Rencontres avec Salman Rushdie

Luc Dellisse,

Quelquefois la radio, les magazines, me remettent en mémoire le regard aigu de Salman Rushdie. Surtout l’été, quand la chaleur revient, cette chaleur-là. Il est l’homme le plus remarquable que j’aie connu. Je regrette de ne pas avoir parlé avec lui de ses livres, mais d’une vieille histoire qui m’obsédait. Il vit à New York, à présent, Rushdie, et moi, à Beverly-sur-Seine. Il est probable que je ne le reverrai plus jamais.

C’était il y a six ans, mon premier téléphone portable. Un matin d’été, assez tôt. J’ai entendu une voix jeune et enjouée qui m’a paru innocente, avant que je ne la fasse coïncider avec le visage obèse et décoloré de mon interlocutrice.

— Oui, Monsieur Dellisse ? C’est Laurette Leroy, comme le roi, avec un i-grec. Je ne vous dérange pas, Monsieur Dellisse ? Comment va votre petite famille ?

La secrétaire de Montalban.

— Mais bien, mais bien, je…

— Je vous passe Monsieur Montalban.

Incroyable. Littéralement incroyable.

— Luc ? Pour une fois tu es joignable ? Écoute. La semaine prochaine on installe le Parlement des Écrivains en présence du ministre et de tout le gratin. C’est au palais du Peuple. Tout est prévu. Il manque juste un petit discours d’écrivain. Tu veux bien t’en charger ? Après tout, tu es aussi une sorte d’écrivain. Comment, sur quel sujet ? Je viens de te le dire. Le Parlement des Écrivains.

— Mais, Albert, je ne comprends pas. Quel rapport avec notre…

— Chut. Le rapport est facile. Tu seras sur place. Tu verras qui tu dois voir. Ouvre bien tes oreilles. L’invité d’honneur est Salman Rushdie. Tu imagines ?

— Oui, c’est magnifique. Magnifique. Dis donc. L’Administration me tarabuste pour que je rédige un rapport sur l’archéologie industrielle. Je leur ai remis une première partie.

— Hein ! Sur quoi ?

— Sur l’archéologie industrielle. Albert, est-ce que tu peux intervenir pour…

— Où est le problème ? Tu remets la deuxième partie et tout va bien.

Il a raccroché. Les promesses du matin s’étaient enfuies. Je marchais de long en large. Je m’apercevais au passage, dans la glace, l’air d’un fou. Mais je n’étais pas fou. Je réfléchissais.

Pourquoi cet appel ? Pourquoi le Parlement des Écrivains ? Pourquoi un discours ? Pourquoi Rushdie ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?

Tout à coup j’ai décidé que c’était fini. J’arrêtais, j’arrêtais tout. Déjà que l’été torride me tapait sur les nerfs. Et Montalban ! Et tous ces projets Samex, Garou, Girafe ! Et le pays surtout, le Royaume, pays vert et pays noir confondus. À présent, je sentais le nœud, le tassement.

J’en ai eu encore la preuve en allant voir M. Wang. Chez Perspectives, officiant principal, il jonglait avec les mystères. Je lui ai expliqué mon problème. Je voulais faire un montage rapide d’informations générales sur l’architecture. Comment appeler des cinq continents les renseignements précieux contenus dans dix mille sites, sans les consulter un par un ? Y avait-il un truc, une sorte d’algèbre transversale ? Oui il y en avait un. Il allait m’expliquer.

On s’est assis un à côté de l’autre devant un écran, mais tandis que ses mains fines voltigeaient, et sa voix finaude, je suffoquais un peu d’impatience. Pour partir il fallait deux choses : régler toutes mes obligations ici, ne pas laisser d’arriérés, de passif. Finir le rapport, résilier mon bail, faire mes adieux aux amis : tout un programme. Soudain, M. Wang, relevant la tête :

— Vous n’a pas d’ennuis avec la police ? Vous OK ?

— Bien sûr, Monsieur Wang. Bien sûr.

— Je pensais aussi : Luc était un type bien, Luc était honnête.

— Mais pourquoi cette question ?

— À cause du vestigateur.

— Du quoi ?

— Du enquêteur ?

J’avais déjà compris. Un homme maigre, très pâle de peau, qui était revenu rôder et qui demandait des choses sur moi, mes mœurs, mon téléphone portable, ma carte de crédit.

