Le cas Blandine Q, ou le complexe de Magritte

Gérard Adam,

La neige sied mal aux rhumatismes. Les oreilles closes au radotage des vieux, enfin des autres vieux, et le nez collé à la vitre, j’ai laissé fuir une matinée blafarde, à contempler dans le flou de mes pauvres pupilles le carrefour entre les avenues Brillat-Savarin et du Général-Médecin Derache, où d’évanescents fantômes glissaient entre les flocons.

Mais pendant la bouillie de midi, rendue plus insipide par l’évocation des festins à l’enseigne desquels trône ma maison de retraite, un rayon de soleil a filtré. Aussitôt, je me suis engoncé dans ma fidèle parka, le capuchon rabattu sur les yeux. Dussé-je me travestir en moine errant, tant que me supporteront les deux souches mortes qui me font office de jambes, je veux me traîner au long du chemin de croix qui me conduit au cimetière d’Ixelles.

Et me voici devant l’orgueilleux mausolée d’une grande famille éteinte, où depuis quatre lustres, en compagnie de Sigismond naguère, à présent face à moi-même, je viens méditer en attendant mon heure. J’en balaie d’un revers l’épaisse couche de blancheur, dans un angle qu’épargne l’ombre malvenue d’un pin, et m’assieds sur la pierre, les omoplates dans les bras d’un angelot, mon cul de quasi centenaire au sec dans son emballage de Gore-Tex.

Ô délectable solitude.

 

Mais le claquement d’une portière s’étouffe dans un silence ouaté, que renforcent plus qu’il ne brise le feutrage des voitures et les coups d’une hache – ou serait-ce une pioche ? – invisible au fond du parc. La même vieille immémoriale s’avance à pas de souris, voûtée, souffreteuse, emmitouflée de noir, cramponnée à sa canne. Et la neige encore vierge se révulse et crisse comme si elle geignait sous son poids.

À deux pas elle s’arrête, devant une dalle de granit, et comme je l’ai fait dégage avant de s’asseoir l’inscription familière.

À Sigismond Dreuf, père de la psychobobologie, Bruxelles reconnaissante.

C’est elle. Blandine Q. Le complexe de Magritte.

 

Que de fois, le couloir furtivement traversé, une nuit l’un et une l’autre, quelque bouteille prohibée dans un repli du peignoir, n’avons-nous pas en l’évoquant tué ensemble l’insomnie du grand âge. Sigismond lui devait une notoriété désormais confite dans l’hagiographie, du temps où Bruxelles, phare de la culture, élaborait pour les jeter au monde, comme des chairs sanguinolentes à des fauves jamais repus, des kyrielles de théories et d’œuvres dont une par discipline deviendrait éternelle pour la saison entière. Les produits étaient à vrai dire assez interchangeables, les techniques de promotion plutôt superposables, mais une alchimie aussi mystérieuse qu’imprévisible opérait la sélection, de même que rien ne peut déterminer, dans la ruée d’identiques spermatozoïdes, lequel aura la chance de féconder l’ovule.

Et pour Blandine Q, ce printemps-là, ne me demandez plus lequel, peu après la brisure des siècles, c’était arrivé.

Elle jouissait d’un certain renom dans sa spécialité, une revue artistique où elle livrait des jugements clé sur porte permettant de distinguer, dans une surface de couleur uniforme, l’œuvre géniale d’un vulgaire panonceau d’affichage. Ou de décréter le lendemain que le génie résidait en fait dans le vulgaire panonceau. Parallèlement, dans un milieu plus discret, l’enveloppait une aura de partouzeuse, experte et généreuse d’elle-même, sans oublier une jubilation à se dévêtir devant un objectif.

Unir ces talents était chose tentante. Lequel, de Blandine ou de ses vieux amis, Flupke Rollers, pape inamovible d’un cénacle littéraire, et Dany Ducailloux, son futur éditeur, en a eu l’idée, importe peu. Le contrat signé, la stratégie fixée, le couplage décidé avec un album de ses nus, restait à rédiger l’œuvre, tâche somme toute accessoire. Pour faire bref, au printemps suivant, « Les prouesses érotiques de Blandine Q. » accédait au statut envié sinon enviable de chef-d’œuvre saisonnier.

