La grande @rche

Jean Jauniaux,

 Horizon noir et grand bois noir

Et nuages de désespoir

Qui circulent en longs voyages

Du Nord au Sud de ces parages

Émile Verhaeren,  Les villages illusoires

Qui dira, dans l’ombre du bois, l’odeur des fraises premières,

le goût des premiers baisers, la douceur des premiers gazons,

et le vol rapide et muet des fugaces, fugaces saisons ;

qui dira les sentiers de jadis, la fontaine aux tendres mystères ?

Paul-Jean Toulet,  Élégies

À l’Ami lecteur

Quai de la Senne, Bruxelles, le 18 avril 2099

Le fleuve charrie à mes pieds un cloaque de carcasses humaines et animales. Sur la rive qui me fait face, un incinérateur pousse vers le ciel des convois de nuages sales. Leur masse de suie drape Bruxelles d’une nuit sans fin.

Les autorités de la Province de Bruxelles ont érigé des bûchers dans la plupart des communes de la capitale. Leurs flammes éclairent de vastes zones nauséabondes dans chaque quartier, mais ils ne suffisent pas à la tâche. Depuis plusieurs semaines déjà ils ne parviennent plus à transformer en poussière les corps que des survivants viennent déposer, comme des offrandes interminables, à proximité des feux.

Ce qui devait arriver arriva. Les vivants, envahis par les morts, n’eurent d’autre choix dans leur hâte que de précipiter dans les méandres du fleuve les corps sans vie des voisins, des amis, des femmes, des maris, des enfants. Les dépouilles se mêlèrent aux carcasses des animaux. Enfin, pour être précis, aux animaux dont la race avait survécu aux temps anciens, Ami lecteur, ces temps que tu ne connaîtras autrement que dans la description qui en figurera dans les manuels d’histoire.

Tu trouveras leur nomenclature dans le chapitre intitulé : « L’ère cannibale ».

Pour écrire ces lignes dans le journal de bord, je me suis assis sur un banc, au pied de l’escalier en ruine du Brussels Royal Yacht Club. Le charroi d’épaves funèbres vient cogner sur les coques des bateaux amarrés aux quais et me distrait sans cesse. Tu pardonneras, sachant cela, quelques incohérences qui viendront à n’en pas douter ajouter au désordre des temps que nous vivons, celui de la chronique que je m’apprête à en tenir et à te laisser, Ami, qui la lira dans un an, dans un siècle.

Je suis capitaine de frégate. Mon navire, enfin, pour être plus précis, celui dont j’ai pris le commandement au début des troubles, est amarré au dernier ponton du port pour qu’au moment du départ, aucun obstacle ne vienne entraver sa route. L’équipage s’affaire aux derniers préparatifs. Il faudra longer pendant plusieurs jours les rives mortes du fleuve avant d’atteindre l’océan.

Je ne sais quand j’aurai encore l’occasion d’écrire. De toute façon, j’envisage de déposer ce journal en l’état dans un caisson étanche que je jetterai dans le fleuve lorsque nous aurons pris le départ. Il sera préservé des incendies et des derniers combats. Comme la boîte noire des avions de naguère, il témoignera du naufrage que nous nous apprêtons à fuir.

J’attends les derniers passagers avant de donner le signal du départ. Ce sont les Paysans du Parc de Bruxelles qui embarqueront en dernier. D’après les nouvelles que des coursiers m’apportent toutes les heures, ils ne devraient plus tarder à présent. Ils ont réussi à s’échapper. Ils ont brisé l’encerclement des forces de l’ordre, non sans devoir abandonner les blessés et les morts au cours des combats féroces dont les échos parvenaient jusqu’au port.

Partagés en deux convois, les Paysans convergent vers la Senne. Leur progression est lente. Les hommes, les femmes et les enfants sont épuisés par les jeûnes, les privations, puis les embuscades incessantes que les Forces de l’Ordre leur tendaient et enfin l’assaut dans lequel elles ont lâché tout leur arsenal.

Les convois forment à présent dans l’axe de la rue de la Loi et dans celui de la rue Belliard une procession qui avance à pas lents vers le Cinquantenaire. Avec des gestes las, les enfants encouragent les animaux à avancer. Des boeufs, des ânes, des chevaux tirent les chariots de fortune auxquels ils sont attelés. Une petite fille trouve encore la force de guider une colonne d’oies qui s’éparpille, effrayée par le vacarme des dernières escarmouches. Dans les chariots, des cages abritent des volatiles de basse-cour. Des poules, des coqs, des canards, des dindes émettent des jacassements aigus qui agitent les lapins et les porcelets, attachés un peu plus loin. Des caisses clouées sont alignées dans des chariots couverts. De grandes bâches abritent des intempéries et des flammèches incendiaires les derniers échantillons de racines, de graines et de semences que les Paysans du Parc ont réussi à sauver de la frénésie des mutations génétiques.

On a aperçu les Paysans lorsqu’ils réussirent à ouvrir une brèche dans les barricades dressées par les Forces de l’Ordre à proximité de la Nouvelle Académie. Dès que les soldats cédèrent sous la pression des lourds chevaux de trait, dont on avait pris soin de caparaçonner la poitrine, les Paysans s’engouffrèrent dans les failles béantes qui donnaient dans la rue de la Loi, dans la rue Royale et la rue Belliard. Par ces rues jalonnées de bûchers fumants, les Paysans se dirigeaient vers le Pont Van Praet et la Senne. C’est là que je les attends. Les autres dissidents ont déjà embarqué à bord du navire.

*

Ami lecteur, le spectacle dantesque de la Senne – on dirait un cauchemar jailli du Moyen Âge – que je tente de te décrire n’est qu’un pâle reflet de ce que la ville a enduré depuis deux ou trois « générations ».

Tu le sais sans doute, le temps se mesure à présent en « générations ». Les jours, les semaines et les ans ont été abolis, de même, bien sûr, que les saisons. À quoi bon des « saisons », en effet ?

La terre est devenue à jamais stérile.

On alimente les populations en puisant dans les réserves de farines alimentaires que des laborantins conçoivent dans des greniers : l’alternance des saisons qui, naguère, rythmait les semailles et les récoltes n’a plus d’utilité dans cette industrie.

Certes, l’humanité traversait une crise alimentaire sérieuse, irrémédiable. Mais cela n’était encore rien en comparaison de celle qui survint lorsque l’organisme mondial connu sous le nom de « Marché » décida de procéder à ce qu’il désigna du nom de guerre : Programme de Nettoyage Linguistique.

Il s’agissait d’endiguer les révoltes qui grondaient parmi les populations affamées en leur enlevant définitivement la possibilité d’exprimer leurs revendications. On avait déjà tout essayé : la force militaire, la contrainte exercée sur les démocrates, la propagande dans la presse de bon aloi.

Rien ne semblait réussir à atténuer le courroux des populations.

Les manifestations se multipliaient.

Des hommes, des femmes, des enfants brandissaient des calicots dans les rues. On pouvait y lire, multipliés par les chaînes de télévision qui relayaient leur image, des appels absurdes à se mobiliser pour revenir aux valeurs du passé. La nostalgie envenimait les écrans.

« Plus de conscience, moins de science ! » était un exemple de ces slogans rétrogrades qui « pullulaient », selon l’expression des Académies.

Le Marché décida alors de frapper fort.

Des conseillers en marketing furent convoqués en conclave. La seule consigne qui leur fut donnée consistait en une « obligation de résultat de rang 1 » (indiscutable, non négociable et urgente) : mettre un terme, définitif, aux revendications concernant la chaîne alimentaire mondiale.

La stratégie du Marché fut formulée dans les délais au terme du Conclave.

Elle était tellement simple, tellement évidente que plus d’un parmi les hiérarques de la Haute Assemblée du Marché (HAM) s’en mordit les doigts de n’y avoir pensé plus tôt.

Les experts firent un exposé brillant et limpide.

Dès que les membres de la HAM prirent place dans l’hémicycle, ils projetèrent sur l’écran géant une sélection d’images spectaculaires des plus récentes manifestations : des cortèges bigarrés sillonnant les rues des principales villes d’Asie, d’Amérique et d’Europe, scandant les noms des espèces en voie de disparition, des végétaux et des minéraux dont il ne restait plus rien. Ils agitaient des banderoles où en lettres de sang se succédaient devant les caméras de télévision les noms des fruits, des légumes, des arbres disparus à jamais.

« Qu’observons-nous ? » interrogea l’animateur de la séance, un jeune homme émacié dont aucun sourire n’avait dû éclairer le regard depuis longtemps.

« Qu’observons-nous ? » insista-t-il.

Seul le silence répondit à la question de pure rhétorique qui résonnait encore dans l’hémicycle lorsque le jeune homme enchaîna : « Les mots ! »

L’expert laissa planer le silence quelques instants.

L’image scintillante des manifestations qui continuaient de défiler sur l’écran semblait animer son visage à la Buster Keaton.

« Les mots… ce sont les mots qui constituent l’arme principale, l’arme unique devrais-je dire, de ces trublions… »

Une agitation légère, comme un frémissement, parcourut les rangs.