— Comment que je l’ai envoyé balader, a dit M. Wang, qui parlait mieux l’argot que le français.

À présent, j’avais du mal à suivre ses explications techniques. J’ai quand même retenu l’essentiel. J’allais enfin boucler la mission Girafe. Je m’y étais mis, je rédigeais mon pseudo-rapport. Je trouvais tout sur Internet. La niaiserie de la plupart des informations que je retouchais au passage avait de quoi de brûler l’âme. Mais mon âme blindée par la vitesse était devenue ignifuge et je fonçais. À peine si entre deux blocs de remplissage produits par l’ineptie mondiale, je faisais les raccords, dans un style sec, pour duper un éventuel lecteur.

En trois jours j’avais déjà rassemblé cent vingt pages où tout et rien sur la Province noire chatoyait d’intertitres et de photos. J’écoutais Offenbach, sifflais et chantais à tue-tête en écrivant. Quand parfois j’achoppais sur un paragraphe, je recopiais une réplique de La belle Hélène ou de La vie parisienne – bifurquant en plein milieu pour retomber sur les pieds du patrimoine industriel. J’avais conscience que ce travail perdu d’avance n’était pas inutile puisque je payais de la sorte mon billet. C’était comme l’ennuyeuse mais joyeuse corvée de boucler ses malles avant un grand départ. Je disais adieu au Veau d’or.

Je repensais souvent au coup de téléphone de Montalban. Qu’est-ce qu’il mijotait ? De quel droit mêlait-il Rushdie à ses sombres histoires ? J’étais décidé à ne pas mettre les pieds au palais du Peuple, évidemment. J’aurais d’autres occasions de parler. Mais à cause de Rushdie je le regrettais. Rushdie… J’avais découpé une photo de lui dans La Belle et la Bête, le magazine où Diane assurait la chronique des mœurs. Elle les connaissait bien, les mœurs, elle avait un œil divin pour les percer, et une mémoire ! Elle la connaissait par cœur, la vie, la vie, la vie.

Chaque matin quand la lumière revenait, j’avais déjà deux ou trois heures de labeur derrière moi, et j’aspirais à la douche, à la promenade, au deux à deux réparateur de la lecture. Tel j’allais me raser, quand la sonnette a tinté. Je me suis gardé de répondre. L’époque heureuse où l’on répondait d’emblée au coup de sonnette était passée comme mon jeune âge. Mais après la première, la seconde récidive, je me suis quand même décidé à décrocher l’interphone, et une voix déformée m’a dit ces paroles dignes du Roi des Aulnes :

— Je viens vous chercher pour aller au palais du Peuple.

Aucune voix humaine, aucune diction même célèbre ne sortait indemne de l’interphone. Mais ceci ressemblait au timbre nasal de Roger. J’ai libéré la porte d’entrée et je suis parti me raser. J’étais calme ce matin-là, en paix avec le monde. L’absurdité de Montalban m’apparaissait sous un jour comique. Son palais du Peuple s’était déjà englouti dans les sables. Dans deux ou trois jours j’aurais remis mon rapport final. Je toucherais mes arriérés, je me proposerais à Diane comme parrain gâteau de son futur poupon, ensuite, à moi le Luxembourg, la Lorraine, la Suisse, l’Italie. Ah oui, il faudrait aussi résilier le bail. Je promenais le rasoir sur mes joues en me demandant vaguement si j’organiserais une soirée d’adieux. Plutôt pas.

Voilà Roger Martel. Il me regarde avec ahurissement. Il est vrai que je suis en pyjama, les joues luisantes d’eau froide. Mais le centre de sa surprise est évidemment ailleurs : pourquoi lui, militant de choc, doit-il fréquenter une non-personne comme moi ? Il tient un paquet enveloppé de soie. Il me le tend de mauvaise grâce. Je le prends. À l’intérieur il y a une cravate.

— Tu m’expliques le truc, Roger ?

— Ben quoi, c’est une cravate, des fois que vous n’en auriez pas.

— Tu diras à Albert que je n’ai reçu ni confirmation, ni invitation. C’est impossible.

— Oh, quoi, M’sieur, habillez-vous. Il est trop tard, maintenant. Vous êtes annoncé sur tous les cartons.