Chef-d’œuvre qui fit couler beaucoup d’encre, pour ne rien dire du reste. Durant trois mois, les critiques se sont évertués à expliquer pourquoi, dans un monde regorgeant de revues où des reines de beauté s’exhibaient à longueur de page, en couleurs et glacées (les pages), où des ouvrages savants détaillaient les mille fioritures enveloppant un plaisir en lui-même peu varié (il faut attendre mon âge pour oser le reconnaître), où le terme « obscène » avait fort heureusement disparu du vocabulaire, du moins appliqué à une sexualité dont par chance nulle morale n’était plus en mesure de réprouver ce qu’on avait jadis baptisé turpitudes, la sèche description de pratiques depuis longtemps passées dans le domaine public, jointe à des photographies plutôt convenues, d’une nudité presque sage et d’une qualité esthétique approximative, jetait des foules émoustillées, taïaut, taïaut, à la curée des libraires. Explications laborieuses et sans grand intérêt (de tout temps, bien plus que la professionnelle, la ménagère qui s’encanaille n’a-t-elle pas excité l’imagination ?), que l’approche du centenaire m’autorise à n’avoir pas retenues, et que d’ailleurs l’automne de la même année a passées au pilon en même temps que les quelques « Prouesses érotiques » et autres albums échappés aux razzias.

Bref, un triomphe comme bien d’autres, loupiote routinière dans la pénombre des jours.

N’eût été mon ami Sigismond.

 

À cette époque, il avait installé son cabinet de psychologue rue Brillat-Savarin, par hasard prétendait-il, mais je soupçonnais son penchant pour la bonne chère de l’avoir inspiré. Moi, cent mètres plus loin, je tenais consultation d’acupuncture avenue du Général-Médecin Derache, adresse idéale pour cette mixture de Mars et d’Asclépios que constitue l’implantation sadique dans la chair d’aiguilles à prétentions thérapeutiques. Plus tard, nous abriterions nos décrépitudes à la croisée de ces deux voies, mais pour l’heure nous venions de lier connaissance au bistrot de l’autre coin.

Fringant sexagénaire, l’œil allumé, le verbe haut et drôle, toujours un jeu de mots à la bouche, vagues de longs cheveux gris, dégaine de poète désuet avec son loden bleu marine tombant sous les mollets et son écharpe rouge qui flottait à tous vents, Sigismond Dreuf était un personnage, et pas seulement dans le quartier. Ses collègues et rivaux l’avaient élu président de l’Association des Présidents d’Associations de Psychothérapeutes, sans doute pour son talent à concocter les menus et négocier les ristournes dans les excellents restaurants où s’achevaient leurs débats, peut-être aussi parce que, prétendant récuser toute école en attendant de fonder la sienne, il pouvait arbitrer leurs querelles.

Nous sommes psychologues et non psychosavants, m’avait-il claironné le jour de notre rencontre, nous dissertons sur une psyché dont nous ignorons tout. Mais quelle jouissance !

Et semaine après semaine, dans ce même bistrot où il m’avait invité à lui offrir une Leffe, il m’a conté sous le sceau du secret les plus croustillantes des confidences dont il était dépositaire, ainsi que les brillantes interprétations qu’il en donnait, apparemment sans résultat puisque ses patientes bien nommées (il s’agissait surtout de femmes, du moins dans ses récits, allez savoir pourquoi) lui revenaient avec une réjouissante régularité.

 

Un jour, je l’ai trouvé pensif. Tu te souviens de Blandine Q. ?

Piètre lecteur, je ne m’en souvenais pas, il a dû me rafraîchir la mémoire.

