La lie a de la levure dans l’aile

Jean-Baptiste Lison,

C’est mentir. Les odyssées n’existent pas. On ne vit que d’Iliade. On ne voit que décembre qui se dessille, Charybde bordé de blanc, Scylla mange-tout, alentour la tache aveugle, l’écarquillement que mine le nerf rougeoyant, tout crève les yeux, crève le cirque assaisonné et frappe trois fois au diaphragme bardé d’humeurs salines. Croûte et cornée, nombril polaire on ne voit que le petit chariot, le grand chariot, les prunelles et les rosaces fourbies, décembre intra muros et la mémoire du froid qui facture pieds et crevasses. L’ardoise givrée a les doigts bleus. La terre s’arrache cloques et orteils. Tout ce que consigne l’hiver évide le voyage.

Un cèdre dans la neige compte ses derniers pendus emmaillotés [tourne-toi, un saule têtard dans la neige, tourne encore, un figuier, un mélèze qui dessaoule sa vermine soyeuse, un orme foudroyé, tourne, danse, un peuplier, un dépeupleur, un marronnier, on piétine, on piétine, on foule aux pieds l’hiver, on martèle son quarante-trois poste restante, rien ne bouge, les odyssées n’existent pas, dix-sept francs et les têtes de roi sont frappées du même sceau, seules les enveloppes voyagent] c’est de l’Iliade matin midi et soir, dans la même assiette chauve, l’angélus ventru, l’écorce de l’orange léchée de bas en haut, l’écorce de haut en bas, langues et lagunes, le survol papillaire de l’atoll calciné, brûlure de chile sur la paupière gauche, feu ! le général, c’est l’écorce bleue vrillée par une dent, mon cheval d’émail entre en toi, on ne vit que d’Iliade.

Extrait des carnets apocryphes de Dmitry Pozarsky […] Aucun souvenir de décembre. Il n’y a rien dessous ce mot, c’est vide, c’est l’épouvantail dans une cerisaie, c’est une baudruche à deux sous, je veux que cela se sache. Au début de l’automne, nous nous présentions toujours au port, nous embarquions six ou huit mois sur un terre-neuvier qui portait un nom de vent dont nous rebaptisions nos alcools. Et toi, tu nous flanques d’un méridien à l’autre, crétin d’armateur, sans jamais nous laisser le temps de dénombrer le temps, le temps de décompter les matins, les jours noirs, les pannes en salle des machines, les pétrels et les baleines à bosse. Je n ’ai jamais vu décembre. D’autres n’ont jamais vu la mer, moi c’est décembre qui fout le camp chaque année, qui reste catastrophe par défaut. Les semaines au large sont muettes. Décembre, ce n’est pas un mot de marin. Le voyage n ’existe pas parce que ce sont les mêmes creux, de nuit, de jour, le même sommeil oblique, sur le pont les mêmes gestes, les mêmes bruits d’un moteur entêté. L’ennemi reste sans nom. L’ennemi, on ne peut le regarder dans les yeux ni le frapper au ventre, il est dessous chaque vague, et au plus ça tangue, au plus on piétine pour demeurer debout […]

Ne jamais confondre Terre-Neuve et la Terre de Feu. Confondre le chant patagon des filles de Saint-Jean, la légère échancrure de tissu au grand air, la côte concassée, le psaume nocturne d’une Marie-couche-toi-là, dieu et l’absence de dieu, le cul d’une bouteille au petit matin, les îles Tristan da Cunha, les merluches et les merlans, le navarin des dimanches heureux, la météo marine de vingt heures trois, les Cosaques Zaporogues, les contrebasses et les violoncelles, le noroît et le suroît, les lettres de Valérie, les hurlements de Léo, Srebrenica sous la pluie, Bach sous la pluie, Laurence sous la pluie, confondre la haute mer et les villes portuaires : Pétersbourg, Valparaiso, Le Havre. Les marins ne voyagent pas. Les enfants ne voyagent pas. Les voyageurs ne voyagent pas. Ils répètent leurs guerres, le coup de théâtre musclé de la naissance, le corps à corps, la salve du langage par lequel tous souffrent et chantent.

