Le non brille sur le ventre des filles

Jacqueline De Clercq,

Trace cicatricielle en forme de boutonnière ou de bouton de bottine, c’est selon, le nombril signe organiquement la séparation de l’enfant et de la mère. Mais, pour que séparation rime avec autonomisation, encore faut-il que les deux protagonistes entérinent symboliquement la coupure. Et ça, c’est une autre affaire ! Combien n’auront dû se résoudre à passer des heures sur un divan à se le regarder, pour que tombe, enfin, ce sacré bout de cordon. C’est dire le rôle primordial que le nombril occupe dans la psyché et la conscience qu’un nombre croissant de personnes en ont.

J’irai jusqu’à avancer l’hypothèse selon laquelle la mode du T-shirt extra-court, laissant la partie du corps comprise entre la poitrine et le bas de l’abdomen à l’air, est emblématique de la charge symbolique que revêt, en la dénudant, cette portion de notre anatomie. Ce n’est pas tout : songez aussi que l’ombilic est au nombre des endroits de prédilection du piercing. D’où vient cette idée de percer un corps, sorti d’un corps, pour y placer un corps étranger, sinon de cet infatigable briscard d’Œdipe qui marche sur la route, encore et encore. Il en aura fait du chemin celui-là et il n’est pas rendu…

Bref, le nombril se montre, dans sa pure nudité ou paré de bijoux, mais cela est loin de plaire à tout le monde…

Récemment, j’ai appris qu’il est strictement interdit d’exhiber son nombril dans les écoles françaises : décence et tenue correcte exigées, faute de quoi, la sanction tombera !

Où commence, où finit la correction ? Qui l’inflige ? Qui s’afflige que le non brille sur le ventre des filles menacées d’exclusion ?

Belle jeunesse, gare à tes fesses et au reste, les puritains sont de retour ! On les croyait éteints – lourde erreur ! ; ils renaissent de leurs cendres, phénix inoxydables. Les voilà, à nouveau repartis en croisade derrière le brillant étendard des ligues de vertus ! Munis de leurs bâtons, ils sillonnent le monde et donnent la punition. Enfants, voici les bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers… Ils sont des millions, de tous bords et de tous horizons, agissant de concert, sans même se connaître, mais très reconnaissables au zèle qu’ils déploient aux noms de l’ordre établi, des bonnes manières, des conventions et des traditions. Ils ont l’œil à tout, le vêtement, la coiffure, le parler, le boire et le manger, l’école, la famille, la presse et j’en passe… toujours prêts à brandir le non de l’interdit, convaincus qu’ils sont d’être les détenteurs de la vérité et de la juste règle.

Ce sont les légions secrètes des censeurs bien-pensants, des moralisateurs de tous poils, des prêcheurs de bonnes mœurs, des donneurs de leçons de haute moralité : défenseurs de la norme, énormes dévoreurs de liberté. Le discours qu’ils transmettent a tout de l’évidence de bon aloi ; exprimé en termes familiers, apparemment anodins, ça ne se fait pas !… un peu de tenue !… un minimum de décence !… ce n’est pas tolérable !… mais, où va-t-on ?, son efficacité n’en est que plus grande. De là, à l’entendre sans s’interroger sur ce qui, en amont, lui sert de références et à le répéter, mot pour mot… Peut-on rêver plus sûr moyen de gagner de nouveaux prosélytes à la cause que ce subtil mélange de simplicité désarmante, mais jamais désarmée, et de facilité de communication ?

À l’instar du cerbère qui gardait la porte des enfers, avant que le diable et ses sbires ne s’en mêlent, aussi intransigeants que la bête tricéphale, ils veillent à la stricte observance des principes, règles et bons usages qui garantissent la perpétuation du conformisme ambiant. Rien ne leur fait plus horreur que la fantaisie, l’écart, l’innovation, l’originalité. Transgression… à bannir ! Quant à l’imagination… à la stricte condition qu’elle soit exclusivement au service de leur œuvre de salubrité publique. Clones de M. Propre, ils récurent, sans relâche, les écuries d’Augias de notre société que sa prétendue propension au laisser-aller et à la dépravation aurait rendue scandaleusement dégoûtante…

Au libertaire tout est possible !… a bientôt succédé le liberticide il est interdit de… suivi d’une liste sans cesse croissante d’actions dont le non-respect se voit sanctionné. Et comme s’il ne suffisait pas, voici que s’instaure le principe de précaution dit de la pente glissante qui stigmatise les risques de dérapages et de dérives de l’ordre moral à propos de questions de société quelque peu innovantes : l’adoption d’enfants par un couple homosexuel, le clonage, l’euthanasie. Avant même de montrer le bout du nez, la licence est licenciée aux motifs parfaitement convenus, que dans le doute, l’abstinence est vivement recommandée et que mieux vaut interdire que guérir…

 

Soixante-huit, reviens-nous ! Ne te laisse pas réduire au silence par les sévères gardiens de la Pensée correcte[1]. Rappelle-toi, nous disions : il est interdit d’interdire !… Fais d’urgence ton come-back, le temps presse, réveille-toi… Exigeons l’impossible !… Ce n’est qu’à ce prix que refleurira la fête de printemps dans la tête et sur le corps des filles et des garçons. Allons, un bon mouvement ! Ou, pour le coup, les enfants de mai et de la contestation passeront pour de vieux chicons, juste bons à ressasser leurs nostalgies libertaires et leurs espoirs déçus.

Plus actuel que jamais, Paul Nougé écrivait, tout reste fondé sur le défi et la révolte. Le « donné » est, sera toujours humainement inacceptable.

On serait bien inspiré d’écouter les poètes !

[1] Leys, Simon, L’Ange et le cachalot, Seuil, 1998, p. 119.

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