès sa première lettre : plus de bœuf depuis que la vache est folle, surtout la moelle. J’ai remplacé par un sachet de gelée Knorr, ça devrait aller question consistance. Et je la prépare à l’eau de source, pas de danger de saturnisme. Côté goût, ça devrait être bon, mon colon, surtout au madère lyophilisé. C’est ça, le progrès, et il n’y a rien de trop beau pour l’amour de ma vie.

Remarquez, les exhausteurs de goût, rien que du français de chez France : glutamate, inosinate et guanylate de sodium, tout un poème, c’est bath ! Parce qu’il faut se méfier de ces produits chimiques qui commencent par E- et qui te foutent le cancer, il y avait encore un article là-dessus dans le journal où j’ai rencontré Pauline. Parce que les petites annonces, c’est aussi un fameux progrès. Je parie que le grand amour de sa vie, au Brillat-Savarin, ce sont ses parents qui le lui ont choisi. Pas étonnant qu’il se rattrape sur la bouffe. Et après ça, pardon, marié pour l’éternité ! Nous, on a supprimé l’éternité, et le mariage, c’est toujours bon jusqu’au prochain divorce. C’est ça, le progrès. Et après?

« …un peu de lard râpé, poivre, sel, fines herbes. » Fait rien chier, le B.S. On voit qu’il manquait pas de domestiques… Est-ce qu’il a jamais essayé de râper du lard ? Moi, oui, rien n’est trop beau pour Pauline. Même au robot Charlotte, grille « carottes », une galère. Heureusement, aujourd’hui, Herta vend des lardons-allumettes tout prêts, j’ai rattrapé de justesse. Il n’a qu’à bien se tenir, le Savarin. Avec toutes les commodités actuelles, qu’est-ce qu’il n’aurait pas inventé !

Tenez, rien que pour les fines herbes : je parie qu’il n’y mettait que de la ciboulette. Moi, grâce à M. Ducros, en une seule pincée je t’y ai foutu de la sarriette, du romarin, du serpolet, de la marjolaine, de l’origan, du basilic et du thym en proportions variables ! J’y ai même ajouté de la cardamome et de la poudre de gingembre, pour le chic : ça devait coûter une fortune, de son temps; moi, j’ai le monde entier dans mon hyper pour vous trousser un faisan que Brillat-Savarin lui-même n’aurait pu préparer. Ça devrait être bon, mon colon. Car rien n’est trop beau pour mon grand amour. Ce soir, nous parlons pacs, c’est plus commode après pour divorcer. Ensuite ?

« … et la quantité de bonnes truffes suffisante pour remplir la capacité intérieure du faisan. » Exemple-type de l’intello qu’a jamais mis les mains à la pâte. A-t-il seulement idée du nombre de truffes qui peuvent tenir dans un faisan ? Au prix du diamant noir ! Moi, je suis pratique : les truffes, j’en ai goûté une fois dans de la mousse de canard. C’est juste pour la décoration, ça n’a pas de goût. Alors j’y ai mis des shiitake, ça a la même couleur, ça devrait aller et c’est pas cher. Produits en France, bien entendu, le seul pays au monde qui n’ait pas eu de retombées après Tchernobyl. Parce que les champignons, bonjour, c’est comme les crustacés, ça vous concentre toute la pollution à cent kilomètres à la ronde ! Une bonne poignée de shiitake. Ça devrait être bon. Et puis ?

« Préparez une tranche de pain qui dépasse de deux pouces de chaque côté du faisan couché dans le sens de la longueur. » Là, deux possibilités : ou bien de son temps, les faisans avaient la dimension du pain, ou les pains avaient la dimension du faisan, mais même chez Poilâne, il m’aurait fallu quatre tranches pour coucher ma poule ! De vrais draps de lit, parole ! Quel gaspillage !

C’est là que j’ai eu une idée de génie. Aujourd’hui, les boulangeries industrielles vous font des pains bien carrés. Un peu brioché, ça devrait être bon, mon colon. Alors, avec du fil alimentaire, ça devrait aller, René, j’ai cousu douze tranches côte à côte, trois par trois. Un beau grand rectangle impec, ça entrait pile poil dans mon plat, vive le format standard ! Rien n’est trop beau pour mon doux amour.

Temps de cuisson… Ah merde ! Elle débarque dans une heure. Pas de problème : on ne la fera pas sauter. En mettant le four sur 10, ça devrait aller, René. C’est ça le progrès. Brillant-Savoureux ! Rien n’est trop beau pour mon amour à son apogée d’esculence.

Quoique l’amour, notez bien… Le pacs, c’est surtout pour lui faire plaisir : les femmes, elles aiment quand ça dure un peu. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je la sauterai cette nuit, ça devrait aller, René. J’ai acheté trois préservatifs à la fraise bio, ça devrait être bon, mon colon. Et rien n’est trop beau pour…

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