Les lapins nous ressemblent

Dominique A.

Pour mes Jack(s) Legge & Keguenne

« L’hystérie, mes Lapins, l’hystérie nous gagne. L’issue elle-même s’estompe, mes Lapins !! » Pas étonnant me direz-vous, pas surprenant, par les climats qui courent… Même l’asphalte déroule un gluant ruban sur lequel sont piégées les carapaces ronflantes des insectes. Jimbo m’a téléphoné :

— Man, t’imagines pas ce qui arrive, Mec !!!

— Non, mais dis toujours.

— La caravane, les fringues, les disques, toutes mes revues de cul… partis en fumée. Le feu, Man, c’est arrivé si vite…

— T’es blessé ?

— Non, moi ça va. Mais je ne retrouve plus le chien.

— Merde !!!

— À mon avis…

— Ta gueule.

« C’est l’été, mes Lapins, c’est l’été. Les boussoles giroulent et perdent le pôle » qu’elle chantonne. La chaleur est venue brutalement, comme un vrai sale coup de dégel. On a trouvé ça drôle au début, pensez donc : Mémé qui faisait des petits noms à chacun et les fuseaux dans le bac à sable. Juste le chien qu’avait du mal à s’agiter. Ça chauffait dru sous sa tignasse, au clebs, et il avait pas assez de tous les pores de sa langue pour suer. « Pauvre bestiaux » je l’appelais, mais l’animal restait allongé. Les deux premiers jours, il s’est planqué sous les buissons, puis sous la caravane, dans le hangar. Ça n’a pas duré. Normal, à quoi sert l’ombre lorsque même l’obscurité est étouffante ? Hein ? Jimbo en a pété un câble. Je le revois tel quel, short bleu et marcel orange, avec sa casquette de coureur cyclise : « Man, viens !!! On se casse. On prend le clebs et on file là oùsqu’y a des arbres et du frais ». « Et Mammy, gros naze ! T’y as pensé ? » je lui demande. « Ben non, c’est donc pour ta pomme » il me répond. Bâtard !!!

C’est le lendemain qu’il est parti, tôt, histoire d’arriver de bonne heure. J’ai filé quelques gratouilles au clebs qui voulait pas monter dans la caravane et une grande claque dans le dos de Jimbo en espérant lui avoir fait un peu mal, faute d’attendre un quelconque geste de remords, même passager, de sa part. Je restais, pour la mère à Jimbo qu’est plus bien poterne… d’autant qu’elle est aussi aveugle que moi je vois les taupes, c’est tout dire. La chaleur, l’aveuglée, ça lui tournait la crème. Fallait s’en occuper : sont plus résistantes comme avant, lorsqu’elles étaient jeunes, ces vieilles choses. Sont plus si bien armées, et la mémoire courte… on ne s’imagine pas à quel point la mémoire, chaque année qui s’égrène dans les secs doigts crochus de la mère à Jimbo, est plus raccourcie d’autant. Lui, pourries soient ses tripes, va se la couler douce avec le clebs, je me disais. À moi de jouer l’infirmier de campagne…

Les deux premiers jours, Mammy s’est bien tenue. J’étais aux petits oignons autant qu’elle était aux fraises. La chaleur lui valait rien, elle ne semblait retrouver ses esprits qu’au moment des repas, mais pour le reste, c’est à la divagation à voix basse que j’étais abonné.

Troisième jour, cinq heures aux poules : « Jimbo !!! » qu’elle hurle, « Jimbo !! ». J’accours aussitôt et lui rappelle que son ingrat de fils est absent. Elle gueule de plus belle « Jimbo !!! Jiiimbo !! » Je la vois encore, dans son peignoir en mousseline matelassée, assise sur deux édredons, les rideaux tirés, les cheveux en filasses désordonnées. Elle tape des poings. « Mammy, vous allez crever de chaud dans cette tenue, laissez-moi vous trouver des frusques moins calorifiques » que, attentionné, je la supplie, je me vois comme je la voyais. Aux roses qu’elle me voue, la vieille !! Aux affres et aux épines qu’elle me souhaite ! « Iconoclaste !! Pervers !! nécrophile !! », j’y ai droit. Comment un si vieux corps est-il capable d’autant de haine ? Allez savoir, mais n’essayez pas de piger, ça à ressasser avec ce vieux fond de sauce rance qui une partie de notre âme, rien d’autre. La chaleur faisait fondre le mélange : ça clapotait aux parois. « Jiiiiiimbo !! » Ça recommençait… ça, c’était la colère de Mammy, dirigée contre ce qui de flou lui parvenait. Et c’est rien d’autre que ma pomme.