J’ai refermé au nez du chauffeur la porte de la salle de bains. On ne se voit vraiment dans sa glace qu’une fois tous les deux mois. Ce coup-ci je me voyais, dans toute ma laideur. Au fond, cette conférence, pourquoi pas ? Il y aurait Rushdie.

J’ai fait une toilette soignée. J’ai empoché les objets usuels de la fin du siècle, clés, cartes en plastique, téléphone. Un carnet aussi, des fois que je voudrais prendre des notes. La cravate, je l’ai laissée sur la table basse. L’ascenseur était lent. Roger sentait de la bouche. Son haleine montait de bas en haut comme une offrande.

La chaleur montait par brusques paliers, mais à l’intérieur minuscule de la Jaguar, il y avait le conditionnement d’air. J’ai réussi à joindre Montalban. Si j’avais encore eu des illusions, elles seraient tombées. Sa façon de m’accueillir donnait une fois de plus l’impression que j’étais un pion mineur dans son jeu compliqué et vain.

— Luc ? Je suis pressé. Ah, non, non ! Je ne serai pas là. Je ne suis plus directeur de cabinet, tu as oublié ? Ils m’ont fait ça, les cons. Le payeront ! Écoute ! Vas-y bille en tête. Quoi, ton discours ? Tu ne vas pas faire un vrai discours. Contente-toi de parler de la liberté européenne. De toute façon, c’était un prétexte pour rencontrer Rushdie. Bien sûr, Salman Rushdie. Tu penses bien que je ne peux faire confiance à personne. Mais lui ! C’est un homme de fer. Il sait garder un secret dans son cœur. Après dix ans de bal masqué avec la mort, il doit être plus fiable que tous les coffres-forts de la Suisse.

Étrange façon quand même de parler d’un auteur lyrique persécuté. Montalban continuait :

— Fais sa connaissance. Ça pourra te servir. S’il m’arrive quelque chose. Après tout, tu es un peu dans la confidence, toi aussi.

Un peu dans la confidence ? J’étais associé à cette nuisible histoire d’or depuis l’origine.

— Albert, écoute ! Il y a trois mois, tu m’as confié une sorte de mission de confiance. Est-ce que tu comptes encore sur moi pour la suite ?

— Évidemment, a fait Montalban. Et il a raccroché.

J’étais résolu, en entrant dans le palais du Peuple, à mettre à profit mon invisibilité. Personne ne me contrôlerait, personne ne m’adresserait la parole : j’aurais l’innocence des fantômes. Je prendrais des notes dans mon coin.

Mais nul n’est jamais tout à fait inconnu. Plusieurs personnes sont venues me trouver pour essayer de savoir en quel honneur je parlais avant Rushdie. Je répondais que je n’en avais pas la moindre idée et ils hochaient la tête, sarcastiques. Ils n’aimaient pas les paradoxes.

Mutisme de la matinée. Des centaines d’invités et pas une affiche, pas un comité d’accueil. L’impression d’un rendez-vous secret. Cette discrétion désignait en creux l’invité d’honneur.

L’honneur consistait surtout à être un invité hors de prix. De mémoire de Royaume, on n’avait jamais investi autant d’argent sur une seule tête. On avait multiplié les précautions dont on entoure d’ordinaire les hôtes explosifs. Pas moyen de faire un pas dans le palais du Peuple sans croiser des groupes de forces spéciales, le doigt sur le cran d’arrêt de leur mitraillette. Je m’étonnais pourtant de la nonchalance de ces gardiens. De la grille jusqu’à la salle de conférences, personne ne m’a arrêté, personne ne m’a contrôlé. J’aurais pu trimballer des grenades.

Un grand auditoire en U, cerné de cabines de traduction simultanée. Tous les pupitres, pourtant nombreux, étaient occupés. Face à l’ouverture du fer à cheval, une table d’honneur où siégeaient le ministre-président, le conseiller Bonzo et un petit homme plein d’élégance et d’immobilité.

Dès que j’ai aperçu Rushdie, sagement assis derrière une pancarte à son nom, j’ai oublié toutes mes malices. Je m’attendais à un homme courageux, digne, nerveux, émacié à coup sûr, peut-être secoué de tics, marqué par une insupportable tension. Rien de tout cela. Il était calme, l’esprit libre, le visage rose et frais.

Un attaché que je connaissais vaguement m’a désigné la petite table surmontée d’un micro où je devais prendre place. Je m’y étais à peine casé que le ministre s’est levé pour annoncer l’ouverture des travaux. On a entendu une série de claquements secs comme des pets, la minorité anglophone qui branchait ses écouteurs.