« Il suffirait d’ôter à ces hommes, à ces femmes, à ces enfants les mots dont ils abusent pour que leurs revendications n’aient plus d’objet… En effet, voici des vandales qui revendiquent le retour du passé, la résurgence de ce qui n’existe plus… Il suffirait de les priver de la possibilité de nommer ce qu’ils exigent pour les annihiler. De façon radicale… À jamais. »

Les applaudissements fusèrent. D’abord timides. Puis, au fur et à mesure que l’évidence emplissait le cerveau de ces hiérarques, ils enflèrent. Prirent leur envol, soutenus par des exclamations dont les plafonds lambrissés se faisaient l’écho enthousiaste :

« Hourra ! »

« C’est génial ! »

« L’oeuf de Colomb !!! »

L’expert toussota, plaça poliment la main devant sa bouche. Il leva ensuite les bras dans un mouvement empreint de majesté. On eût dit qu’il s’apprêtait à octroyer une bénédiction.

La ferveur s’atténua. Certains se tamponnaient les yeux pour en effacer les larmes. D’autres ne parvenaient pas à se défaire de l’étreinte dans laquelle ils se serraient de bonheur, échangeant des accolades qui n’en finissaient plus. D’autres encore jetaient vers le plafond des petits carrés de papier qu’ils avaient déchirés pendant l’exposé et qui à présent, voletaient en pluie joyeuse et inoffensive sur les crânes des confrères installés plus bas dans la salle.

Au fur et à mesure que le jeune expert levait les bras, la clameur s’atténuait. Les petits morceaux de papier avaient tous rejoint le sol qu’ils jonchaient dans une joyeuse anarchie. Les embrassades prirent fin. Les crânes rejoignirent le sage alignement des corps disciplinés.

Dans le silence revenu, le jeune expert entreprit de poursuivre son exposé.

« Voilà l’objectif… l’élimination des mots…»

Les applaudissements faillirent reprendre de plus belle, mais Buster Keaton éleva les bras.

« Il reste à définir les moyens…»

Un silence sépulcral s’installa dans l’hémicycle. Une toux se fit entendre, vite étouffée par les « Chhhuuut !!! » agacés qui suintèrent de l’alignement des crânes tournés vers le catarrheux qui plongea dans un mouchoir.

Certains prétendirent qu’un sourire incurva les lèvres fines de l’expert. Était-ce la découverte de son pouvoir d’orchestrer ainsi, d’un mouvement des bras, l’humeur de cet aréopage austère qui l’emplissait, soudain, de fatuité ? Ne parvenait-il pas à contenir ce trop-plein de suffisance qui, pour ne pas l’étouffer, le contraignait à un rictus comparable à un sourire ?

Il se reprit.

« Nous possédons ces moyens… Nous possédons l’instrument infaillible pour mener à bien l’éradication de tous les mots nuisibles… »

Des regards s’échangèrent. Des sourcils et des rides creusèrent dans plus d’un auguste visage des signes d’interrogation.

L’incrédulité gagna certains esprits. Le scepticisme emplit les âmes chagrines et cyniques.

« L’instrument de cette grande oeuvre ? Nous nous y trouvons ! L’Académie sera l’arme fatale ! Chacune de nos Académies ! Chacune des Académies de chacun des pays de notre Grand Marché ! »

Si un photographe avait été présent à cet instant et s’il avait enfoncé son index sur le déclencheur de son appareil, il aurait figé sur la surface de son viseur la matérialisation pixelisée de la stupéfaction la plus intense.

L’orateur jouait avec de plus en plus de dextérité de l’alternance des silences et des bénédictions. Il se complaisait dans la gestuelle qu’il investissait d’une solennité vaticane.

Il s’écoutait parler. Il s’aimait parlant !

« Vous, Vénérables Académiciens, serez les archers de ces flèches invincibles. Vous serez les Croisés de notre ère ! Chacun d’entre vous en vos grades et qualités ! Chacune de ces vénérables institutions, acquises à la cause du Marché depuis plusieurs générations, possède les ressources intellectuelles, linguistiques et humaines pour mener à bien cette mission de salut public ! »

Sans s’en rendre compte, l’expert avait élevé la voix. Dans un même élan, ses bras s’étaient levés. Le projecteur du power point allongea sur l’écran scintillant l’ombre de l’orateur qui sembla de sa silhouette épouser le martyre d’un Christ en croix.

« Et l’Académie de Bruxelles, parmi les plus vénérables, doit devenir le fer de lance de cette croisade des temps présents ! »

Les applaudissements éclatèrent de plus belle, tandis que Buster Keaton se tenait immobile, bras tendus vers le ciel, des milliers de pixels dessinant derrière lui le V d’une victoire promise.

« Le Marché a les yeux tournés vers nous ! Vers Vous ! Vers Bruxelles… Brisons la révolte dans sa substance même !!! »

Dès le lendemain, la Nouvelle Académie de Bruxelles se réunit. Les Académies Soeurs des autres continents lettrés (l’Océanie et l’Afrique ne faisaient plus partie du Club fermé qu’était devenu le Marché) saluèrent l’exemple qu’elle leur offrait et lui emboîtèrent le pas.

Bruxelles, comme en beaucoup d’autres matières, s’attela à la tâche avec l’enthousiasme et l’expertise en matières linguistiques que l’on connaît aux descendants du Royaume de Belgique.

La première mesure qu’elle prit fut de promulguer « l’interdiction de prononcer, d’écrire, de penser (!) le nom des saisons ».

Il y eut un maigre débat sur l’inclusion de l’interdiction de « penser ».

Pas une discussion sur le fond.

Personne ne voulut ré-ouvrir le vieux débat sur l’antériorité respective de la pensée ou du langage. Les temps n’étaient plus à ce genre de facétie depuis belle lurette. Non.

Le débat porta sur la manière de contrôler, d’évaluer, de mesurer (et donc de sanctionner) l’acte de penser. Un regard rêveur, une ombre de mélancolie dans les yeux, un froncement des paupières : seront-ce là les signes qui alerteront les contrôleurs ?

Aurons-nous des instruments de mesure de la pensée à disposition des postes de contrôle ? Des détecteurs de pensées ?

On laissa ce point ouvert.

Le Secrétaire Perpétuel de la Nouvelle Académie promit d’y revenir après avoir réuni une Commission de Sages et lui avoir confié la tâche, « difficile mais combien exaltante » précisa-t-il, de « définir cette disposition de l’esprit et d’en limiter les égarements ».

Au sein de l’Académie, quelques poètes voulurent aussi que l’on conservât une trace – « ô combien inoffensive » souligna leur porte-parole, un homme d’âge mûr qui dissimulait ses yeux brûlés derrière des lunettes fumées – de la paresse mélancolique des automnes, des senteurs enivrantes du printemps, de la chaude lumière estivale et des glaces immaculées de décembre.

En effet, plaidait le vieillard, pourquoi ne pas conserver quelques poèmes, quelques chansons ? On les déposerait dans un mausolée que l’on scellerait de toutes parts, comme les pyramides. On pourrait aussi les héberger sur un site protégé de la Toile. Un mot de passe suffisamment complexe découragerait les pirates les plus ingénieux.

Il suggéra même, pauvre vieillard enivré d’utopie, de les rassembler dans l’un des ces vieux musées que plus personne ne fréquente.

« Quel mal y aurait-il, quel danger, je vous le demande, à déposer là quelques volumes de poésie ? »

On bâilla beaucoup dans les rangs, profitant de ce que la cécité du vieil homme l’empêchait d’observer le peu de cas que l’on faisait de son plaidoyer. Le Secrétaire n’eut même pas besoin de procéder au vote habituel.

La chimère du vieillard fut repoussée à l’unanimité.

« Moins une voix, j’imagine » crut-il bon d’ironiser, avant d’argumenter : « Nommer les saisons contribue à entretenir l’espoir de leur retour. Or, l’Espoir a été aboli par l’Académie Mondiale depuis le siège de son autorité souveraine à Seattle. »

Le vieillard se leva. Il quitta la salle. Le grand escalier de l’Académie résonna des petits claquements secs de sa canne blanche.

De nombreux témoins le virent traverser la rue Ducale et attestèrent qu’il franchit les grilles du Parc et alla rejoindre les rangs des dissidents.

On le vit sourire de l’accueil enthousiaste que lui réservèrent ces femmes, ces hommes, ces enfants dont il connaissait l’acharnement, le courage et la ténacité.

L’Académie ordonna de placarder des affichettes énumérant les mots interdits. Ce ne fut pas le moindre paradoxe, ni le moins cruel : pour condamner l’usage des mots dorénavant prohibés, les Académiciens étaient contraints de les mentionner !

Ce fut une bien maigre consolation que, de mauvais gré, la Nouvelle Académie offrit aux dissidents en publiant sur les murs de la ville les quatre premiers mots bannis : automne, hiver, printemps, été. Ces saisons dont le rythme avait été saccagé au cours des ans.

Quel bonheur pour moi de les écrire ici à nouveau, une dernière fois, à ton attention, Ami lecteur. L’étude attentive des manuels d’histoire t’apprendra sans doute que rien de ceci ne serait arrivé si on avait davantage prêté l’oreille aux poètes, aux météorologues, aux utopistes dont ce vieillard aveugle était l’héritier. Ils ne cessaient de scruter le ciel et lançaient des avertissements aux hommes. Ils leur désignaient les dévastations célestes qu’ils observaient au-dessus des pôles.

Mais, Ami lecteur, je me tourne vers toi, vers ton regard bienveillant, vers ce visage qu’éclaire le reflet de ces feuilles de papier que je livre aux hasards, les seules espérances qui me restent.

