Si quelque chose est dit sur la nature, alors ce n’est déjà plus la nature

Ch’eng Hao (1032-1085)

 

En ce temps-là, l’homme ne mourait pas à cause de l’homme, mais dans les mains de la Nature : le feu, le froid, l’obscurité, la faim, la vieillesse, les maladies indomptables et, surtout, les bêtes sauvages tuaient beaucoup plus souvent que la guerre.

Aussi l’animal-qui-parlait considérait-il tout simplement la Nature comme un ennemi mortel. Mais il refusait de se l’avouer, car son but suprême était d’être aimé des dieux. Et même les plus vieux sages étaient incapables de dire quelle différence séparait le mot « divinité » du mot « Nature » : y en avait-il seulement une ?

Trop longtemps nous avons courbé l’échine,

Trop longtemps nous avons chanté « Amen »,

Redouté une idole surhumaine

Et répété des prières mesquines.

 

À cette époque, l’animal-qui-priait disposait de traditions qui lui venaient de si loin qu’il fallut inventer une belle expression pour en dire l’origine : la nuit des temps. Cette nuit enseignait à l’homme quelle plante il pouvait manger et quel animal était impur. Quand la viande était avariée, une odeur s’en dégageait. Quand le lait avait tourné, son goût sautait aux papilles et criait : « Ne me bois pas ! »

 

Trop longtemps nous avons courbé l’échine,

Trop longtemps nous avons chanté « Amen »,

Redouté une idole surhumaine

Et répété des prières mesquines.

 

Incapables de résoudre l’équation des dieux et de la Nature, les sages tenaient des propos évasifs quand un chasseur leur demandait de définir la meilleure manière d’agir avec les bêtes sauvages porteuses de mort. Comme les bêtes appartenaient à la Nature, peut-être renfermaient-elles chacune un dieu, à moins qu’elles ne constituent la divinité même. Fallait-il se faire aimer d’elles ? Ou les combattre ? Ne profanait-on pas leur corps en le mangeant ? Ou, au contraire, était-il recommandé d’en faire une nourriture sacrée ? Ou bien encore cela n’avait-il aucune espèce d’importance ? Longtemps, l’animal-qui-nommait-chaque-chose ne fut pas en mesure de répondre à ces questions, de sorte qu’il changeait souvent de conduite : parfois il tuait la bête sauvage, parfois il la vénérait. Et quand ses dents déchiraient un morceau de viande, il ne savait pas au juste ce qu’il avait en bouche : il avait peur de manger un dieu.

 

Trop longtemps nous avons courbé l’échine,

Trop longtemps nous avons chanté « Amen »,

Redouté une idole surhumaine

Et répété des prières mesquines.

 

Un jour, un sage plus sage que ses confrères fut traversé par une idée qui lui permit de trancher le nœud gordien. C’était une idée riche et grandiose grâce à laquelle l’animal-qui-parle allait prendre une revanche fatale sur la Nature et conquérir la terre. Nul ne se souvient aujourd’hui du nom de ce sage : était-il homme ou femme ? Avait-il la peau noire, blanche ou jaune ? Parlait-il grec, chinois, araméen, égyptien, algonquin ou lingala ? Nous pouvons seulement affirmer sans risque d’erreur que jamais plus personne après lui ne put bénéficier d’une telle inspiration intellectuelle. Son idée était à la fois la première et la dernière idée digne de ce nom, et les sages, durant les siècles qui suivirent, s’acharnèrent à la reformuler de mille façons différentes et, jamais, même les plus avisés d’entre eux ne parvinrent à mener la moindre réflexion en se passant d’elle, en allant au-delà d’elle, en revenant au temps où elle n’était pas formulée.

Cette idée disait ceci : il existe une essence (un principe, un esprit) pour chaque chose de la Nature que l’homme peut nommer.

 

Trop longtemps nous avons courbé l’échine,

Trop longtemps nous avons chanté « Amen »,

Redouté une idole surhumaine

Et répété des prières mesquines.

 

Ce fut le sage lui-même qui tira la première des multiples applications de la loi géniale qu’il avait formulée : les dieux ne constituent pas un équivalent de la Nature ; ils ne peuvent être que le principe de tous les principes des éléments naturels. En toute logique, ce principe au carré doit être unique : il n’existe donc qu’un seul dieu. Par conséquent, sa résidence ne peut pas être multiple : elle se cache au ciel.

