L’avant-bras

Maud Joiret,

Elle s’était barrée. Finalement. Avec d’abord dans l’idée d’aller à la mer prendre un transatlantique qui ne coulerait pas mais tracerait un sillon bien droit et bien mousseux jusqu’aux États-Unis. Un paquebot en provenance de territoires diamétralement et littéralement opposés. Puis elle avait reçu le message de Basri et s’était embarquée dans un convoi moins marin, direction Bruxelles.

En chemin, elle avait perdu deux chaussures, une montre en toc et quelques mèches de cheveux qui s’étaient éprises de la tirette de sa capuche. Puisque les choses avaient elles aussi décidé de mutiner, elle avait pris les devants et les avait balancées dans la première trouée boueuse qu’elle avait entraperçue de la fenêtre de la camionnette. Seule la paire de ciseaux noirs avait été retenue une minute trente de plus en otage, le temps de trancher net les filaments châtains qui se découpaient de leurs plus jeunes racines dans un bruit mat — dont elle ne put, sur le moment, estimer avec précision la valeur esthétique.

Faire peau neuve. Comme en arborant ce frais tatouage bleu et jaune qui lui cintrait l’avant-bras. Ne plus tenir qu’à un cheveu. Posséder, enfin, quelque chose de plus précieux que la prunelle de ses yeux. La destruction peut être une chose très précieuse.

Viens chez Mag cette semaine. Je serai là à 22 heures J’attends vraiment que tu changes d’avis.

Ne pas penser mais sentir. Ressentir déjà l’abolition de soi-même, l’ivresse détenue enfin dans la décomposition du monde. La bête et brute exécution de la destruction. La jouissance de l’absurde communion des soldats. Vécue.

Déjà, dans ce transport en commun de troupes anarchiquement puantes et exhalantes, elle s’exerçait à la violence. Raidir la partie supérieure du visage — parce que c’est là que se loge le masque véritable de la froideur. Elle rêvait, pour se faire à l’idée, que des gens glauques la déchireraient, l’éventreraient, la crucifieraient. La pénétreraient, peut-être.

Là-bas, étrangement, l’herbe et le pavé manquaient de boue. La façade de Mag était blanche et voilée de gris ; elle aurait pu s’inscrire dans un paysage de brume et de fantômes si le ciel n’avait pas rendu un peu de bleu et de jaune poussin sur la photographie de la scène. La dissonance entre ce qu’elle voyait et le décor qu’elle avait imaginé pour sa joyeuse entrée dans la rébellion semait en elle des éclats de déception. Les rayons de soleil étaient vraiment superflus.

Debout sur le premier carré de carrelage de l’entrée, elle se concentra sur l’ambiance à l’intérieur. Basri, Johan, Hugo, Nora buvaient à la bouteille en surenchérissant de mots gras pour qualifier la dernière directive européenne. La condamnation à mort du secteur de l’agriculture électrisait l’atmosphère… On aurait pu croire que les insultes alimentaient le PC portable et allumaient d’elles-mêmes les caractères qui s’affichaient sur le document Word. Oui, une énergie énorme circulait entre les canapés pourris et allumait une flamme en chacun d’eux. Les amis et les inconnus commençaient à prendre vie dans la préparation de l’action du lendemain. Maureen bougeait avec assurance, comme la danseuse musclée qu’elle n’avait pas réussi à être jusqu’à maintenant. Nele et Jeanne n’avaient jamais eu de pulls aussi pulpeux, de décochages oculaires si attirants… Mais c’est Basri qui l’accueillait et l’entraînait dans le salon, c’est lui qui montrait l’échange de mails en expliquant que le groupe nationaliste de G. les avait rejoints ici, que ça le rendait simplement plus sourd encore, plus déterminé, battant, frondeur, méchant, gentil, anarchiste et certainement en mesure de la baiser. En comparaison avec lui, qui apparaissait à présent comme une incarnation divine de l’art de la guerre et de l’amour, elle pensait qu’elle avait toujours manqué d’adrénaline, au fond, de phéromones, en surface. Le sexe n’était-il pas le début et la fin de tous les combats ? Il était temps de prendre les armes et son corps dans le sien…

Sa grandiloquence mentale se gargarisait de l’auto-persuasion ambiante qui prenait réellement de l’altitude.

Pour le moment, tout le monde semblait visiblement oublier jusqu’à la notion de ridicule.

Désormais, ils démonteraient les rues, les parcs, les gens. Ils arracheraient les routes et les ongles de ceux d’en face et de ceux d’à côté. Ils baigneraient dans le rien pour repousser l’étreinte de l’absurde. Bruxelles rayée de la carte. À ce moment, Nele se dit : pour la liberté de la communauté. Maureen : pour un futur lointain mais meilleur. Hugo : pour ma mère et Johan : pour gagner du temps. Foutus politicards, foutue ville, merdique Europe. Les colonnes des sites internet grouillaient d’informations disgracieuses comme les chemises des agriculteurs qui faisaient à présent brûler de la paille pour accélérer l’éradication de l’ancienne capitale. Le pays n’existait même plus par sa laideur.

Elle croyait très fort qu’elle existerait demain.