Ami lecteur, quel miracle auraient pu accomplir ces poètes ? Dans quelles réserves insoupçonnées du coeur ces pèlerins du rêve, devenus trublions de l’ordre public, traqués en tous lieux de la cité, auraient-ils pu trouver l’énergie nécessaire à combattre les assauts de bêtise qui s’affichaient sur les murs de la ville ?

« Interdiction de penser les saisons » !

Quels tourments calamiteux ont dû traverser l’esprit des grands de ce monde pour qu’ils osent étaler ainsi sur des panneaux de frigolite blindés – le bois, même le plus commun, a disparu des forêts – des inepties aussi considérables ? Et puis, le paradoxe de ces injonctions saisissait à la gorge les rares passants qui s’attardaient encore à les lire : est-il un seul promeneur, s’immobilisant devant l’infâme censure, qui l’ait lue sans penser précisément à ce qu’elle désignait !

Certains, anarchistes authentiques, s’attardaient de façon délibérée au déchiffrement des premières énumérations. Ils choisissaient les panneaux disposés à proximité des corps de police. À quelques pas des cerbères qui se tenaient au garde à vous, prêts à sévir au moindre signe de « pensée », les anarchistes s’immobilisaient devant les affiches et en prenaient connaissance avec la lenteur souveraine des cancres appliqués.

Quelle attitude plus civique que celle de ces hommes et de ces femmes consacrant de longs instants à déchiffrer la liste des mots auxquels il devenait interdit de penser. Les impuissants gardiens de la paix avaient peine à conserver leur calme. Mais quel grief auraient-ils pu invoquer pour passer les menottes à ces citoyens assidus à lire les textes officiels !

La belle idée d’un musée des saisons avait rejoint le catalogue des utopies depuis quelques jours déjà.

Les Paysans et les Poètes regagnaient en nombre croissant les allées du Parc de Bruxelles, dans lequel ils organisèrent la sédition. Les anarchistes, lecteurs assidus des affiches placardées dans les rues de la ville, les informaient régulièrement des progrès des travaux de l’Académie.

Le zèle de cette dernière n’avait d’équivalent que l’enthousiasme et l’assiduité des honorables membres de l’institution. Ceux qui n’avaient pas démissionné abattaient de l’ouvrage à un rythme décuplé par l’absence même de ceux qui, auparavant, freinaient leur ardeur. Le choix de la démission, pour noble qu’il ait été, contribua ainsi à accélérer le processus de destruction lexicologique.

Constatant que le nombre des séditieux qui convergeaient vers les rectangles du Parc ne faisait que croître, l’Académie mit en oeuvre une proposition de décret qu’un de ses membres les plus dynamiques fit voter à l’unanimité.

Le Président convoqua les préposés à l’urbanisme des principales agglomérations du Pays. Lors d’une réunion plénière, les employés municipaux de la plupart des grandes villes se présentèrent devant le porche d’entrée du Palais. Ils avaient longé les grilles du Parc et s’étaient fait copieusement huer par les dissidents.

Un banquet les réconforta, arrosé de quelques bonnes bouteilles que le Maître sommelier avait remontées de la cave. Il est vrai, Ami lecteur, que la pénurie avait été quelque peu retardée au Palais. Dans les souterrains qui reliaient le Palais des Académies et l’ancien Palais Royal, des documentalistes zélés avaient précieusement rangé (« pour que l’histoire en conserve la trace ») un exemplaire de la plupart des produits qui étaient appelés à disparaître.

Lors de l’hiver 2010, les documentalistes furent envoyés dans la plupart des grandes surfaces commerciales du Royaume et y acquirent un échantillon de chacun des produits qui figuraient dans les prospectus « toutes boîtes » que l’on distribuait naguère dans les quartiers opulents de la ville. Sur de vastes feuillets en quadrichromie, les aliments les plus fastueux épanchaient leurs mérites et leurs prix.

Les documentalistes reçurent leurs consignes lors d’une réunion historique, tenue le 22 décembre. Dans la grande salle des banquets, un général en retraite leur communiqua les grandes lignes de la stratégie qu’il avait mise au point.

La veille du jour de Noël, les documentalistes, triés sur le volet, se rendraient dans les grands magasins dont ils avaient reçu les publicités criardes. Le Général distribua à chacun une liste des produits dont ils avaient la responsabilité de recueillir au moins un échantillon.

Le Président leur transmit, après l’avoir dûment estampillé, un ordre de réquisition. Dans le discours qu’il prononça pour les remercier de leur engagement et leur réitérer la confiance que l’Académie plaçait en eux, il se fit lyrique lorsqu’il évoqua, en les désignant, les « commandos pâtissiers », « les légions charcutières », « les phalanges poissonnières » qui s’en iraient par les travées des magasins prélever les témoignages des heures passées.

Il déploya à ce moment un des « toutes-boîtes » que lui tendait l’huissier et il déclama, Ami lecteur, cette liste inouïe que je colle sur le verso de cette page. Il récita ce long catalogue tandis que les Académiciens, les Documentalistes, les Huissiers et même les snipers qui veillaient aux fenêtres donnant sur le Parc pleuraient à chaudes larmes comme autant d’Èves et d’Adams chassés à jamais des félicités.

Imagine, Ami lecteur, ce catalogue lu à haute voix dans un capharnaüm de sanglots et de chagrin.

Un Académicien dissident m’a raconté comment le Président avait donné ses ordres aux croisés de l’Ère cannibale.

« Vous longerez des travées dont les parois vous submergeront de leur opulence.

« Vous, les commandos des charcuteries-boucheries, vous ploierez sous les alignements de boeuf. Vous emporterez des découpes de contre-filet, de pelé, de rôti, de tournedos, de rumsteack.

« Vous vous laisserez attirer par le tendre des rôtis de porc au carré avec ou sans os, mais tout roses et légers.

« Vous humerez les volailles : poules et poulets en cuisses découpées, en ailes déployées ; canards comme saisis au vol et dont les magrets appellent les rôtissoires brûlantes dans lesquelles ils vont fondrent bientôt et dégouliner.

« Plus loin, vous ne négligerez pas les rôtis de cuisse de dinde, des morceaux reconstitués, ficelés, réinventés !

« Vos yeux ne manqueront pas les cailles succulentes qui soutiennent les édifices de gibiers à plumes, faisans et canards sauvages, arrêtés en plein vol dans les ciels de l’automne.

« Vous imaginerez le chemin que pourraient parcourir les saucisses, les kilomètres de saucisse qui s’enroulent en pyramides à côté des boudins.

« Ah ! Les boudins ! »

Il semble que le Président ferma les yeux à ce moment et énuméra de mémoire la suite, froissant le toute-boîtes dont on se rendit compte qu’il le connaissait par coeur, tant il avait dû le lire et le relire.

« … les blancs, les noirs, les sanguins. Les boudins aux raisins de Corinthe, aux herbes et coriandre, aux poireaux-chicons, aux choux de toutes sortes, de toutes origines, comme pour vous narguer, vous aguicher, vous truander… »

Certains crurent qu’il perdait la raison. L’extase du Président semblait le mener à l’apoplexie. Personne n’osa bouger cependant.

« … Choux de Bruxelles, de Chine, choux blancs, choux verts, choux rouges… Petits choux qui vous évoqueront les crèmes pâtissières de vos collègues, l’escadron des farines et sucres. »

Le Président ouvrit des yeux exorbités et désigna une rangée de documentalistes qui sursauta.

« Vous ! les phalanges de poissonniers, vous traverserez un décor scintillant de glace pilée où reposent les homards, les huîtres, les gambas, les bigorneaux, les bulots, et puis, et puis… »

Le discours du président s’éternisa.

On remplit sans discontinuer le verre de vin qu’il avalait entre chaque envolée de son discours. On le crut fou. On le crut ivre. Personne n’intervint.

Tous, Académiciens, Huissiers, Documentalistes, alignés de chaque côté de la table du banquet, se bâfraient de ses mots, buvaient ses assoiffements.

Car il évoqua aussi les vins, les cidres, les bières. Il avait noté quelques mots de son discours sur un petit calepin qu’il jeta derrière lui, pour saisir à pleines mains les publicités en quadrichromie qu’il mangeait des yeux pour en délecter ensuite son auditoire exalté !

« Vous dirais-je les vins…? »

« Ouiiii » s’exalta l’assemblée.

Et le Président gravit les coteaux du Médoc, longea les côtes de Blaye, navigua sur les eaux de la Gironde, affala les voiles à Beychevelles, exhala les fraîcheurs des caves et des chais.

« Vous dirais-je les cidres ? »

« Oui ! Oui ! Oui ! » scanda l’Académie.

Et ils parcoururent les arômes fruitiers de la Normandie et du Calvados, s’enivrant des mots comme naguère leurs ancêtres des sucs fruités.

Puis les bières furent à l’honneur. Le Président évoqua les mots que l’on pouvait encore lire sur l’une des façades de la Grand-Place de Bruxelles, avant que les forces de l’ordre ne descellèrent les pierres sculptées au fronton de la Maison des Brasseurs : « Des bienfaits du ciel et de la terre, par la grâce de saint Armould et le savoir des hommes, est née cette boisson divine : la bière. »

Un silence plein de gravité suivit cette évocation. Les coeurs, les gosiers, les langues et les palais de ces hommes assemblés se réveillaient d’un long endormissement des sens.