J’ai reconnu mon nom à la fin d’une phrase du ministre. Un nom un peu écorché mais assez proche du mien. J’ai dit ce qu’il y avait à dire : l’Europe, la vie, la barbarie, l’écriture, la liberté. Concision et contrition. Les deux mamelles de la politesse.

Maintenant les prémisses s’achevaient. Le moment était venu. Celui que nous attendions tous. Un si grand honneur. Rushdie a incliné la tête. J’étais idéalement placé pour assister à sa transfiguration.

C’est sa beauté qui me frappait le plus. Il avait des traits fins, un regard noir et doré, une grâce princière qui communiquait à tous ses gestes leur force immortelle. Dans son sourire, une légèreté et une justesse bouleversantes, car elles venaient de l’esprit. Les anecdotes de la vie n’y prenaient aucune part. Sa présence ramassée apportait un démenti tranquille au prétexte qui nous avait rassemblés là. Ce congrès convenu, ces motions futiles, à son contact retournaient au néant. Rushdie était écrivain, rien d’autre. Il rayonnait avec ou sans nous.

Il était difficile de ne pas l’imaginer en philosophe platonicien, vif, précis, rieur au milieu de quelques disciples, foulant ensemble l’herbe humide de rosée d’une Grèce idéale.

Son charme frappait aussi dans sa voix, dans l’anglais simple et pur qu’il employait, et que même l’ignorance des langues étrangères n’empêchait pas d’entendre en prise directe. Peu à peu les auditeurs retiraient leur casque de traduction. Et ils entendirent la parole nue. Et les mots de Rushdie vinrent se poser sur les têtes et les mains, comme des langues de feu.

Plus tard, au début du repas servi dans une grande salle, imitée de la Galerie des glaces, je m’étais retrouvé debout à côté d’un groupe de quatre personnes qui attendaient aussi leur siège, pour prendre place à la table d’honneur. Une des quatre était Rushdie. Je me suis rapproché. Personne ne s’attendait à ce que j’aie assez de toupet pour accaparer le grand homme. J’ai profité de la surprise.

— Excusez-moi. Je me rends compte que j’abuse. Une question. Monsieur Montalban m’a dit tout à l’heure qu’il vous avait confié un message pour moi. Est-ce vrai ? Est-ce que vous pouvez… ?

Le personnel politique du Royaume était censé parler anglais mais en réalité, par la vertu de cette langue, Rushdie et moi étions miraculeusement isolés.

— Oh, oui. Monsieur Montalabaa ! Il a beaucoup désiré ma présence. Il n’est pas là ?

— Il s’excuse. Un contretemps. Je suis chargé…

— C’est très bien. J’apprécie Monsieur Montalabaa ! Nous avons beaucoup parlé durant le voyage.

— Quel voyage ?

— De Londres jusqu’ici, cher Monsieur Delete. Il était venu me chercher.

— M. Rushdie, Salman, écoutez-moi. C’est important. De quoi avez-vous parlé ?

— Oh, Monsieur Montalabaa est si passionné. Il m’a parlé de l’Europe. Et puis de l’or ! De l’or spirituel ! Très curieux, très curieux. Et puis de littérature.

Alors, c’était sûr. Montalban avait transmis le message à Rushdie. Le secret de l’or. Je n’avais pas besoin d’en savoir plus. L’information reposait à présent dans la meilleure tête possible. Elle ne se perdrait pas. Le ministre a doucement pris Rushdie par le bras pour le conduire à table. Rushdie regardait la main du ministre sur son bras avec curiosité. J’ai attendu un moment et je suis parti. À la sortie on m’a demandé mes papiers, mon carton d’invitation. Je n’avais jamais compris la logique de mon pays natal. Là moins que jamais.