Marie s’interrogeait sur l’origine du mot « vitreux » en regardant sans passion les informations défiler sur l’écran. Œil vitreux : pupille transparente ? Couleurs éteintes ? Œil fragile à mémoire cassante ? Elle rota. Rien ne sert de tenter de s’élever surtout quand ces délires sont stériles et qu’on les oublie aussitôt un nouveau verre rempli d’alcool à portée de bouche, qui lui donnait bien l’œil vitreux d’ailleurs, enfin sûrement — pas la force de se lever pour aller constater la chose dans une autre vitre qui lui renverrait un reflet à vomir.

Gerber. Lâcher un renard bien rouge, épais, fluo !

Ne pas y penser parce que, même ça, elle n’y parviendrait pas. Tout perdait de sa couleur en même temps — son dégueulis jaune pâle, le paysage qui n’existait presque plus, le monde connu qui avait perdu jusqu’à l’intensité de son gris auquel elle n’était pas la seule à s’être identifiée autrefois, hier. Maintenant, on n’aurait même pas pu dire qu’on revivait une crise collective comme à Pont-Saint-Esprit en 1951. Sinon, elle aussi aurait mangé du pain aux céréales et au LSD et décollé de sa terrasse en se prenant pour un pigeon. Non, c’était plus fade et pourtant les gens ne manquaient pas de ferveur, semblait-il, pour dépecer Bruxelles en faisant gicler du sang épais un peu partout. Mais, si ce n’était pas de la folie, qu’était-ce ? Sa chronologie des événements n’était elle-même plus très nette. Difficile de rassembler les morceaux, les idées, pourquoi essayait-elle d’allumer sa clope avec la télécommande, ça n’avait aucun sens. Elle prêta l’oreille au bruit de fond ambiant qui lui rendit des sons assimilables à ceux que rendent les marteaux-piqueurs, des cris bestiaux, de bris de vitres (encore elles), de coups de feu et d’une ou deux explosions. A priori, oui, malgré l’ami William Lawson et à cause de l’énigme de la vitrosité ambiante, on était bel et bien en train de démonter Bruxelles, bordel. Cinquante et une heures d’éthylisme n’y avaient rien changé.

Ça lui faisait une belle jambe. Reportage à la con. Information de merde. Foutu pays où on ne savait déjà pas où était le plein, où était le vide dans tout cet amas de négociations scabreuses, d’investigations aveugles, d’égoïsme d’un autre temps… Le grand présent dans la parade politique et intime avait toujours été l’absence, le profond et diffus sentiment de non-être qui faisait se sentir comme en exil dans la ville qui nous avait vus naître et qu’on n’avait quasiment jamais quittée.

Voilà qu’elle philosophait. C’est drôle comme les événements actuels pouvaient permettre aux mots de surgir et de donner enfin un nom aux choses les plus importantes. Ou alors c’était William. Ou alors ce n’était pas important. Ça n’avait sans doute pas la même valeur pour les autres, les normaux, ceux qui sont trop moches pour figurer sur les publicités pour la mutuelle ou la dernière Renault Espace mais qui, rafistolés, auraient pu. Qu’était-elle, elle, Marie les soixante balais, la vieille libertine sans audace, sans provocation, sans amant ? N’avait même pas de chat… Nausée imminente. Ou pas. Contre toute attente, c’était celle qui était restée quand les bourrins de tous poils et de tous pesticides sont venus couvrir les rues de sa commune de paille et y ont mis le feu. Elle avait même dit, quand les choses se sont aggravées, que les flamingants pourraient toujours la démembrer elle aussi s’ils venaient démonter l’immeuble. Puis elle avait claqué la porte après avoir soupiré un « …’voir ! » las et plat et avait honoré comme il se doit l’ami Lawson et son comparse nicotineux. À la télé, ils montraient un reportage sur un trafic de morceaux d’immeubles bruxellois… Paraît que les Asiats sont très preneurs. Koekelberg à Taipei ! Mais pourquoi pas et pourtant on y avait enraciné quelque chose de nous, des repères, on savait que c’était moche et que c’était là et surtout que demain, la chouquette verdâtre et mégalo serait toujours inutilement à la même place dans l’inaction prégnante qui baignait nos vies.

On avait l’assurance du…

Rien. Plus de télé. Une goutte de sueur perle sur le front de Marie. Une vitre d’en face vient d’éclater et le bruit de l’explosion qui rentre dans son appartement arracherait le cœur d’une poitrine de bébé. Le verre lui tombe des mains. Des cris montent jusqu’à sa terrasse, ceux des machines et ceux des hommes qui grouillent dans la rue. Telles des termites ils bouffent Bruxelles pour boucher le trou immense qu’ils sont. Ils tirent et Marie tombe. Se relève, titube dans la cage d’escalier qui s’est dédoublée. Marche-t-elle, tombe-t-elle ? Dehors, la poussière fume et Marie a du mal à distinguer les choses et les gens. Sa peau s’érafle peut-être parce qu’elle bute contre les façades qui sont dans son chemin. Un morceau de chair qui ressemble à un début de bras l’attire vers l’arrière de la colonne fumante et hurlante. Il y a un éclair bleu et jaune dessus. Sa peau aussi est tatouée mais est-ce elle-même qui suit son membre comme une chienne zombie ? Marie se laisse guider, en gondolant. Puis se dégage et s’arrête. Tente de réfléchir.

Plus de pensées profondes, plus de whisky.

Juste une grande faim qui fait grogner son corps.

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