Un des Académiciens, dont le ventre rebondi témoignait encore d’anciennes libations, demanda la parole. Il voulait insister sur l’importance de la mission des documentalistes en ce qui concerne la bière, ce patrimoine inestimable.

Au risque d’être démissionné par ses pairs, l’Académicien leur rappela le miracle inouï de ce breuvage, né de l’orge que l’on fait germer et que l’on réduit en malt dont, ensuite, on fait du moût.

On le laissa parler. Il se tint debout, le ventre appuyé dans la nuque de celui qui était assis devant lui et qui ployait au fur et à mesure des envolées brassicoles de son compère :

« Rappelez-vous des brasseries dans lesquelles on s’affairait à transformer l’amidon en sucre, puis le sucre en alcool. Souvenezvous de ces calices dans lesquels nous buvions les trappistes, brunes ou blondes : les Leffe, les Orval, les Rochefort, les Westmalle, les Affligem, les Grimbergen, les Maredsous. »

Un frémissement parcourut les rangs.

« Mais, comment chanter la reine d’entre ces bières, celle qui ne demandait à l’homme aucun effort, hormis celui de la contempler dans les foudres où elle fermentait spontanément.

Car où sont-ils à présent ces microbes qui transformaient le moût en lambic ! Oui, vous avez bien entendu : des microbes !

Bienfaisants ferments que charriait à profusion l’air de Bruxelles et qui, par un de ces miracles qui échappent à l’entendement, faisaient d’un immonde marigot de graines trempées, la plus magnifique d’entre les bières : la gueuze ! »

Il éclata en sanglots et retomba sur son siège en répétant, comme une litanie :

« La gueuze, la gueuze, la gueuze »

Le Président, porté par l’intensité de l’émotion que générait l’évocation des bières en récita plus de cent provenant toutes du terroir de ses ancêtres, le Hainaut. Il s’attarda sur le village de ses ancêtres, Essinnes-sur-Haine, et une émotion sincère emplit ses yeux de larmes, tandis qu’il évoquait la plus goûteuse d’entre les bières qui y était brassée et qui portait le nom superlatif d’Ultra.

On ne sait par quel détour, dont la mémoire a le secret itinéraire, le Président évoqua aussi l’ancien Pays Noir, dont les cités (Marcinelle, Jumet, Montignies, Lodelinsart, La Louvière), abritées au flanc des terrils, connurent dans l’Ère Cannibale une prospérité qui contrasta avec la désolation que ces régions traversèrent pendant des siècles. Les terrils, érigés à partir de déchets de charbon, de poussière de coke et de houille, produisirent les derniers végétaux de la région. Des vignobles, des potagers, des vergers s’épanouirent sur les versants chauds de ces montagnes qui, disait-on, enlaidissaient le paysage de leur noirceur et devinrent un Éden inattendu.

Le Président quitta ces sombres contrées de la mémoire et conclut son homélie, comme un ancien banquet, par une carte des alcools qui achevèrent cette liturgie orgiaque faite de mots exultés.

Les commandos revinrent de leur expédition à bord des camions bâchés que le Général avait mis à leur disposition. Visage appuyé contre les grilles du Parc, les séditieux observèrent l’interminable procession des véhicules vert de gris. Les fentes de lumière pâle des phares camouflés découpaient dans l’obscurité des yeux de chat malades et effrayés. Des arômes trahirent l’exacte nature de la cargaison : les fruits, les fleurs, les viandes épandaient des volutes odorantes dans le sillage du convoi.

Le général dirigeait chacun des camions vers un des entrepôts souterrains où des frigos devaient conserver le fruit de cette expédition nocturne que l’Histoire retiendra sous le nom de « Nuit Famélique ».

C’est dans ces entrepôts que les derniers Académiciens allèrent puiser l’aliment de leurs banquets rituels. « Nous devons être les derniers à nous souvenir de ce qui fut. »

Ainsi justifiaient-ils leurs fréquentes séances de dégustation dans les couloirs humides.

« Qui d’autre pourrait mieux apprécier de tels vestiges, et en rendre compte aux générations futures ? » plaidaient-ils lorsqu’une belle âme prise de remords demandait la parole et, depuis la tribune, leur soumettait en termes éthiques les remords qui tenaillaient sa conscience.

« Éthique ou étique, il faut choisir ! » plaisanta un irrévérencieux, déclenchant des trémoussements hilares dans le parterre de ses collègues.

C’est dans les ultimes réserves de ces fabuleux frigos, tu l’auras compris, Ami lecteur, que les victuailles furent puisées pour orner les tables auxquelles s’assirent les employés de l’urbanisme, convoqués par l’Académie pour mettre en oeuvre le plan « Baptême ». Ces hommes de loi et d’ordre s’empiffrèrent de tout ce que je viens de te narrer, tout en buvant les instructions que le Président leur récitait. Il s’agissait de rebaptiser les rues, les squares, les avenues, bref tous les lieux publics que des mots dorénavant prohibés désignaient. Pas un seul panneau indicateur, pas une seule plaque ne devait échapper à leur vigilance. Une liste avait été dressée des noms anciens en regard desquels les identifications nouvelles avaient été calligraphiées.

Pour Bruxelles, il s’était agi de désigner de nouvelle façon 2478 lieux-dits.

Faute de trouver assez de patronymes d’hommes de bien – les Académiciens s’étaient déjà tous autoproclamés et avaient épuisé la nomenclature de leurs prédécesseurs –, ils appelèrent à la rescousse leurs confrères des autres Académies : des Sciences, des Mesures, de la Civilité, de la Méthodologie. Des congrès inter-académiques se réunirent, au grand dam des réserves souterraines que les hommes d’esprit sollicitaient sans égard pour la vocation historienne desdites réserves.

Quand les noms des grands hommes firent défaut, on organisa un grand banquet à l’Académie des Sciences Mathématiques. Les réserves de homards furent épuisées en un soir et, parmi les pinces et les pattes qui jonchaient la table, on fixa la répartition, par municipalité, des nombres disponibles pour désigner les lieux publics.

Ami lecteur, des quartiers entiers perdirent ce qui naguère les égayait. Une agglomération de Bruxelles connue sous le nom de Quartier du Chant d’Oiseau fut rebaptisée Quartier des Algèbres !

L’ avenue des Tourterelles devint allée des Polynômes, la rue des Éperviers devait dorénavant être désignée rue des Équations.

Mais cela n’était encore rien en regard des avenues que seules des successions de chiffres permettaient de reconnaître. La belle allée des Alisiers se transforma en allée 418.932. Ils avaient commencé à utiliser les chiffres lorsqu’ils se rendirent compte du nombre de rues, de venelles, de places, d’avenues qui répétaient, comme autant d’obstacles à leur dessein, les noms interdits : les Acacias (24 à Bruxelles et périphérie), les Pommiers (8), les Platanes (16 !). Je n’ai pas gardé souvenance des nombres ou des formules qui furent attribuées au square des Ibis, à l’avenue des Églantiers, à la place des Peupliers, ces arbres dont le frémissement argenté avait enchanté tant et tant de promeneurs, rêvant le long des canaux.

Enfin, ils se déchaînèrent sur les plaques des rues désignant les anciens « marchés ». Leur rage à les détruire égalait leur ferveur à l’égard du seul, de l’unique, du très haut et très libéral Marché qu’ils vénéraient. C’est ainsi que sombrèrent dans l’oubli, malgré les siècles d’histoire dont ils témoignaient, les Marchés aux Poissons, au Bois, aux Fromages, aux Herbes, aux Peaux, aux Porcs, aux Poulets. Le seul qui subsista fut le Marché au Charbon. Mais, tu vois, Ami Lecteur, quelle force d’évocation possèdent ces mots, qui ne sont pourtant qu’assemblage de lettres. Vois leur puissance. Moi-même, je m’y laisse prendre. Je m’y abandonne au lieu de m’en tenir à la chronique rigoureuse et objective des événements que je veux porter à ta connaissance, pour que ces épreuves que nous traversons ne nous aient pas été infligées en vain.

La Nouvelle Académie appliqua les lois nouvelles sans le moindre « état d’âme ». Il est vrai que la plupart des Académiciens avaient été désignés à Seattle, Capitale souveraine du Marché, sur base de tests imparables.

Ces hommes – t’ai-je dit déjà que les femmes avaient été déclarées inéligibles à toute fonction de responsabilité ? – n’avaient rien de comparable aux Anciens qui étaient lettrés ou savants. Les Nouveaux n’avaient dû leur siège à aucune qualité de coeur ou d’esprit. Seule avait plaidé en faveur de leur élection une indéfectible loyauté aux règles du Marché. À la mission de supprimer les mots, ils mirent un zèle à la mesure de leur aveugle fidélité au dogme. Les quelques mauvais esprits qui n’avaient pas été atteints par la limite d’âge furent « invités » à démissionner et rejoignirent les dissidents du Parc.

Certains se dirigèrent ensuite vers le Port de la ville.

Différents bateaux avaient déjà quitté le pays, emmenant au long du fleuve les premiers exilés.

Mon bateau était le dernier. En tout cas, le dernier en état de naviguer.

Le long du quai, des carcasses de chalutiers et de péniches témoignaient de l’ancienne activité portuaire. Mais, enfoncés dans la vase, éventrés lors des précédents voyages, ils n’auraient pu être remis à flot.