Sa page de gloire tournée avait déstabilisé celle qui pourtant, dans sa revue, célébrait la fugacité comme fondement de l’art contemporain. Chue de son trône éjectable, elle était retournée à la mi-cinquantaine vers ses amours plurielles d’antan, avec un succès de curiosité malheureusement fugace. Avait-elle perdu la foi ? Le don ? L’enthousiasme ? Le « je », comme n’a pu s’empêcher de brocarder mon impénitent amateur de bons mots, n’avalait-il plus la chandelle ? Toujours est-il qu’un monsieur à qui elle dédiait une gâterie naguère affectionnée par certain président s’était écrié : « Ceci n’est pas une pipe ! » et l’avait plantée là pour aller se faire sucer ailleurs.

Passe encore pour l’affront, nul(le) ne peut contenter à la fois tout le monde et son père. Mais cette identification à un peintre qu’elle avait, comme chacun, autrefois défendu, mais qu’il était devenu indispensable de dénigrer, lui était restée au travers de la gorge, aussi profonde fût-elle. Et la pauvre Blandine s’en était allée cuver son humiliation, sans même de queue entre les jambes, pour aboutir des mois plus tard, complètement déstructurée, dans le cabinet de mon ami Sigismond.

Lequel, sans doute, en avait ouï d’autres, même si quelques reliefs de célébrité conféraient à l’anecdote un piquant indéniable. Mais j’ai tout de suite senti qu’il était sous tension. Et notre verve de ce soir-là, enflammée par des libations de Leffe plus abondantes qu’à l’ordinaire, a inspiré la publication de son article fameux « Le cas Blandine Q ou le complexe de Magritte », dans lequel nous démontions – mais il le signait seul – le mécanisme de l’aliénation contemporaine par la précipitation du temps.

Au fait, je ne me souvenais plus trop de ce que nous avions dit, et ce texte, par le plus improbable des hasards, me fût-il tombé sous les yeux (la revue était confidentielle), que je n’y aurais pas reconnu le moindre de nos propos de poivrots. D’ailleurs, guère porté sur les théories, je n’y aurais compris goutte.

Et pourtant !

Flupke Rollers, toujours à l’affût, ne s’y est pas trompé. Ducailloux non plus, à qui aussitôt il a mailé l’article. On tenait là une théorie de la modernité, provisoirement révolutionnaire, et notre monde, justement, était en quête de clés pour s’ouvrir à lui-même. À leur instigation, Sigismond s’est attelé à sa « Bobologie de l’agitation quotidienne dans la société culturelle bruxelloise à l’aube du XXIe siècle », dont « Le cas Blandine Q. » était la pierre angulaire. Intitulé volontairement restrictif, pour ne pas répéter l’erreur d’un prédécesseur illustre qui avait fondé sur l’étouffement sexuel dans la bourgeoisie viennoise de son époque une vision de l’homme des plus extravagante, censée valable pour les Inuits comme les Polynésiens – heureusement à leur insu –, et au moyen de laquelle des sectateurs zélés avaient corseté durant un siècle la pensée occidentale.

Les mauvaises langues ont bien tenté d’accréditer la thèse que la trahison du secret professionnel – l’initiale, dans ce cas précis, dévoilait plus sûrement que le nom – signait le vœu de la patiente elle-même, ultime (et déchirante) exhibition, voire que la publication de cette œuvre, monumentale, mais tout de même indigeste, avait pour but essentiel d’écouler des « Prouesses érotiques de Blandine Q. » opportunément rééditées en poche, peine perdue, la psychobobologie était sur orbite, les « Blandine » de poche sont passés au pilon, l’ouvrage de Sigismond est resté contre vents et marées, indémodable parce qu’à peu près incompréhensible, bientôt traduit dans toutes les langues de la planète à l’exception de l’afghan. Même si ses disciples se sont rapidement déchirés entre dreufiens de stricte obédience, mystico-dreufiens, libéro, socialo ou anarcho-dreufiens et autres déviances, le père de la psychobobologie, deux décennies durant, a paradé de colloque en congrès et de séminaire en symposium, potiche certes mais incontournable, et dispensé de ces consultations qui, enfin il pouvait se l’avouer, ne le passionnaient pas vraiment.