J’ai abandonné le combat, mais j’étais pas en position de battre en retraite. Alors, la dernière fois qu’elle a appelé, j’ai répondu par l’affirmative. « Ha !!! Jimbo ! Enfin, tu es là… Ne me laisse plus jamais seule avec l’homme des mouches » qu’elle m’a accueilli. Je lui ai humecté les lèvres, elle a fait la grimace comme si c’était du vinaigre qui suintait de l’éponge. J’ai vérifié : de la flotte. De la vulgaire flotte ! Elle m’a repoussé : « Cesse donc !! ! Si tu crois que j’ai besoin de ça ». Je me suis retiré, à reculons, mais j’ai emporté le bruit de sa respiration. Sec, court. Granuleux.

Trois nouveaux jours de canicule. Trois comme autant de doigts coupés dans une main : avec la sensation d’une persistance du douloureux. Le monde perd les pôles ; les pôles ont leurs ours : « la marmite frémit et nos couvercles clapotent ». Même la nuit, la chaleur est là. Comment respirer si l’ombre est porteuse de stagnation ? La nuit même : chaleur. Mammy a refusé son souper aujourd’hui, à peine a-t-elle goûté à l’eau sucrée que je portais à ses lèvres. Rien n’a atteint sa gorge. La macédoine de fruits a traversé la pièce, à peine freinée par le miroir de la coiffeuse. J’ai rassemblé les débris de verre et les fruits, étalés sur le plancher. Mammy ricane en m’entendant rechercher, à quatre pattes, des éclats au pied de son lit. Je lui demande si elle désire que j’allume sa lampe de chevet : « que veux-tu que ça me foute ? ! ? j’y verrai pas plus ! » Je laisse tomber.

La nuit porte conseil… Et si elle ne le fait pas, au moins laisse-t-elle le temps d’y cogiter. J’ai chouré un litron millésimé dans la cave. L’étiquette, rongée par un champignon verdâtre, s’est effritée sous mes doigts. J’ai dégagé le bouchon délicatement : ça sentait bon la moisissure noble. On a discuté, la boutance et moi, jusqu’à tard. J’entendais Mammy remuer au grincement du plancher. L’ivresse et la chaleur se sont installées tout à l’intérieur. Je me suis endormi dans la cuisine, le front sur la table. Le chien ne me réveillerait pas.

Les nouvelles ne sont pas bonnes, on peut même dire que le monde tourne de mal en pis que pendre. J’avais ouvert les yeux en comprenant qu’un journal télévisé passait plein tube dans la bicoque. Ça gueule :

Mammy a mis la main sur la télécommande de l’engin. La chaleur, déjà présente, pas partie, à aucun moment : pas de rosée. La chaleur et les nouvelles du monde. J’ai ouvert la porte de sa chambre. Elle est nue, debout, sur le lit. Elle s’agrippe aux poutres du plafond : des rails, du plat des paumes, en allers-retours, sur la longueur du lit. La télévision déverse des images sonores qui racontent comment la chaleur est, partout, propice aux feux de forêts, aux éclats de voix et aux coups portés hauts. « La marmite, mes Lapins, la marmite clapote. Le bouillon dont nous sommes les yeux !! » qu’elle répète la vieille… Je regarde la scène, désarmé, maudissant Jimbo, « Puissent les flammes lui cramer les couilles ! » que je prie, mais tout va trop vite pour mon ciboulot.

Mammy y voit goutte, je n’ose imaginer les conséquences d’une chute pour ce vieux squelette fripé. Je ne suis pas assez réveillé pour imaginer ça. « Mes Lapins, l’été est là ! Mes Lapins, la chaleur est à la fête ! Le temps, mes Lapins, le temps tourne en vase clos !! Jimbo ? Tu es là, mon gars ? »

— Oui Mammy, je réponds. « Ne pas la brusquer » s’est allumé à vif dans ma boîte.

— Aide-moi à redescendre, l’homme des mouches m’a forcée… toute la nuit, mes Lapins, toute la nuit à rester debout… toute la nuit. J’ai réussi à augmenter le volume du téléviseur en espérant que ça t’alerterait… Aide-moi, mon gars, je suis exténuée. Mes Lapins, la chaleur revient ! Aide-moi donc, mon gars, où étais-tu ? Hein ?