Les émeutes se multiplièrent et contraignirent la police municipale à ériger des chevaux de frise autour du Palais des Académies, protégeant ainsi, par les armes et la force, les travaux de ceux qui furent, en d’anciens temps, doctes et sages.

J’avais appartenu à l’Académie de Marine.

Tu l’as compris, Ami Lecteur, je figurai parmi les démissionnaires de la première heure. Avec fracas je lançai ma démission à la tête des amiraux lorsqu’ils acceptèrent de répondre à l’invitation de la Nouvelle Académie et commencèrent à énumérer les vocables à prohiber dans le dictionnaire du monde marin. Il est vrai que les océans, les mers, les fleuves, les rivières ne conservaient de la vie qu’ils avaient abritée que des vestiges dont les dictionnaires étaient les seuls dépositaires. Mais était-ce là raison suffisante pour détruire ces ombres inoffensives à présent de l’éclatante lumière qu’elles furent ? Fallait-il gommer des gravures la silhouette des frégates, le sillage des orques, l’albatros, et tous ces oiseaux et tous ces poissons dont je voudrais ici, si j’en avais le temps, énumérer la liste.

Dès que j’eus claqué derrière moi la porte capitonnée de la salle de réunion, je m’orientai vers la Senne. Je savais qu’à bord de la frégate, les marins m’apporteraient leur aide et leur fidélité dans la réalisation de mon dessein : achever l’évacuation des dissidents du Parc de Bruxelles avant que la folie des hommes ne les ait exterminés.

Je rassemblai dans une salle désaffectée du Yacht Club mon équipage d’insurgés. Une fois les consignes données, chacun se mit à l’oeuvre pour que le navire fût armé et prêt à quitter le port.

« L’ @rche des Mots » : c’est ainsi que l’équipage rebaptisa mon navire, une ancienne frégate de l’armée reconvertie en station météorologique. À son bord, nous fûmes parmi les premiers à annoncer les bouleversements irréversibles dont nous étions les témoins, bouleversements que des appareils de mesure traduisaient en algorithmes, en graphiques et en chiffres incontestables.

L’indifférence coupable avec laquelle les autorités du Marché accueillirent ces informations contribua dans une large mesure à l’insubordination des marins, qui accueillirent avec des Vivats ! retentissants mon départ de l’Académie de Marine et leur vocation de corsaire des temps nouveaux. J’avais pris contact avec les Paysans. Depuis deux générations, les familles des premiers d’entre eux avaient investi le Parc de Bruxelles. Ils s’acharnaient à y préserver quelques essences précieuses de la flore du passé. Ils entretenaient les spécimens d’animaux dont naguère on nourrissait leurs semblables. Oui, Ami lecteur ! Tu as bien lu : d’une même espèce les animaux faisaient office de géniteur et de nourriture ! Des farines animales nourrissaient les veaux, les volailles ! Des farines de poisson rassasiaient des aquariums géants ! L’« Ère cannibale » portait bien son nom.

Le règne végétal n’avait conservé de ses anciennes profusions que de rares spécimens. Ce sont ces paysans-là, réfugiés dans le Parc de Bruxelles (comme dans les espaces verts d’autres métropoles, ainsi que nous le voyions sur les écrans de télévision), qui, au péril de leur vie, ont préservé des manipulations génétiques de chétifs végétaux, qu’ils abritent dans des semis dissimulés à quelques encablures du Palais des Académies.

On raconte (tu constateras, Ami lecteur, la célérité avec laquelle les hommes s’inventent les légendes !), on raconte que des enfants avaient découvert certaines graines encastrées dans un décor de théâtre ! Dans leurs jeux, les enfants s’étaient approchés des ruines du Théâtre du Parc, un établissement qui avait connu un lustre certain voici de nombreuses générations. Intrigués par une affiche où l’on pouvait encore lire « Le Roi Lear », les enfants s’étaient introduits par un escalier dérobé dans le magasin des décors.

Les lieux laissés à l’abandon se trouvaient dans un état de délabrement indescriptible. Il est vrai que ce théâtre, lors des célébrations jubilaires des États-Unis d’Europe, avait été le lieu de rassemblement du mouvement indépendantiste, une des premières forces de contestation du Marché. La Belgique (estce de là que vint son goût de la fiction et du surréalisme ?) était née, il est vrai, sur les planches du Théâtre de la Monnaie, lors d’une représentation qui trouva place dans les livres d’histoire comme acte fondateur du Royaume. Mais voilà de l’histoire ancienne, Ami Lecteur.

Je reviens à mon récit.

Les enfants ne s’effrayèrent pas de l’état ruineux dans lequel ils trouvèrent l’escalier qui menait dans la salle du théâtre. Les privations incessantes, les combats violents, les tirs des snipers leur avaient enseigné la prudence à laquelle il leur fallait s’astreindre dans leur vie quotidienne. Ici, devant l’escalier pourri qui s’enfonçait dans les entrailles du théâtre, ils redevenaient des enfants joueurs, s’encourageant à coups de coude dans les côtes pour franchir la porte de fer qu’ils avaient entrouverte à grand-peine et qui projetait un couperet de lumière dans l’obscurité.

Ils tirèrent à la courte paille celui qui allait prendre la tête de leur expédition. Une torche éclaira le visage tendu de l’enfant ainsi désigné. Il s’avança, non sans vérifier que ses deux compagnons le suivaient comme convenu. Il leur fit un dernier signe pour les inviter à la fois au silence et à la solidarité et descendit les marches.

Ils pénétrèrent dans le magasin des décors. Des fauteuils empilés s’élevaient en de fragiles édifices, un trône aux accoudoirs dorés, le dossier surmonté d’une couronne, semblait inviter le premier des enfants à s’y installer. Ce qu’il ne manqua pas de faire pour accueillir, comme un souverain ses vassaux, deux autres garçonnets qui se prosternèrent devant sa majesté.

Ils éclatèrent de rire. Leur joie résonna dans l’amoncellement d’objets et de mobilier en carton-pâte. Elle s’éleva à travers les fissures du plafond dans la grande salle du théâtre. Ils longèrent les travées qui menaient vers la scène et emplirent l’espace muet de leur tintement de cristal. Suivant l’écho de leurs éclats de rire, les enfants entrèrent dans la grande salle du théâtre.

Tout semblait intact : les fauteuils alignaient leurs rangées arrondies, les couloirs déroulaient entre les sièges des allées de velours grenat, et, sur la scène, des roches éparpillées, un océan en trompe-l’oeil et des buissons représentaient ce que Shakespeare avait sobrement décrit : « the scene is mostly outside, either in undeterminate places or on the battlefield »…

Les enfants se tenaient droits et silencieux. Leurs torches les éclairaient d’une lueur dansante comme les phares protégeant du naufrage la navigation incertaine de ces explorateurs.

Bien sûr, ce sont des enfants. Malgré la guerre qui se mène là-bas, à quelques mètres dans le Parc, malgré la faim, malgré les privations, que fait un enfant dans l’espace de ce champ de bataille « pour rire », dans cette aire de carton-pâte, dans cette salle de velours et d’or ? Il s’élance dans de grandes courses-poursuites, il pousse des hauts cris, il éclate de rire. C’est ce que l’on entendit, Ami lecteur, poussés par leur frayeur autant que par leur gouaille, des appels qui se succédèrent dans la majesté sépulcrale du lieu.

Ils espéraient se rassurer. Ils espéraient oublier quelques instants le monde qui les attendait dehors. Puis, la peur revint. La peur de se trouver dans un lieu inconnu. La peur d’être enfermés dans cette bâtisse où le réel et l’imaginaire se mêlent. Les deux enfants qui se trouvaient dans la salle rejoignirent celui qui se tenait sur scène et les hélait :

« Venez ! Nous ne repartirons pas les mains vides…Venez ! »

Leurs torches se reflétèrent dans les cristaux du lustre qui s’était effondré du plafond, sans doute lors des combats, et gisait au beau milieu des rangées centrales, dont les fauteuils semblaient autant de fantômes des spectateurs du passé. Les enfants hâtèrent le pas et escaladèrent le garde-corps séparant la salle de la scène. Leur compagnon désigna de la lumière de sa torche l’arrière-plan du décor. Sur les monticules de terre que le décorateur avait étalé sur la scène, figurant un « lieu extérieur ou un champ de bataille », les pousses de troène qu’il avait plantés s’étaient développées par on ne sait quel miracle. Les racines, plongeant dans le plâtras et les bois moisis y avaient trouvé assez d’aliments pour survivre et se développer.

Les enfants prélevèrent un échantillon de chacune des espèces qu’ils purent distinguer dans cette végétation inattendue et regagnèrent la lumière du jour.

Ils furent accueillis par la joie sévère des adultes, heureux de les voir sains et saufs, mais fâchés de l’inquiétude que leur disparition avait occasionnée. Des recherches avaient été mises sur pied. Les allées du Parc avaient été sillonnées, auscultées, remuées par des équipes qui désespéraient de les trouver.

Le bonheur de les retrouver fut d’autant plus grand que les enfants se hâtèrent de raconter leurs explorations dans les décors poussiéreux du théâtre et d’exhiber leurs trouvailles.