Le temps a passé et j’ai fini par le quitter, mon pays natal, et Montalban a fini par mourir subitement. Il m’arrivait, comme dans un rêve, de repenser à ses dernières confidences – oh, je ne vais pas vous rapporter en détail les chimères de Montalban ! Il avait déniché les archives de Raoul Warocqué, le mécène, et il s’était mis en tête qu’une partie de l’héritage, converti en or, n’avait jamais été retrouvée. C’est pour ça qu’il m’avait confié une mission d’archéologie industrielle, moi, le moins archéologue des hommes. Prétexte, bien sûr, prétexte à parcourir les sites et phalanstères jadis fondés par Warocqué. Je les avais visités durant de longs mois, et j’en venais à rêver la nuit à ces verrières crevées et à ces triangles maçonniques systématiquement incrustés dans les salles capitulaires, derrière l’emplacement du fauteuil du président. Je n’avais rien trouvé, bien sûr. Je ne pensais pas qu’il y avait quelque chose à trouver. S’il y avait eu un tas d’or posthume, il avait dû être dilapidé vers 1936, dans quelque entreprise ferroviaire insensée en Chine ou au Congo.

L’année suivante je suis revenu passer quelques jours au Royaume – un colloque. Après quelques hésitations, je me suis décidé à appeler Diane. Elle a eu l’air content en reconnaissant ma voix. Elle s’est mise tout de suite à m’injurier. J’avais disparu corps et biens depuis des lunes. Si c’est cela que j’entendais par toujours disponible, par nimporte quand, il y avait de quoi rire. Sa voix était grave et joyeuse. Derrière, j’entendais le babil d’un jeune enfant. Enfin, je n’avais qu’à venir, elle m’attendait.

Devant la vieille maison rococo, en payant le taxi, je me suis dit que tant que je ne saurais pas si Montalban était fou ou sage, je ne serais pas vraiment guéri. Mais faute d’une indication décisive, autant chercher une aiguille de gramophone. Dans la forêt.

Diane aurait peut-être une idée, elle avait toujours de bonnes idées. J’ai sonné. Mon humble offrande consistait en huit merveilleuses galettes rondes du Saint-Aulaye. Elle m’a conduit dans la bibliothèque. Échevelée, robe de chambre, lunettes. Attentive tout de suite.

— Si je comprends bien, tu es le seul à connaître l’existence d’un vieux tas d’or ! Je ne voudrais pas être à ta place.

Elle paraissait furieuse.

— Je vais t’expliquer comment ça se présente. Ainsi nous serons deux à savoir.

— Merci ! Garde tes confidences explosives.

— Diane. J’ai besoin de tes conseils.

— J’arrive. J’entends la bouilloire siffler. Mais c’est peut-être mes oreilles qui sifflent, avec tes histoires.

Elle a disparu dans l’escalier. C’était une maison tout en étages. La cuisine au premier entresol. La pièce principale du rez-de-chaussée pesait contre les vitres d’un jardin retourné à l’état sauvage. La lumière n’y parvenait qu’à travers un filtrage de verdure. Elle était entièrement tapissée de bibliothèques – que j’avais aidé à construire. Au pied du radiateur une bouteille entamée, deux verres – les traces de quelque festin privé. J’ai été ému en reconnaissant l’étiquette d’un assez bon cru de Sancerre rosé. Un bon et lointain souvenir.

Au centre, une table avec les plus récents achats, les livres à lire ou à relire. Comme je me penchais pour regarder les couvertures, tout de suite un titre m’a sauté aux yeux. Les Versets sataniques.

Déjà elle revenait avec une théière décorative, des tasses dorées, des plateaux en argent chargés de mes ronflantes galettes. Tout cela avec deux mains, tout en continuant à réfléchir. Le chien jappait entre ses jambes, gambadeur et joyeux.

— Oui ou non, tu y crois, à cet or ?

— Mon idée… si on peut appeler ça une idée… c’est que Warocqué a pu changer d’avis. Dépenser son or à autre chose. Tu les connais, ces barbichus prédateurs : entre un empire tout de suite et une fragile dot à la postérité, ils peuvent faire semblant d’hésiter, mais la balance penche d’elle-même.

— Ce que tu parles bien depuis que tu es devenu menteur ! Moi j’ai une autre idée.

— Laquelle ?

— Je crois que tu es en train de canner. Tu es certain que l’or est bien là, mais tu as peur de vérifier. Si tu mettais la main dessus : quelle responsabilité !

J’ai répondu à retardement, en prenant la tasse de thé qu’elle me tendait :

— Tu n’y es pas du tout. Je sais à peu près où peut se trouver cet or. Mais une cachette, ce n’est pas une chambre avec une porte. Je ne sais pas comment y accéder.

Diane a reposé la théière sur la table basse. À côté de son coude j’ai vu le livre de Rushdie. Je ne voyais plus que lui tout à coup.