Elle s’est laissée choir dans mes bras, mal. Mes doigts sont passés par l’intervalle de ses côtes. C’était chaud et dur, avec une peau trop grande qui glissait sur l’os. J’ai pensé à un poulet déplumé, à rien d’autre qu’un poulet, mais sans plumage. Ses seins m’ont touché : mouvement de recul. Elle est tombée sur le lit. Sans mal. Sa tête a rebondi une seule fois sur l’oreiller. Maintenant, les yeux fermés, elle s’endort. Je lui rince le front sans qu’elle réagisse. Et Jimbo qui ne donne toujours aucune nouvelle : « Puissent les flammes lui cramer les couilles !!! »

C’était vers les trois heures : j’ai appelé un médecin. Mammy avait toujours pas émergé des vapes. Elle respirait peu et lentement. Au fond, des graviers remuaient, une pleine louchée dans chaque poumon. Elle frissonnait. La sueur froide qui perlait sur ses tempes ne me disait rien qui vaille, ça commençait à sentir. Si pas la mort, la vie qu’en a marre de s’étirer.

— Jimbo, mon gars… elle appelle.

— Oui, je suis là.

— Jimbo, je crois que c’est pour ce soir… que je m’en vais.

— Dites pas n’importe quoi, Mammy, c’est juste un malaise. J’ai appelé le médecin.

— Et ?

— Y’en a pas de libre, sont tous pris. La chaleur… Demain, pas avant demain.

— Bah…

— Juste une nuit Mammy, vous devez tenir le coup.

— C’était écrit, Jimbo. Relis le Livre, le feu purificateur…

— Il faudrait dormir.

— Plus le moment… j’aurai le temps après. Retenez, mes Lapins, retenez la fermentation dans laquelle nous plonge la chaleur. Voyez les champignons que nous sommes, et les gaz qui s’évaporent dans un mouvement circulaire. L’homme des mouches viendra, avec la chaleur… avec le mouvement de l’air en vase clos…

— Mammy, calmez-vous.

— Bah…

La nuit, je l’ai passée assis contre sa porte. J’ai frémi à chaque bruit provenant de sa chambre. Il y en eut peu, et ça aussi, ça m’inquiétait. Scrutant l’ombre par une fente du bois, je ne vois rien qui cloche. J’ai eu le temps d’observer la lumière changer, des couleurs apparaître, puis les autres. Mammy a eu une nuit calme, la mienne a été atroce, mes articulations peinent à la mobilité. Je m’étire avant de passer la tête par l’embrasure. « Mammy ? Vous dormez ? » : pas de réponse. Lorsque je touche son épaule du bout des doigts, elle bascule d’un coup, vers moi, la tête révulsée, avec un drôle de râle gras. Le soufflet se vide de son air. Et l’odeur… rendue lourde par la température de la pièce. Pas le moindre courant d’air… l’odeur d’ammoniaque. J’ai téléphoné aux flics, m’ont mis en attente : « débordés ». Après une heure, ils m’ont annoncé qu’un corbillard viendrait chercher Mammy dans les 72 heures. D’ici-là, que j’me débrouille pour refroidir le corps !! Je l’ai emballée dans du papier journal. C’est avec une boîte de crème glacée parfumée à la vanille dans chaque main que je me suis dit que ça tournait au ridicule.

Dans le congélo, outre les deux susdites boîtes, des kilos de bidoche. La cuve en est emplie aux trois-quarts, de sacs en plastique contenant des jarrets, des côtes, de porc ou de bœuf, du gibier, des saucisses, roulées par deux, des paquets de rognons… J’ai enseveli Mammy sous la barbaque congelée, ça fond à vue d’œil. Il fallait établir des roulements : toutes les six heures, je change le rôti et les côtes à l’os pour des saucisses, du gigot ou des côtelettes. La viande réchauffée retourne illico au congélateur et Mammy reste fraîche. Je suis toujours sans nouvelles de Jimbo.

Le corbillard est arrivé le surlendemain. Les employés ont rigolé en voyant la vieille, un gigot sous le menton et deux livres de boudin sur le front ; z’ont retrouvé leur sérieux lorsque le corps s’est vidé d’un coup, alors qu’ils le hissaient sur une civière. Moi, j’étais trop fatigué pour encore réagir. Le téléphone a sonné, j’ai décroché aussitôt :

— Man, t’imagines pas ce qui arrive, Mec !!!

— Non, mais dis toujours.

— La caravane, les fringues, les disques… partis en fumée. Le feu, Man, c’est arrivé trop vite…

— T’es blessé ?

— Non, moi ça va. Je ne retrouve plus le chien.

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