Les premiers dissidents avaient investi le Parc de Bruxelles parce que l’espace végétal y avait été miraculeusement préservé. La proximité des Palais, celui de la famille royale, celui que l’on appelait encore « Palais de la Nation », malgré la disparition de cette conception désuète de l’organisation politique, et, bien sûr, les Palais d’Amérique et du Marché qui se faisaient face. Le Palais d’Amérique longeait l’ancienne rue Ducale tandis que celui du Marché avait pris place dans les somptueux édifices des anciennes institutions bancaires de la rue Royale.

Cet environnement prestigieux avait amené les édiles municipaux à prendre un soin tout particulier de ce rectangle végétal unique au monde. Les satellites d’observation envoyaient au monde entier cette image surprenante de la Belgique, aussi célèbre que naguère la Muraille de Chine dont les mêmes satellites identifiaient les cheminements incurvés.

La première génération de dissidents occupa le Parc par pure provocation. En effet, la proximité des pouvoirs qu’incarnaient ces Palais et la notoriété universelle du Parc de Bruxelles, acquise grâce aux météorologistes qui s’y référaient constamment, en faisaient une destination idéale pour leur dessein.

Ils ne savaient pas, à ce moment-là, qu’ils allaient devenir les dépositaires du patrimoine végétal le plus diversifié de la planète… Ils ignoraient aussi que cet espace allait abriter leur révolte jusqu’à ce jour d’avril 2099 où j’écris ces lignes en attendant les survivants.

Ils auraient dû s’en douter pourtant, les anciens : on n’occupe pas un lieu aussi chargé d’histoire et de symboles sans s’y engager pour longtemps. Sans doute ignoraient-ils que ce parc fut, à la Renaissance une garenne célèbre dans laquelle on chassait le gibier. Bientôt, les treize hectares du site furent redessinés. Sur les images satellites on distingue encore les symboles du compas et de l’équerre. Naguère, ces instruments invitaient des hommes de bonne volonté à mesurer le chemin ardu qui devait les mener à un humanisme aujourd’hui révolu.

On ne trouve plus guère trace du plan initial de ce jardin.

Les bombardements firent leur oeuvre de destruction au cours des années d’occupation. Les Dissidents, pour préserver les échantillons qu’ils avaient réussi à sauver durent modifier le plan de sol. Aux perspectives géométriques, ils n’eurent d’autre choix que de préférer les éparpillements végétaux. Ils devaient disperser les plants qu’ils détenaient pour ainsi éviter que les obus ne les détruisent. La probabilité était faible que ceux-ci atteignent tous les potagers, les jardins, les vergers si on dispersait les plantations de manière aléatoire sur toute la superficie du Parc.

Ils avaient installé leur abri principal – une série de petites cabanes – dans les ravins qui bordaient le flanc sud. Les initiales V.I.T.R.I.O.L. qui se trouvent encore gravées sur le mur donnant accès à ce hameau de bois ne les effrayèrent pas.

Quoi que puissent dissimuler ces lettres et la formule alchimique qu’elles exprimaient, l’abri qu’offrait le ravin était la seule opportunité.

Le dessin du Parc avait également été altéré par les enclos dans lesquels il fallut enfermer les têtes de bétail qui avaient survécu aux pandémies. Il eût été absurde que ces animaux (des ânes placides, des chevaux de trait, des génisses aux yeux rêveurs) détruisent les plantations.

Ces animaux étaient devenus aveugles depuis que plusieurs générations avaient été élevées dans la clandestinité obscure des égouts de la ville. Il fallut bien du talent, de la patience et de la discipline pour préserver et pour gérer ce patrimoine.

Ami lecteur, tu ne reconnaîtrais pas l’agencement harmonieux des allées et des pelouses qui présida au dessin de ce lieu chargé d’histoire. Entouré de barbelés infranchissables, qui à la fois protègent et enferment les occupants, il n’était plus qu’un camp retranché dont, aujourd’hui, les derniers occupants s’évadaient.

Les Paysans, les Poètes et les enfants le quittaient par petites caravanes et cheminaient à présent vers la Senne où je les attendais, tandis que L’@rche des Mots accrochée au quai balançait son étrave.

Tout en écrivant ces lignes, je ne cesse de scruter les berges, le pont Van Praet et les anciennes voies du chemin de fer désaffecté, en priant qu’ils nous rejoignent sans trop tarder…

Il est à présent midi. Un bon soleil réchauffe les toits de la ville. Je ferme les yeux un instant. Je me mets à rêver aux temps anciens, aux cycles des saisons… Avril devait être un mois où chacun s’abandonnait à la renaissance et à la douceur des choses : les premières fleurs égayaient les chemins, les bourgeons offraient au regard un fourmillement de points de couleur et de lumière mêlées.

Le vol d’un Zeppelin obscurcit ma rêverie. Je me replonge, Ami lecteur, dans cette chronique qui n’a pas de place pour les mélancolies nostalgiques.

Tandis qu’un nombre de plus en plus élevé de Dissidents investissaient le Parc, la Nouvelle Académie poursuivit ses travaux avec un zèle et une hâte redoublés par la démission de plusieurs de ses membres les plus éminents. Les Académiciens déployèrent une énergie farouche à défaire ce qui avait été leur apostolat depuis plusieurs siècles : le dictionnaire.

Les Anciens avaient sagement progressé dans leur entreprise, jusqu’à la lettre W, « comme Wallonie » rappelèrent certains non sans se moquer du vénérable édifice institutionnel que l’on étudiait encore dans les cours de droit public de Molchorondie inférieure. Ils évoquèrent cette époque (à la fin du XXe siècle) au cours de laquelle le minuscule royaume de Molchorondie avait décidé de se scinder en différentes entités : deux communautés culturelles distinctes, trois régions économiques et cinq « facilités spirituelles ».

Ce concept nouveau de « facilité » avait permis à la Molchorondie d’éviter (de « retarder » dirent les mauvaises langues) les affrontements directs entre les populations. Il est vrai que les 63.000 âmes de la Molchorondie se divisaient en huit groupes linguistiques et cinq sensibilités philosophicospirituelles distinctes. Seule une imagination institutionnelle féconde pouvait engendrer un système institutionnel qui fût suffisamment plausible et incohérent pour permettre à chacun d’éprouver le sentiment d’y appartenir. Le modèle wallon pourvut à toutes les nécessités constitutionnelles de la Molchorondie, qui fut parmi les derniers à subsister comme État Indépendant après que la prééminence du Marché eut été instituée.

Bon an, mal an, les Académicien s’approchaient du but : le Z final, zigzaguant comme pour les narguer au bout des interminables listes de mots. Mots qu’ils s’échinaient à définir pour les ranger en bon ordre dans les colonnes des dictionnaires et les envoyer ensuite à l’Académie Française, à qui revenaient les tâches de copie et de mise au net.

Ironie du sort, du progrès et du Marché, alors que les Académiciens voyaient enfin le bout du tunnel, il fallut adjoindre une nouvelle lettre à l’alphabet : l’acrobatique @.

Ceci allait retarder à nouveau la bonne fin de leurs travaux, se lamentèrent les plus paresseux. Mais, lorsqu’ils mirent en pratique les consignes de l’expert, « éliminer les mots désignant les revendications des Dissidents », il fallut se résigner à allonger le dictionnaire.

Ami lecteur, j’espère qu’il me restera assez de temps pour te narrer comment ce paradoxe survint.

« Consolez-vous ! » s’exclamaient en choeur les Nouveaux Académiciens, « les mots en @ sont récents et donc relativement peu suspects en regard des nouvelles directives. »

La Nouvelle Académie suivit (« @ la lettre ! ») les instructions de Seattle :

« Les lois du Marché obligent à modifier les pratiques culturelles lorsqu’elles ne correspondent plus aux Normes de Productivité et de Rentabilité. La représentation de ces pratiques, sous toutes ses formes, y compris les concepts et les mots, doit être bannie de l’usage et des esprits. Il convient de les radier des instruments de référence de toutes nos Académies. »

Ainsi, les successeurs des sages, des écrivains, des poètes, des philosophes qui avaient débattu pendant des générations pour venir à bout de la plupart des lettres de l’alphabet, entreprenaient à présent la mission inverse : repartir à zéro et, suivant les consignes d’alignement aux normes, éliminer tous les mots inutiles, nuisibles, subversifs… Tâche titanesque ! À accomplir de surcroît (mais, sur ce point, personne ne souffla mot) en l’absence des plus brillants esprits des différentes Académies, qu’ils avaient désertées ou dont ils avaient été radiés…

Ils commencèrent à la lettre A, après un long débat où d’aucuns préconisèrent de débuter par la fin, par ce Z qui leur tendait bras et jambes dans un enthousiasmant mouvement du corps et auquel ils venaient d’arriver après des décennies de labeur.

« Trop cruel ! » s’indigna la majorité des Académiciens.

« Ne défaisons pas ce que nous venons à peine d’achever ! » enchaîna un deuxième.

« Attaquons-nous plutôt aux premières lettres du dictionnaire, aux mots que les générations antérieures ont définis » péremptéra un troisième.

« Il y a fort à parier que nous avancerons plus rapidement en détruisant l’ouvrage des Anciens plutôt que le nôtre » conclut un quatrième.