Extrait des carnets apocryphes de Dmitry Pozarsky […] Nous sommes silencieux le jour. Nous sommes silencieux la nuit. L’autre qui boit sa soupe en face de moi me dit peut-être : tu me guettes, tu es un espion à la solde du Kremlin, tu es sale, tu ne te rases plus, tu surveilles mes silences, mes yeux, mes mains coriaces, mes narines, car bien sûr les crottes de nez en disent long sur l’absence que nous traînons en haute mer, tu surveilles tout, tu t’appropries la perte de l ’autre perdu, c’est l’heure du repas, dégage, à chacun sa figue, regarde ta soupe. […] Ça ne gueule que sur le pont, ça hurle sur le pont, ça expectore, ça vocifère, ça s’époumone, les charretiers prennent le large, c’est la première criée, nous vendons de la gorge au vent, nous lançons des noms d’oiseaux aux poissons, des chairs de poisson aux oiseaux, nous jetons les poissons rouges, les poissons jaunes et bleus, les hippocampes, les tortues, les maquereaux, nous jetons les poissons hideux, les malades, les bègues, les difformes, nous jetons les très vieux dans l’eau blanche des hélices, nous jetons les tout-petits avec l’eau du bain, au bout de la traîne c’est l’arche écailleuse. Le bateau ressemble sans doute aux mariées de décembre escortées de rejetons affamés. Les poissons se débattent, les oiseaux, les vents, les équilibres, les pêcheurs se débattent, tout le reste est abordage, œuvre de sommelier, l’autre aux dents lie-de- vin ne boit plus sa soupe, il ne bavarde pas, il gémit […]

Vieillir en fût de chêne, vieillir en fût métallique, vieillir dans une carcasse d’acier, il était donc un petit navire, en aval des soudeurs et des peintres acharnés et derrière la coque rouge deux mille chevaux se cabrent, les mois d’hiver font figure de piètres tyrans, des creux de dix mètres engorgent les équipages ivres, ceux qui croyaient au ciel, ceux qui n’y croyaient pas, Cana et ses noces s’exportent à l’envi, chaque jour est dimanche, le chêne-liège flotte dans le premier verre, le dépôt brun dans le dernier, entretemps le pain et la fourme, la mémoire et décembre [la nuit tu t’enfermes debout dans la cuisine, tu écris sur le buffet à la lumière du frigo ouvert, tu écris sur le contre-plaqué d’où tu éloignes les miettes, les poivrons, les pelures d’orange, les fourchettes tordues, tu écris sur le meuble, tu écris sur l’hiver et sur la peur de l’hiver, sur tes journées noires et chétives, sur le hameau où tu vis aujourd’hui, tu écris que le facteur emprunte un sentier pour t’apporter mes lettres, que ton pays presque cévenol garde ses voyageurs parfois plusieurs mois, tu écris m’écrire, tu écris que trois pulls me suffiront quand je viendrai et quand le seul comptoir du seul café du village s’endormira sur nos histoires, tu écris dans la cuisine où dieu fit l’amour pour la première fois].

C’est mentir. L’odyssée commence où finit l’Iliade. Je m’embourbe tu t’embourbes il s’embourbe dans l’Iliade, la bascule de décembre prolonge la même bataille, je garde mes armes, tu te débats et tu arraches à la Chose des pages blanches où marcher avec des sabots terreux.

Extrait des carnets apocryphes de Dmitry Pozarsky Avec mes bras je désancre je soulève la bouteille comme mon premier enfant, je la porte aux lèvres des ciels cendrés, en transparence danse tout au fond la levure nourricière, pulvérisée, c’est le plancton de Dmitry Pozarsky. Nous tous, désirables, nous levons des coudes brisés dessus les rugissants, le plomb dans l’aile des mots nous écrase et nous ne tombons pas, le bateau est debout chaque jour aux petites heures et se couche avec nous par grand vent. J’ai le visage griffé, j’ai les mains abîmées, je plonge et recueille les coraux dans mes palmes, dans mes paumes, j’offre mes orteils aux murènes, je lis « décembre » en cyrillique sur l’hélice oxydée puis crache des cailloux monstrueux qui déchirent la proue, des cailloux illettrés de chêne-liège, des pierres à fusil, des aigues-marines. Je crache des cailloux dans mes accès de quinte, je crache des cailloux fossilifères qui regorgent de mots édentés.

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