Et maintenant, Salman Rushdie m’attendait. Je n’avais pas obtenu sans mal ses coordonnées. Elles étaient un peu confidentielles, on le comprend. Encore une des preuves posthumes des bêtises de l’intelligence, façon Montalban : rendre dépositaire du secret un homme-image, quelqu’un que la fatwa avait transformé en courant d’air.

Grâce à Marcel Bonzo j’avais réussi à le trouver. Il participait au même colloque que moi. Irremplaçable Bonzo. La meilleure tête du Royaume disposait aussi d’un des meilleurs carnets d’adresses. Évidemment il ne l’entrouvrait pas volontiers. Mais une nuit au château-margaux avait fini par avoir raison de sa résistance. De la mienne aussi. J’étais rentré à l’hôtel dans un bel état. Enfin je l’avais, le numéro où on joignait quelqu’un qui pouvait joindre Rushdie. C’était le principal.

Rushdie, de sa voix claire, ferme, voulue, lointaine – celle de Buster Keaton adaptée au parlant – m’avait répondu avec cette dignité qu’il réservait aux émissaires du bout du monde, venus le consulter comme l’archétype du poète ressuscité. Oui, il se souvenait de Montalban, et de sa conversation avec lui, et de tout l’étrange appareil de leur rencontre. Il m’avait fixé un rendez-vous dans l’appartement d’un ami. À Londres. Vol sans histoires.

Après plusieurs minutes d’entretien dans un hall d’hôtel pittoresque, avec une femme qui ressemblait à George Sand en moins rustique, j’ai pris l’ascenseur, je me suis retrouvé face à l’écrivain. Nous n’avions échangé que quelques mots, quinze mois plus tôt. Il m’examinait, debout près de la fenêtre, mains dans les poches, sourcils froncés. Je me suis lancé.

— Je sais que vous êtes très pris. Je n’aurais pas osé vous déranger si j’avais eu le choix. Voilà. Je viens vous parler d’une question d’or.

— De l’or ? Bien sûr. Mais qui s’intéresse à l’or ?

— Beaucoup de monde, j’en ai peur.

— Moi, non. Vous, oui ? a fait Rushdie en riant.

Il portait un spencer blanc, qui lui donnait une apparence un peu princière, sans rien ôter à sa simplicité. Par la suite, quand j’en ai touché un mot autour de moi, je me suis entendu répondre : « Un spencer ? Impossible ! Rushdie est la sobriété même, il porte un costume noir discret. » Toutes les photos que j’ai vues de lui, il est vrai, le montrent dans la dignité d’un vêtement strict. Mais là, en face de moi, dans le petit salon de lecture de la résidence Regina, par une journée d’octobre pluvieuse, il portait cette autre tenue un peu languissante. Toutefois son visage au menton pointé avait l’intensité habituelle.

— Monsieur Montalabaa savait qu’il allait mourir.

— Comment ?

— Comment ? Est-ce qu’on sait ? En tout cas il est mort, je pense ?

— Oui, il est mort.

— C’est pour cela que j’ai accepté son secret, comme un dépôt sacré. Mais à présent, je m’interroge…

— Vous allez pouvoir nous aider ?

Je ne représentais que moi-même, mais il semblait que ce nous avait quelque chose de plus massif.

— Oh, mon cher Monsieur Delete (j’avais insuffisamment réussi à lui communiquer la forme réelle de mon nom), l’espèce humaine n’est pas faite pour la blancheur de l’or.

Il accentuait certains mots, en général des verbes négativés.

— Cet or existe, ai-je murmuré. Je ne peux pas l’oublier simplement.

— Croyez mon conseil désintéressé. Laissez-le dormir à tout jamais.

— Pourquoi ?

— De toutes les richesses matérielles, l’or est la plus malsaine. Il n’y a jamais eu grand-chose de bon autour de ce métal…

Cette phrase résonne ici d’une manière un peu pompeuse, mais en anglais, elle paraissait raisonnable.

— L’ennui, c’est que ce trésor ne m’appartient pas…

— À qui appartient-il, selon vous ?

— Au peuple… hum… au vieux peuple de mon pays d’origine…

Rushdie m’a percé de son coup d’œil avant de poser la question suivante :

— Êtes-vous un représentant de ce peuple, Monsieur Delete ?