Les zélés Académiciens abolirent le mot « arbre » et, avec lui, des forêts, des bois, des broussailles et des buissons disparurent de tous les ouvrages. Dans un même élan, ils gommèrent tous les mots référents : les essences les plus nobles et les plus rares, les baies et les fruits, gorgés de sucres et de sucs, les feuillages que les printemps font resplendir, tout ce qui approchait de la notion de végétal disparaissait petit à petit.

« Nous avancerons d’autant plus vite en procédant par association… »

Le Nouvel Académicien se reprit : ses compagnons et lui venaient d’éliminer le mot « association » !

« … Par “assimilation” veux-je dire, bien sûr… hm hm hm » toussota-t-il.

Ainsi, par « assimilation », ils éliminèrent tout ce qui figurait dans la rubrique « Fruits ». Ils avançaient à pas de géant sur le tapis ensanglanté de la sève de cerises, de framboises, de fraises, de mûres. Ils déversaient des tombereaux d’oranges, de coings, de pommes, de prunes, d’abricots.

J’arrête là, Ami lecteur, cette énumération. Tous les fruits dont tu as peut-être entendu parler, charnus, secs, sucrés, amers, tendres, fermes, tous s’évanouirent des colonnes des dictionnaires.

Dès qu’ils en eurent terminé avec les forêts, les taillis et les vergers, les Nouveaux Académiciens s’élancèrent dans les parterres de « fleurs », épargnées jusque-là, et entreprirent de les piétiner. Ils foulèrent de magnifiques parterres de coquelicots, d’iris, de tulipes, de jonquilles, de tout ce dont embaumait encore la souvenance mélancolique des poètes.

Seuls les chrysanthèmes furent épargnés de leur rage destructrice.

Ils n’osèrent pas éliminer l’ornement symbolique de la mort qui étendait ses pétales pâles tout au long des allées des cimetières qu’arpentaient d’incessants convois funéraires. Ce fut la seule fleur qui survécut au carnage. Son orthographe compliquée se tenait comme une sentinelle dérisoire à l’entrée de la nécropole où gisaient certains des plus beaux mots de la langue.

Les Nouveaux Académiciens ne firent qu’une bouchée de tout ce qui avait constitué l’alimentation des hommes, qui n’existait plus dorénavant et n’avait donc plus lieu d’être nommé. Au début de leur travail d’épuration, les Académiciens prenaient encore le temps de débattre de l’opportunité ou de l’urgence d’éliminer certains vocables. Souvent il s’agissait de ceux qu’ils avaient définis avec le plus de peine.

Mais bien vite ils se rendirent compte qu’ils n’arriveraient jamais au bout du processus de Seattle si chaque mot séditieux devenait l’objet de joutes oratoires interminables.

Le Secrétaire Perpétuel trancha :

« Nous ne discuterons pas des mots se référant aux pratiques alimentaires anciennes. À l’évidence ils peuvent être gommés sans débat : ce qu’ils désignent n’existe plus depuis si longtemps… »

Cette approche dynamique leur permit d’éliminer d’un même mouvement des végétaux et des animaux, dont ne subsistèrent que des « farines animales », vestiges de notre cannibalisme erratique. Ils n’épargnèrent de la destruction systématique du monde végétal, que les « champignons vénéneux ». « Comment, en effet, sans pouvoir les nommer, mettre en garde de leurs dangers ? » plaida un esprit logique.

Lorsqu’ils arrivèrent au mot « âme », un trouble emplit les savants esprits. Personne ne voulait être tenu pour responsable de sa disparition. Aucun ne voulut que l’Histoire retînt son nom en l’associant à un « âmicide ». Ils décidèrent, en une inspiration fulgurante et unanime, d’en modifier l’orthographe, de l’écrire dorénavant avec une nouvelle lettre initiale, le @, et de traiter les mots débutant par cette nouvelle lettre à la fin des travaux de normalisation.

@ devint le déversoir dans lequel ils précipitèrent tous les mots sur lesquels ils ne voulaient pas trancher, y compris celui auquel ils devaient leur légitimité :

« Pourquoi ne pas rebaptiser notre institution ? “@cadémie” nous épargnerait pendant plusieurs générations… » osa un cynique.

L’artifice (« @rtifice ») entraîna une nouvelle vague de démissions dans les rangs de l’Académie. Il n’y subsista plus que les fidèles au Marché qui se congratulèrent de la signification nouvelle et inattendue qu’avait prise, en s’habillant d’une nouvelle lettre si bien ancrée dans l’esprit du nouveau marché, le vieux concept fatigué de l’âme.

« Nous avons perdu notre @me ! » plaisanta même un des vénérables sur un billet qu’il fit passer au Secrétaire Perpétuel, faisant allusion au départ de leurs confrères.

« Et notre dernier “@libi”…» répondit une plume alerte.

Nombreux furent les mots qui passèrent à la trappe sans débat, tellement il était évident qu’ils n’appartenaient plus à la culture de l’humanité présente.

« Quel besoin avions-nous de vocables aussi subversifs, vains et surannés que “amour” ? »

Ceux qui osèrent proposer de lui réserver le même sort qu’à l’@me, et reporter le débat, furent la risée de leurs comparses !

Le travail avançait à belle allure. Par motion d’ordre, tout ce qui touchait de près ou de loin aux anciennes pratiques alimentaires fut rayé sans vote. Certaines Académies Soeurs (la Britannique et la Hollandaise, notamment) avaient devancé, en ce domaine, des langues gourmandes comme le français, le chinois, l’italien ou le thaïlandais.

Il est vrai qu’Albion et Orange n’avaient jamais brillé au firmament de la culture gastronomique.

En quelques semaines, la Nouvelle Académie avait détricoté le lexique, qui ne tenait plus à présent que sur une seule disquette.

« Ne sommes-nous pas allés trop loin…? » soupira la conscience de quelques-uns, en contemplant le dictionnaire réduit au format d’un bréviaire efflanqué.

Ami lecteur, malgré les charges élevées que j’ai exercées dans la Marine, je suis issu d’une lignée de clochards, comme mes compagnons aujourd’hui. Nous sommes les enfants et petits-enfants de ces hères qui hantaient les couloirs des métropolitains et des gares de chemin de fer, qui y avaient développé une résistance sans commune mesure avec celle de nos frères humains. Ils vivaient depuis si longtemps de nourritures immondes et d’alcools frelatés. Leur corps pouilleux résistait aux gangrènes et aux lèpres. Leur esprit n’avait jamais rien connu que l’on pût appeler espoir. Mais s’ils ont survécu, c’est parce qu’ils n’avaient accès ni aux antibiotiques (qui avaient affaibli tant de nos semblables), ni aux viandes cannibales (qu’ils n’avaient pas les moyens de cuire).

Nous sommes les enfants de ces clochards. Nos cavernes urbaines – les métros, les gares, les égouts, les fleuves enfermés – accueillirent les Poètes, puis les premiers Académiciens dissidents lorsqu’ils nous rejoignirent dans les hangars en bord de Senne.

Nous échappâmes aux carnages de la crise alimentaire.

Aujourd’hui, l’heure du départ a sonné. Nous sommes quelques dizaines, décidés à quitter la ville. Il n’y a pas d’autre issue si nous voulons sauver quelques mots, quelques plants, les semences, la basse-cour, le bétail.

À l’abri dans des hangars en bois exotiques, dont les parfums chauds enrobent la pestilence du fleuve et de l’incinérateur, les premiers arrivés attendent le signal du départ.

Les Dissidents de l’Académie sont les plus amaigris. Pâles, les yeux éperdus, fiévreux ils semblent s’accrocher à la vie dans un dernier vertige, semblable à celui qui gagna les plus téméraires d’entre eux lorsqu’ils refusèrent de détruire les noms des saisons, des saveurs, des arômes, des fruits.

« Si de tout cela qui fut détruit, il ne reste que quelques syllabes innocentes pour en évoquer le souvenir, il appartient à l’Académie de les conserver, de les entretenir et de les perpétuer…» ne cessèrent de répéter les Dissidents.

Ils ne furent pas entendus.

Ceux qui choisirent de ne pas rejoindre notre exil périrent de chagrin ou de l’abandon dans lequel on les laissa.

Les autres résistèrent encore quelques mois avant que l’Académie ne décide de donner l’assaut final et d’éradiquer à jamais l’engeance qui les narguait sous les fenêtres de son Palais.

Leur dernier acte de résistance mit le feu aux poudres.

J’espère avoir assez de temps encore pour te le narrer afin que tu saches la grandeur de ces femmes, de ces enfants et de ces hommes que les générations futures, s’il en est encore, ne pourront que saluer, chapeau bas comme on disait naguère.

L’un des Dissidents, démissionnaire de l’Académie des Sciences, avait réussi à pirater l’émetteur de Radio-Bruxelles, une des « régionales » de Radio-Monde, diffusée depuis les studios de Davos, petite ville nichée dans les Alpes. Chaque jour, à des heures qu’ils annonçaient par haut-parleur, les Dissidents diffusaient dans les oreillettes des citadins (tous les téléphones modulaires diffusaient Radio-Bruxelles) des mots interdits, disparus des dictionnaires. Des voix graves et sereines lisaient au micro des poèmes que, depuis des générations, plus personne n’avait entendus. On y parlait de champs de blé, de moissons de froment, de rosée cristalline, d’herbe tendre et de vallées ombragées. Des arbres s’élançaient à l’assaut du ciel et s’abreuvaient de soleil. L’hiver, les paysages pâlissaient. Les étangs et les canaux s’offraient aux jeux et aux rêveries des enfants.

