L’autre version

Yves Wellens,

On peut difficilement se débarrasser en quelques semaines de trente à quarante années de foi intime dans le monde.

Stefan Zweig, Le monde d’hier, Souvenirs d’un Européen

Quand il inscrivit son pays sur la carte, Devers n’avait pas cherché à se rattacher à une localisation précise. Il avait adapté légèrement des frontières existantes, sans vouloir inventer de toutes pièces un territoire nouveau pour son utopie, ni faire ressurgir des flots une Atlantide engloutie ou investir une île réputée vierge au milieu des océans. Non qu’il voulût s’écarter des bases de ce genre littéraire, ou qu’il aurait tenu pour rien ces tentatives de créer, à partir d’une construction certes imaginaire mais fignolée dans tous ses détails avec la rigueur d’un raisonnement, un système idéal qu’il suffisait de transposer dans la réalité pour que l’espèce humaine trouve enfin la félicité et l’harmonie. Au contraire, il en avait lu beaucoup, et en avait retiré de précieux enseignements. En même temps, à cette époque de sa vie, il voulait se libérer du poids des traditions et des codes, fussent-ils littéraires, et tout appréhender avec des yeux dessillés et une autre tournure d’esprit : comme s’il ne voulait plus se retourner vers les orages qui grondaient derrière lui, et que, tandis qu’il marchait en avant, ceux-ci ne l’avaient plus jamais rejoint.

Il n’est donc pas surprenant que Devers ait retenu précisément, pour l’exergue de son livre, ces lignes où Stefan Zweig évoquait la soif de nouveauté qui a saisi sa ville natale de Vienne dans les années 20, au sortir d’un conflit mondial apocalyptique : « Nous sentions effectivement venir le vent avant même qu’il eût passé la frontière, car nous avions toujours les narines dilatées. La jeunesse possède, comme certains animaux, un excellent instinct pour les brusques variations atmosphériques, et c’est ainsi que notre génération flairait qu’une révolution ou à tout le moins un renversement des valeurs était en train de naître ». Cela correspondait en tout point à l’état d’esprit de Devers à l’époque où il achevait son manuscrit, période plutôt heureuse et inspirée, bien que lui-même fût loin d’être un néophyte, et qu’il avait déjà atteint un âge certain.

Rappeler que le livre de Devers a été avalisé pour l’essentiel serait même en deçà de la réalité. Pour un texte écrit dans les années 90, la confirmation de ses prévisions a été très rapide : ce qui a donné à l’auteur non seulement la satisfaction d’avoir largement confondu ses détracteurs, mais d’en amener quelques-uns à devoir l’admettre encore de leur vivant. On se bornera à énumérer ici quelques-unes de ces prédictions, dont certaines paraîtront bien banales de nos jours : la détérioration constante du climat, avec ses conséquences sur la fonte de la banquise, par exemple ; l’émergence de groupes terroristes et mafieux, mettant en coupe réglée des portions de territoires (parfois à cheval sur plusieurs états) sous couvert d’une religion dévoyée, et une longue campagne d’attentats et de massacres dans les principales capitales occidentales ; la déliquescence du projet européen, miné par des égoïsmes nationaux sans fin (mais aussi la création d’une monnaie unique, sans que Devers se soit pourtant risqué à en deviner le nom) ; des krachs boursiers, où l’on voit des banques sauvées par des États mais qui persistent à leur soustraire des montants colossaux en organisant leur fuite vers des « paradis fiscaux » ; le développement à l’échelle planétaire d’un réseau informatique mondial, où des données sont transférées d’un seul clic d’ordinateur, et celui de « réseaux sociaux » pouvant permettre de dévoiler instantanément les choses les plus intimes ; concomitamment, la disparition annoncée du format papier, avec des répercussions dans les librairies et la presse écrite ; la possibilité pour chacun de détenir un téléphone portable (plus tard connecté à la « Toile » informatique dévoilée plus haut), la création de très petits appareils sans pilote, téléguidés et équipés de caméras, qui ont complètement modifié la conception même de la guerre, désormais largement accomplie au-dessus du terrain et sans troupes au sol ; le terme « global » pour désigner l’évolution de plusieurs paramètres (l’économie, mais aussi les villes et même le monde tout entier) ; les avancées de l’intelligence artificielle, et ainsi de suite.

Tout cela était écrit noir sur blanc dans le livre de Devers, avec au moins 25 ans d’avance ; et rien de ce qu’il prédisait n’y est à lire entre les lignes.

À ce compte-là, il est évident que ses prévisions qui ne seraient pas encore réalisées le seront toutes dans un avenir très rapproché, comme l’inévitable conclusion d’une série en cours : l’instauration d’un revenu universel quels que soient le statut et l’activité de chaque personne, un État binational pour régler le conflit israélo-palestinien, la remise sur les rails d’une vraie solidarité entre les citoyens (mais, hélas, après une période d’obscurantisme due à l’accession au pouvoir un peu partout de partis populistes et nationalistes, et le temps de combler les fractures de tous ordres que leur brutalité a creusé), et accessoirement la fin de la Belgique.

Comme tous les livres importants, qui méritaient véritablement d’être écrits et qui ont ainsi laissé des traces fécondes, celui de Devers a suscité des récits contradictoires, à la manière d’une histoire secrète et souterraine qui en expliquerait la conception et l’élaboration éclatantes, les ressorts et les mécanismes mis à nu. On sait que, quand il a entamé son travail, Devers traversait une crise personnelle, qui se manifestait non seulement par des accès d’angoisse et de terribles maux de tête, mais surtout par un manque d’entrain à entamer quoi que ce soit. Cela se traduisait sur le papier par la faiblesse du plan dont il avait jeté les bases, et qu’il avait pourtant mis longtemps à boucler. On a prétendu que, sans dévoiler son projet, il avait eu une longue conversation avec un personnage distant et farouche, qui lui avait exposé en long et en large sa vision du monde et des choses, et la nécessité de détruire les fondements de toute vie en commun, avant de pouvoir en envisager une nouvelle. Les propos de l’homme dénotaient une vraie réflexion, et une grande assurance dans la démonstration. Et pourtant, ce seraient justement les paroles incendiaires de ce personnage qui ont suscité chez Devers une sorte de réaction instinctive face à ce gouffre qui approchait, en le faisant se diriger vers une improbable lumière, qui deviendrait plus claire à mesure que la route s’élargissait.

On peut préférer une autre version. Un soir, Devers, rentrant chez lui, croisa une femme qui marchait dans la rue. Il fut frappé par la grande sérénité qui émanait de chacun des traits de son visage, et éprouva un sentiment d’oppression inexplicable quand il capta son regard. Les gestes de cette femme semblaient irradier autour d’elle, et Devers ne put s’empêcher de la suivre. Elle s’en aperçut, ce qui ne la troubla nullement. Elle tourna tranquillement au coin de la rue. Devers, un peu honteux, s’en approcha et s’y engagea : mais il ne la vit plus. Loin d’en être désolé, il reconnut que, après tout, il valait sans doute mieux qu’elle ait disparu. Car Devers pouvait alors retenir cette image, de la lumière de ce coin de la ville qui avait changé imperceptiblement et adopté celle que cette apparition distribuait si gracieusement. Longtemps après qu’il eût achevé son manuscrit, il respirait encore cette bouffée de vie.

Il ne revit jamais la femme, ne trouva pas son nom, et serait probablement incapable de décrire fidèlement sa silhouette. Il n’avait fait qu’obéir à une sorte d’illumination, qui donnait enfin une forme réelle à son travail. Il avait cueilli une simplicité, qui était en même temps quelque chose d’indicible.

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