— Oui… non… disons : de façon transitoire.

— Ne jouez pas à la profondeur orientale avec moi ! Je vous assure que je pourrais vous battre sur ce terrain.

— Je n’y songe pas un instant !

Il a relevé la manche de son spencer pour regarder l’heure et je me suis senti importun. Mais il a aussitôt esquissé un petit signe rassurant.

— Tout va bien. J’ai encore un long moment avant l’obligation de l’écriture.

Il a ri en retroussant un peu le nez. J’étais moins détendu que lui, n’ayant rien d’un héros littéraire.

— Si l’or appartient à votre vieux peuple, laissez au vieux peuple le soin de le trouver. Ainsi, il aura mérité cette richesse et pourra peut-être exorciser le maléfice de l’or.

— Voyons ! Montalban, lui, était un de ses représentants officiels. Et c’est lui qui a retrouvé la piste de l’or.

— Le fait que le cœur de Monsieur Montalabaa s’est arrêté de battre pose en effet un problème moral.

— Et puis, vous comprenez, faire surgir le trésor en pleine lumière serait un acte de justice.

— Cela servirait-il à quelque chose ? Il s’agit d’une grosse petite somme, si j’ai bien compris.

C’était tout à fait ça. Une grosse petite somme…

— En tout cas, me dit Salman Rushdie, il faut faire vite. Avant que cela ne s’use.

— S’user ? Il n’y a pas de risque. L’or dure longtemps.

— Vous ne comprenez pas. Cet or… cette pile d’or dont Monsieur Montalabaa m’a donné le message amical… Bien assurément, c’est un trésor véritable, comme celui de Golconde ou de Babri Masjid. Mais il ne possède pas comme eux une essence stable. Chaque seconde qui passe en rabote la valeur.

Il ne se départait pas de sa gentillesse en parlant. Simplement, je me demandais pourquoi il avait pris sur l’étagère un journal, dont il dépliait le supplément financier, tournant vers moi une page qui fourmillait de chiffres serrés.

— Que pensez-vous de ceci, cher Monsieur Delete. Je l’ai examiné tout à l’heure, en prévision de votre visite.

De quoi parlait-il ? J’examinais ces colonnes interminables, en caractères minuscules, surmontées de petits signes cabalistiques.

— Vous voulez dire que l’or se dévalue ?

— De plus en plus. Et ce n’est qu’un début. Quelque chose se prépare.

— Quelle chose ?

— Une richesse mondiale devenue virtuelle. La fin de l’or, peut-être.

— Vous croyez que c’est possible ? L’or existe depuis les origines.

— Justement. L’or est un rêve de singes. En tout cas, il dégringole.

— Mais vous savez comment je pourrais le trouver ?

Il s’est levé sans répondre. Il avait dû changer d’avis. Chou blanc. Oh, tant pis après tout. Sur le seuil, il a eu un sourire hésitant.

— Monsieur Montalabaa était une personnalité très littéraire, n’est-ce pas ?

— Oui. Je suppose. En un sens il l’était.

— Il m’a beaucoup parlé quand je l’ai vu d’un écrivain de votre XVIIIe siècle.

— Voltaire ?

— Non, non. Voltaire n’est pas un écrivain. C’est un réformateur religieux.

— C’est vrai.

— Il m’a parlé de Fontenelle. Vous connaissez Fontenelle ?

— Certainement, je le connais.

J’essaie de restituer la tournure de nos phrases anglaises. Je me rends compte que ça leur donne un ton de plus en plus cérémonieux. Mais c’était certainement une cérémonieuse conversation.

— Monsieur Montalabaa m’a cité une phrase de lui à plusieurs reprises.

Le ton de Rushdie devenait peut-être excessivement malicieux.

If triangles had a God, surely this God would have three sides…

— Attendez. Il me semble que je connais ça.

Si les triangles avaient un Dieu, il aurait trois côtés.

Les triangles. Les triangles.

— Merci, Salman Rushdie. Merci, merci, merci.

Je savais tout que je devais savoir. Ou plutôt, que je ne devais pas savoir. C’est comme si ma deuxième rencontre avec Rushdie avait dissipé, de mon esprit inquiet, les brumes. Il n’y avait plus qu’à refermer le dossier, à présent. Il suivrait son cours, dans l’invisible. Dans l’invisible. Je n’ai jamais été à l’aise avec la réalité.

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