 

Jusqu’à cet hiver ténébreux où, ironie du sort, de jeunes fanatiques gorgés de vulgarisation dreufienne, pour imposer la désagitation salvatrice, se sont emparés du pouvoir et ont coulé sur les idées comme les mœurs bruxelloises la chape de plomb qui les étouffe depuis.

Refusant sa caution au régime, Sigismond s’est retiré dans la maison de retraite au carrefour de nos avenues. Je l’y ai bientôt rejoint et jusqu’à sa mort, plus d’un an déjà, bravant la prohibition, nous nous sommes retrouvés, nuit après nuit, pour évoquer devant une Leffe de contrebande nos souvenirs du bon temps où les futilités étaient licites, si ce n’est essentielles. Et le jour, si le temps le permettait, nous clopinions jusqu’au cimetière, nous asseoir côte à côte pour y philosopher à l’abri des mouchards, sur ce mausolée d’un mauvais goût touchant, sous le haut pin dont le friselis conservait un parfum de liberté.

C’est d’ici que mes pauvres yeux l’ont regardé mettre en terre, mes oreilles bouchées aux discours, les thuriféraires, opportunément, s’étant souvenus que le régime se réclamait de son patronage et qu’il n’était plus là pour le leur dénier.

D’ici que j’ai entrevu, les officiels partis, s’avancer en chancelant cette aussi vieille que moi, pour déposer en marge des gerbes un délicat bouquet. À son départ, je me suis approché. Un fin ruban portait cet unique mot : Blandine. Qu’elle ait omis le Q m’a bouleversé. Le psychobobologue et sa patiente avaient-ils entretenu une intimité dont il ne me m’avait jamais touché mot ? Ou avait-elle simplement projeté ses fantasmes sur lui, comme autrefois on avait projeté sur sa défaillance un peintre naguère adoré que la conjoncture lui imposait de brûler ? Jaillissement à la conscience d’une imposture, qui avait brisé sa trajectoire, en attendant, par les voies impénétrables des idées qui engalèrent la vie, de briser toutes les nôtres.

À moins qu’il y eût là simple témoignage de reconnaissance envers celui grâce à qui, après l’échec de la création littéraire et le discrédit sur ses autres dons, elle passerait tout de même à une certaine postérité ?

Depuis lors, voguent de conserve nos pèlerinages à peu près quotidiens. M’aperçoit-elle seulement à l’ombre de mon pin ? Devine-t-elle qui je suis, et que, dernier peut-être de la ville, je sais qui elle est ?

 

La lumière s’assourdit. Figés sous leur duvet de neige, les monuments vaniteux comme les plus humbles tombes, les haies, les ifs, les cyprès des allées, préludent à l’autre monde. Un souffle essaime une poudre impalpable sur le manteau noir de Blandine qui frissonne, se lève, esquisse trois pas à reculons puis se détourne et s’en va clopinant. Si j’aime tant le cimetière d’Ixelles, pontifiait Sigismond, c’est qu’y mènent les avenues de la Couronne et de l’Université, puis la chaussée de Boondael, haut lieu de négoce et de ripailles, comme pour nous rappeler que ni l’avoir, ni le pouvoir, ni le savoir, ni même hélas la jouissance, ne nous dispenseront d’y reposer, et que cette certitude, remettant à leur juste place échecs et succès, nous contraint à l’humour. Et peu avant sa mort, une dernière Leffe partagée, aucun de nous deux n’en supportant plus une entière, il m’avait fait cette réflexion que l’effervescence dans la liberté d’autrefois n’avait guère suscité que des œuvres futiles, quand la glaciation d’aujourd’hui en couvait d’essentielles, qu’on reproduisait en secret et s’échangeait sous le manteau.

Parlait-il pour la sienne ? Et dans quelle catégorie la rangeait-il ? Je n’avais jamais lu la moindre ligne de sa « Bobologie », et l’état de mes yeux ne me le permettrait plus.

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