Il s’ensuivait que les bêtes sauvages n’avaient rien de divin… Forts de cette démonstration, les hommes purent enfin agir de façon systématique. Ce fut alors qu’ils réduisirent les bêtes en esclavage et en garde-manger vivants. Ce fut alors qu’ils exterminèrent toutes celles qui refusaient de leur obéir. Le règne des mammouths et des tigres à dents de sabre était fini. Les loups, les ours, les lions, les gorilles et les guépards durent se replier sur des morceaux de monde rétrécissant de jour en jour.

Ainsi, l’animal-à-outil put se nourrir de viande sans état d’âme, même si quelques rites gardaient la nostalgie de la crainte ancienne. Il se trouvait en effet des humains pour croire que, quand ils avalaient un morceau de pain au terme d’une cérémonie, ils mangeaient leur dieu.

 

Trop longtemps nous avons courbé l’échine,

Trop longtemps nous avons chanté « Amen »,

Redouté une idole surhumaine

Et répété des prières mesquines.

 

Durant des siècles, la situation en resta là. L’animal-coupé-de-la-Nature exploitait l’animal naturel, le mangeait ou le massacrait tout en cherchant à se faire aimer de l’essence suprême cachée dans le ciel.

Mais, un jour, vint une nouvelle génération de sages : ceux-ci ne se contentaient plus de nommer l’essence et de l’adorer, ils voulurent la matérialiser. Et ainsi se venger de la Nature qui demeurait la première cause de mort.

Avec l’esprit du feu, ils firent le courant électrique capable d’annuler la dangereuse obscurité. Ils se servirent de l’esprit des plantes et de mille autres matières pour retarder la vieillesse et dompter les maladies. L’esprit de la pierre fut appelé « béton » et permit même aux plus pauvres de se remparer contre le froid mordant. L’esprit du ciel, baptisé « gaz », fut utilisé, entre autres, pour se déplacer rapidement au moyen de lourdes bêtes sans vie. Et, afin qu’elles deviennent elles-mêmes plus nourrissantes, les bêtes habituées à brouter de l’herbe furent contraintes à manger de l’esprit de viande.

 

Trop longtemps nous avons courbé l’échine,

Trop longtemps nous avons chanté « Amen »,

Redouté une idole surhumaine

Et répété des prières mesquines.

 

La mort demeurait l’horizon commun. Mais les hommes étaient en train de vaincre leur vieille ennemie, la Nature, et celle-ci ne pouvait plus se targuer d’être la première pourvoyeuse de mort. Non seulement les guerres devenaient de plus en plus cruelles, mais, même là où régnait la paix, l’animal-qui-joue-avec-les-principes était assez grand pour se tuer lui-même. Il mourait en cherchant à maîtriser l’animal sans vie qui lui permettait de courir plus vite que le guépard. Il mourait de maladies nouvelles suscitées par son propre corps contre lui-même. Il mourait en respirant un ciel sali par les esprits de ciel qu’il y avait répandus. Il mourait en mangeant de la nourriture malsaine que ne connaissait pas la nuit des temps.

Bientôt, il ne lui fut plus permis de croire en une essence suprême cachée dans le ciel et maîtrisant son destin. L’homme ne chercha plus à se faire aimer de dieu : il voulut seulement être aimé par les autres hommes.

 

Trop longtemps nous avons courbé l’échine,

Trop longtemps nous avons chanté « Amen »,

Redouté une idole surhumaine

Et répété des prières mesquines.

 

Les papilles de l’animal-qui-parle lui indiquent quand le lait est caillé. Mais le lait à la dioxine ? Son odorat lui permet de reconnaître aussitôt la viande avariée et le poisson pourri. Mais la viande folle et le poisson au mercure ? La nuit des temps lui avait appris à ne pas toucher aux plantes empoisonnées. Mais l’œil ne peut distinguer un grain de maïs naturel d’un grain de maïs transgénique.

Quand il mastique un morceau de viande, l’homme ne sait à nouveau plus exactement ce qu’il a en bouche. Aussi, pour conjurer ses doutes, est-il obligé de croire en la parole des nouveaux sages. Mais, comme ceux-ci ne parviennent pas à se mettre d’accord, ne lui demeure qu’une seule certitude : il ne risque pas de manger un dieu.

 

Trop longtemps nous avons courbé l’échine,

Trop longtemps nous avons chanté « Amen »,

Redouté une idole surhumaine

Et répété des prières mesquines.

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