« Moi, je ne m’occupe pas des autres. Je vis dans un petit sous-sol, pratique, avec un jardin derrière. Oh, c’est pas Versailles, c’est que du sauvage qu’il faut de temps en temps élaguer mais j’aime bien, c’est frais, ombragé, on peut rester des heures à regarder. C’est pas grand-chose une herbe qui pousse ou une branche qui balance mais je prends du plaisir à voir ça qui change toutes les heures dans la lumière et tous les jours dans la poussée. Et puis le chat, il a son territoire, il peut faire ses griffes et ses cabrioles, ou bien ses besoins, et guetter les oiseaux qui passent.

C’est vrai que l’été est dur cette année. Ils le disent à la radio mais, de toute façon, je le sens bien même si moi, je n’ai pas trop chaud. Dans mon sous-sol, le soleil n’arrive pas, c’est ma retraite. Je ne voudrais pas être dans une voiture attendant au péage d’une autoroute mais je ne comprends pas non plus très bien ce qu’ils vont chercher si loin quand il suffit d’avoir un petit jardin pour se sentir bien. Le monde change : le temps n’est plus comme avant et on dirait que les gens veulent se faire souffrir pour avoir des choses à raconter.

À ce qu’on dit, la canicule brûle des forêts entières et malgré les avions et les hélicoptères, il n’y a pas moyen d’arrêter les incendies. C’est ce que j’entends à la radio. J’aime bien la radio, je l’écoute presque tout le temps. Avant, j’avais aussi la télé mais je ne supportais pas les images du Journal ou bien je m’endormais devant les films et les feuilletons. J’aime mieux m’endormir au calme dans le lit, avec le chat qui ronronne à côté. C’est pas bien beau de voir un enfant qui meurt et quand on sait même pas où se trouve le pays où ça se passe… Avec la radio, j’ai pas besoin de connaître le monde, c’est le monde qui vient chez moi, comme je veux ; s’il m’embête, je l’éteins.

C’est vrai qu’il fait chaud mais, de toute façon, je ne sors guère et je choisis mon heure. Je vais en face, chez l’épicier, pour mes légumes et, de temps en temps, une grande boîte de croquettes pour le chat, puis, à côté, chez le boulanger, prendre mon pain. Il y a bien longtemps que je ne mange plus que des soupes, d’ailleurs, je ne me souviens même pas si j’ai aimé autre chose que ça. Poireaux, carottes ou tomates, c’est toujours merveilles. Laver les légumes et les découper, ça m’occupe, en écoutant la radio ou en jetant un œil sur le chat. Après, tout le monde mijote à petits bouillons : la soupe dans la casserole et moi dans mon plaisir à regarder le jardin ou à caresser le chat. Faut se donner le temps, pas faire comme ceux qui ont l’air pressé d’être dans l’embouteillage sur l’autoroute. Quand c’est prêt, on mange puis on fait sa petite vaisselle. Parfois, il faut bien donner un coup de balai ou recoudre un bouton mais, pour le reste, on se laisse vivre.

J’ai bien le téléphone mais je ne l’utilise plus. Je ne sais plus qui appeler mais on m’a dit, il y a longtemps, que c’était mieux de l’avoir, pour ma sécurité. Quand ça sonne, c’est souvent des erreurs et la dernière fois qu’on m’a vraiment parlé, c’était quoi ?, il y a deux ans, deux ans et demi, pour m’annoncer le décès d’Eugène. J’aime mieux que ça ne sonne pas, d’ailleurs, ça fait peur au chat. Je préfère la radio qui me raconte un tas de choses que je ne connais pas même si je n’en ai pas l’usage. Ça m’occupe, ça ne dérange pas. Ils parlent beaucoup de la canicule mais ce n’est pas parce qu’on a un petit jardin ombragé chez soi qu’on n’a pas le cœur de penser à ceux qui ont trop chaud. C’est vrai que la radio, ça fait parfois du bruit mais sinon, avec le chat, il n’y a que du silence.

J’ai sûrement eu un petit malaise. Ça a été comme si, tout à coup, je n’avais plus de genoux ; je me suis retrouvée à plat sur le carreau de la cuisine. Oh, je n’ai même pas eu peur… J’ai pensé à ces gens dans les films de ma jeunesse qui marchaient trop vite et faisaient beaucoup rire quand ils tombaient. Sans m’en rendre compte, je me suis mise à quatre pattes pour aller jusqu’au fauteuil. C’est là que j’ai senti que je n’étais pas bien, j’ai commencé à avoir vraiment mal et le chat, je ne l’avais jamais vu me regarder comme ça. J’ai fermé les yeux.

Quand même, ça fait drôle de mourir toute seule. Et puis, qu’est-ce qu’il va devenir le chat ? »

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