Vous me demandez, cher et vénéré ordonnateur, de parler de l’odyssée de l’espèce, au seuil de ce nouvel âge. J’ai la certitude que vous ne vous adressez pas à moi par hasard. Vous savez sans nul doute que je suis une sommité en cette matière très délicate et que tout le monde ne cesse de me consulter, eu égard à mes innombrables travaux qui m’ont valu depuis des décennies la gloire, la considération et, je ne le nie pas, la fortune. Je viens d’ailleurs d’apprendre, de source Scandinave sûre, qu’on est sur le point de m’attribuer le prochain Nobel. Le prix manque effectivement à mon copieux palmarès, moi qui ai déjà reçu le Gandhi, l’Érasme, le Charles-Quint, l’Einstein, le Bolivar, le Lincoln, le Laurel et Hardy, l’Allais et le Simenon ainsi qu’une foule d’autres distinctions moins universelles, moi qui suis docteur honoris causa de quarante-sept universités à travers les cinq continents, moi dont le nom figure désormais en bonne place dans tous les dictionnaires et toutes les encyclopédies, moi qui ai été l’ami très intime de Nabokov, de Burgess et de Kubrick et qui aurais pu être celui, tout aussi intime, de Schnitzler et d’Orwell s’ils avaient vécu un âge canonique ou si, de mon côté, j’étais né beaucoup plus tôt.

Vous connaissez certainement, cher marginaliste, mon gigantesque Opus XXIV dont je viens de donner à Oxford une version définitive de près de cinq mille trois cents pages in-quarto. Dans la cent douzième partie de cette oeuvre (peut-être la plus accessible), je m’attarde longuement sur le thème évoqué. Je dis entre autres que notre espèce d’espèce est le résultat conjugué des contraires reproduits, ce qui signifie que les termes du passé deviennent, dans l’évolution organisationnelle des genres, les étapes nécessaires, inéluctables de l’obsolescence.

On ne peut, me semble-t-il, être plus clair. Nier le passage du zéro à l’infini des temps consiste en effet à mes yeux à refuser la course des météores au sein des miasmes atomiques. Et nier la globalité pluricellulaire du nichrome végétal, sous prétexte que le calcul des martelages célestes correspond à la vibration des élytres de l’espace, c’est, ni plus moins, admettre le sens giratoire des millépores dans le vacarme des clauses détersives.

Vous me comprenez, bien sûr, cher parangon de nos lettres vives, cher esprit dedeckerien, puisque vous êtes de ceux qui, parmi les premiers, avez adhéré à ma théorie sur la sulfinisation. Si je me souviens bien, vous l’avez même, dans une communication publique flamboyante, mise en rapport avec mon argumentation sur la stéréognosie que j’avais développée naguère dans mon Opus XI, à l’époque ou j’hésitais encore entre l’animisme biduliste et le simultanéisme babélien, alors que la plupart de mes éminents et distingués confrères prônaient, eux, le fonctionnalisme flottant comme vecteur des ensembles hélioterrestres. Vous avez de surcroît cité mon Opus VII où je dénonçais le bradage massif du feed-back. Aujourd’hui, personne ne met plus en doute mon analyse : elle est devenue un fait aussi établi, aussi avéré que l’explosion des radômes.

Cher, très cher chapeauteur charismatique, je n’ai pas besoin de couper les mots en quatre ou en trente-six pour répondre à votre aimable sollicitation. Je crois avoir ici exprimé l’essentiel, en tout cas vous avoir donné, sans néantiser mes convictions les plus profondes, le hardware de ma pensée sur le sujet qui vous préoccupe et qui, je le suppose, est le majeur terminal des soucis de vos respectueux lecteurs. Sachez que je suis un partisan du décloisonnement du métalangage et que j’ai toujours cherché, dans la mesure du possible, à me mettre au diapason de mes contemporains, sans recourir à cet affreux jargon dont usent et abusent les gens qui, neuf fois sur dix, n’ont strictement rien à dire. C’est, du reste, ce que Kubrick m’a souvent répété, lorsque nous conversions ensemble en tête-à-tête, et ce qu’il appréciait dans mes écrits-gigognes. Et c’est qui m’a valu aussi, je crois, l’estime sincère de Burgess et de Nabokov.

Comme vous ne l’ignorez probablement pas, cher lucewilquiniste transnational, j’ai l’habitude de terminer mes missives explicatives, fût-ce les plus transparentes d’entre elles, par une formule ramassée, par une phrase courte et sèche résumant tout mon propos. En l’occurrence, je n’en vois qu’une, qu’une seule : l’avenir ne passera pas.

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