Aux heures de piraterie, les passants déambulaient plus lentement dans les rues. Certains s’immobilisaient et fermaient les yeux. Ils pouvaient ainsi faire abstraction du misérable spectacle de la ville en ruines et absorber ces mots.

Certains jours, ce sont même des menus de brasserie et des recettes de cuisine que l’on put entendre, brouillant les ondes de la radio du Marché et semant le trouble dans la population. Certains se souvinrent des émeutes de la Rome Antique que seuls le pain et les jeux pouvaient apaiser… Ici, la révolte grondait par la seule évocation des bonheurs disparus à jamais et que réveillaient les Dissidents du Parc.

Certains poèmes devinrent chants de ralliement, que l’on entendait parfois, la nuit, dans les ruelles illuminées par les flammes des bûchers. Mais ce qui déclencha l’assaut final des Forces de l’Ordre survint lorsqu’un poète entra dans le studio de fortune des Dissidents en brandissant des pages écornées arrachées à d’anciens livres de cuisine et catalogues de jardinage !

« Nous tenons notre revanche ! »

Il prit place devant le micro, fit signe au technicien de brancher l’émetteur et les haut-parleurs du Parc…

« À pleine puissance, surtout ceux qui donnent sur les Académies ! » insista-t-il, tout en disposant les feuillets qu’il s’apprêtait à lire.

Les notes de piano annonçant les émissions pirates se firent entendre. Les passants branchèrent leur téléphone modulaire sur la fréquence du Parc.

Les Académiciens, surpris par la puissance des haut-parleurs, interrompirent leurs travaux et se penchèrent aux fenêtres. La petite musique de piano s’interrompit et une voix, grave et belle, commença à lire, comme une litanie, les différents plats qu’un cuisinier des temps anciens avait publiés. J’étais là, Ami lecteur, aux abords du Parc, et j’ai vu ces hommes et ces femmes, figés comme autant de statues désolées, écouter ceci que j’essaie de recopier à ton intention : « Souvenez-vous… de ce que l’Académie détruit, gardez la souvenance de ces mets. Je les lis pour aiguiser votre colère et raviver la mienne. »

Et la litanie débuta.

« Crème de witloof. Suprême de poivron. Vinaigrette aux herbes, à la tomate, au Roquefort, à l’artichaut. Sauces mousseline, hollandaise, mornay, cresson. Terrines de lapin, de lièvre, de volaille, de jambon. Salades de lapereau, de ris de veau. Fricassées de volaille. Cailles aux raisins de Corinthe. Gibelote de lapin. Noisettes de chevreuil. »

La lecture se poursuivit pendant une heure. Les mots embaumaient.

Tous ceux qui étaient à l’écoute avaient l’impression de traverser une cuisine en activité, où des cuisiniers s’affairaient autour des fourneaux qui exhalaient des arômes délicieux.

Même les Académiciens, accoudés aux fenêtres de leur Palais, écoutaient fascinés, hypnotisés, la lecture de ces mets qu’ils avaient pourtant été les derniers à déguster.

Une voix de femme se fit entendre alors. Et l’émotion culmina lorsqu’elle énuméra les noms de ces arbres, de ces fleurs, de ces plants que l’Académie allait rayer de notre mémoire après les avoir détruits de la surface de la terre.

La voix féminine psalmodia.

« Souvenez-vous des arbres : des châtaigniers, des aulnes, des peupliers, des tilleuls… Souvenez-vous des lis, des armoises, des bruyères, des forsythias, des anémones, des cosmos… Souvenez-vous des lavandes, des mélisses, du romarin, de la sarriette, de la sauge et du thym… Souvenez-vous des fruits, des cerises, des cassis, des figues, des coings, des groseilles, des mûres, des myrtilles, des poires, des pommes, des noix, des noisettes, des amandes, des raisins… Souvenez-vous…»

Elle reprit son souffle. On entendit le bruit d’une page qu’elle tournait.

« … des acacias, des amandiers, des iris, des cèdres, des hortensias, des jasmins, des genévriers, des oeillets, des tulipes, des pins, des mimosas, des lilas, des marguerites, des pivoines, des oeillets, des ormes, des pamplemoussiers, des passiflores, des pétunias, des verveines, des saules… »

Les notes de pianos égrenèrent une mélodie légère. L’énumération aurait pu ne jamais s’arrêter. Chaque mot évoquait dans l’âme des survivants autant de souvenirs, de couleurs, d’arômes et d’odeurs. Des souvenirs remontant à plusieurs générations envahirent les coeurs, comme des sanglots irrépressibles.

Quoi ? Des mots, des lettres et des sons ainsi accolés, qui ne désignaient plus rien de réel, pouvaient encore éveiller de pareilles mélancolies ?

Les passants, dont la pitance quotidienne se réduisait à d’infâmes brouets plâtreux et qui déambulaient en cette heure dans une ville enfumée par les bûchers funéraires, sentaient une colère tellurique sourdre dans leur coeur.

Beaucoup, en désignant le Palais, adressaient des gestes menaçants aux Académiciens, malgré les Forces de l’Ordre qui avaient pris place sur le toit. Des pierres furent lancées contre le vénérable édifice.

Dans une résolution suicidaire, les Académiciens donnèrent au Général l’ordre de lancer toutes ses troupes à l’assaut du Parc.

Cela aurait été un carnage dévastateur si les Dissidents n’avaient commencé à quitter le Parc par la rue de la Régence avant que les premiers soldats ne se soient déployés. Heureusement, les fantassins attendirent que la flotte aérienne couvre leur progression. Les Dissidents mirent ce répit à profit pour emporter dans les chars à boeufs tout ce qui allait être voué à la destruction massive. Quand les Zeppelins commencèrent à lâcher les bombes incendiaires, le Parc était désert.

Seules les notes de la Troisième Gymnopédie de Satie résonnaient encore dans les haut-parleurs. Elles s’éteignirent lorsque les flammes incendièrent le Théâtre. Le champ de bataille du « Roi Lear » s’envola en fumée, le trône chancela avant de traverser le plancher embrasé et de s’écraser dans la fosse, les fantômes assis dans les fauteuils s’évanouirent dans les fumées âcres.

Quant aux Dissidents, ils marchaient à présent vers le port. Derrière eux, les fumées élevaient des panaches noirs que traversaient les Zeppelins.

Ils progressaient en silence et se préparaient au dernier voyage avec la sérénité fataliste de ceux qui n’ont rien à perdre mais, peut-être, à gagner un éphémère rayon de lumière en abandonnant ces lieux.

L’ @rche des mots est prête à quitter le quai et à s’éloigner à jamais de Bruxelles.

Les Paysans et leurs troupeaux rejoignent les berges du fleuve. Certains ont déjà pris place dans ma frégate. J’entends un contremaître donner les dernières consignes. J’ai quitté la rive et gravi l’échelle de coupée. Appuyé au bastingage, je contemple l’eau macabre remuée par les hélices.

Ami lecteur, lorsque je tourne les yeux vers les sombres fumées qui s’élèvent ça et là de la ville, je ne peux m’empêcher de penser à toi, Inconnu à venir, à qui j’abandonne ces pages. Si tu ne les découvres que dans quelques siècles, tu ne sauras sans doute pas déchiffrer les phrases que j’écris pour te saluer une dernière fois. La Nouvelle Académie aura sans doute supprimé tous les mots que j’utilise. La langue que nous parlons aura disparu. Mais, songeant à la pierre de Rosette, je dépose cette chronique de nos derniers jours dans un caisson étanche que je laisserai filer dans le sillage du navire, lorsque nous aurons quitté la ville et que nous traverserons les déserts qui l’entourent.

Nous larguons les amarres.

Je donne quelques ordres à l’équipage. Le navire se détache du quai. À tribord, quelques passagers regardent défiler le mur des anciens domaines royaux de Laeken, l’alignement des sphères rouillées de l’Atomium que, pour on ne sait quelle obscure raison, on avait envisagé de restaurer et de rebâtir le long du canal. Elles gisent à présent, comme en une partie de pétanque abandonnée par des géants.

Plus loin, la charpente d’acier des entrepôts de bois exotique.

Tout avait brûlé depuis bien des générations. Les flammes avaient sculpté les poutrelles d’acier qui, en fondant, avaient épousé des formes végétales. De loin, on aurait pu croire qu’il s’agissait d’arbres effeuillés par l’hiver.

Le bateau avance bien.

D’après mes estimations, nous serons en vue de la mer du Nord après trois journées de navigation. Les cellules dissidentes d’Anvers nous ont promis l’approvisionnement nécessaire en carburant pour que l’@rche puisse rallier les « îles nouvelles ».

Ce sont ces îles, Ami lecteur, que tu pourrais trouver sur un Atlas à l’ouest de l’ancienne Irlande… L’Eire fut engloutie lors du dernier tsunami. Les mêmes mouvements telluriques qui ensevelirent l’île d’émeraude firent surgir de la croûte terrestre les terres nouvelles où nous partons rejoindre les premiers dissidents.

Il faudra bien des efforts pour reconstituer le sens, la beauté et la musique de tous ces mots, envolés, anéantis, dont nous emportons les vestiges.

Les bûchers que je vois là-bas, après avoir brûlé les hommes morts, incendient les livres.

Amnésique, l’Histoire se répète tandis que le Marché règne.

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