Le corps beau et le radar

Jean-Pierre Berckmans,

Fable numérique

Pour une fois, tous les médias étaient sur la même ligne : Raphaël était le plus beau mec de tous les envoyés spéciaux au Kurdistan. Qu’il soit perché sur la tourelle d’un char, son foulard négligemment enroulé autour de son cou puis croisé haut devant son sourire, ou réfugié dans le coin d’une terrasse d’Erbil buvant son coca light à l’ombre, il ne laissait personne indifférent, puisque, comme le disait Jean Cocteau : les privilèges de la beauté sont immenses, ils influencent même ceux qui ne s’en aperçoivent pas. Mais la plupart des femmes et pas mal d’hommes s’en apercevaient et lâchaient en le voyant : Putain, qu’il est beau !

Jeanne-Valérie, que tout le monde appelait JiVé (j’y vais Ah Ah !, la blague d’hôtel la plus connue), était la seule à le trouver fade, sans charme, sans charisme, bref sans intérêt. Elle disait bien haut « il peut toujours essayer ! » ou « tu m’imagines avec lui ? ». JiVé était pourtant, de l’avis de tous, la journaliste TV la plus hot de cette nouvelle guerre d’Irak. Elle devait se couvrir de voiles comme une caravelle, pour ne pas être lapidée pendant ses nombreux direct-live.

Ce jour-là, Raphaël avait filmé, en Irak, une étrange et très courte conférence de presse d’un garçon de 7 ans présenté par son père, un belge combattant de « l’État Islamique du Levant ». L’enfant, qui tenait contre lui une kalachnikov, déclarait qu’il voulait quitter la Belgique et l’Europe qui méprisaient les musulmans et même les tuaient quand ils participaient à toutes les guerres contre les croyants. Là-bas, les femmes n’avaient aucune pudeur. Il était gêné de voir sa mère à moitié nue marcher dans les rues et se faire siffler par des sales types. Son père l’avait interrompu : « dis-nous pourquoi tu veux rester ici, dans le Califat ? ». Il avait répondu que, seul, le Califat laissait les musulmans vivre comme Allah le miséricorvieux non, le mi-sé-ri-cor-dieux le voulait. Qu’ici la charia était la loi de tout le monde, pas comme là-bas en Belgique, où les infidèles faisaient des lois qui insultaient les vrais croyants et empêchaient les femmes de se voiler. Puis il avait regardé la caméra en souriant, comme font tous les enfants.

— Tu veux devenir un combattant d’Allah ou un martyr ? avait demandé son père.

— Je veux faire le djihad, avec ma kalak, venger mes frères qui sont morts pour notre cause.

— Tu ne veux pas mourir en martyr et tuer beaucoup d’infidèles ? avait rajouter le père.

L’enfant avait réfléchi un moment :

— Oui, quand je serai très vieux, je partirai à Bruxelles, avenue Louise, dans une chaise roulante pleine de bâtons de dynamite rouges et…

— Bien, c’est fini ! avait conclu le père.

Raphaël avait coupé sa caméra, s’était retourné et avait vu, avec surprise, qu’il était le seul à avoir filmé le jeune garçon. Les cinq autres journalistes parlaient entre eux, téléphonaient ou prenaient des rendez-vous avec des officiels du Califat. Brusquement il se rendit compte qu’il tenait un scoop qui allait faire un buzz d’enfer sur la toile, qu’on le prendrait enfin au sérieux, qu’il ne serait plus « le Casanova des médias », alors que son modèle était depuis l’école, depuis toujours, Ernest Hemingway, surtout si c’était démodé.

Comme les caméras se faisaient régulièrement confisquer par les islamistes, il transféra la séquence sur une clé USB qu’il enfouit dans la poche de son jean anthracite.

Un tir de mortier dispersa tout le monde, les obus tombaient de plus en plus près. Raphaël sauta dans la vieille Mercedes qui l’avait amené mais au bout de quelques kilomètres le chauffeur insista pour qu’il quitte la voiture, un obus venait de creuser un cratère devant eux. Il ne voulait pas être responsable de la mort d’un journaliste. Raphaël courut se mettre à l’abri dans une vieille tour Radar de l’époque de Sadam Hussein. Le chauffeur viendrait le rechercher dans une heure, après le bombardement.

À l’intérieur, il faisait sombre et frais, la coupole avait disparu mais le squelette de l’antenne jetait des ombres bizarres sur les murs courbes. Raphaël pensa que ces tableaux de commande semblaient attendre que Blanche Neige vienne les dépoussiérer en dansant et en chantant comme dans le film de Disney. Il adorait tous les vieux dessins animés mais son préféré était justement « Blanche Neige et les sept nains » malgré son nom de partouze.

À ce moment précis, il aperçut JiVé dans l’obscurité. Comme d’habitude elle tapotait sur sa tablette, dernière génération. « Hello JiVé » dit-il en souriant de toutes ses dents parfaitement blanches et alignées. JiVé ne releva pas la tête. « Je m’appelle Jeanne-Valérie, connard ! ». Bon sang, quelle emmerdeuse, pensa Raphaël. On est en pleine guerre, on a failli mourir sous les « friendly fire » des Kurdes et tout ce que cette fille peut faire dans ce trou perdu c’est de traiter un confrère de connard. Mais il ne voulait pas passer son temps à se disputer. Il rit et lui demanda si, elle aussi, attendait que son chauffeur revienne la chercher. Jeanne-Valérie haussa les épaules : « Je me demande si cet enfoiré connaissait la route, il avait l’air complètement paumé ». Elle avait enlevé ses voiles et portait un débardeur noir avec l’inscription « bitch » en paillettes, distendu par la poussée de ses seins. Sur son épaule droite : un tatouage d’hirondelle. Elle vit son regard et lui dit qu’il pouvait enlever son turban parce qu’ici personne ne le regardait. Là encore Raphaël perçut l’agressivité de JiVé à son égard puis il se rappela qu’elle travaillait pour la télévision belge et lui dit qu’il venait de filmer un citoyen belge de 7 ans qui disait des choses absolument affolantes. JiVé leva les yeux : « Ah oui ! affolantes comment ? », elle avait imité son timbre de voix en prononçant « affolante » mais il fit comme s’il ne l’avait pas remarqué. « Viens voir » dit-il, en sortant la clé USB de sa poche. Elle s’approcha. Raphaël introduisit la clé dans la tablette. Le gamin apparut. Il augmenta le son et ils regardèrent ensemble la séquence qu’il qualifia « le plus jeune jihadiste du monde ». Quand ce fut terminé, elle le regarda « C’est tout ? ». Raphaël remit la clé dans sa poche. Il en avait marre de ses interrogations ironiques, mais il lui fit simplement remarquer que cette interview était hautement surréaliste donc typiquement belge. Elle soupira « Ouais, pour un français ». Raphaël trouva qu’elle exagérait et monta d’un ton :

— Bien sûr, un gosse de 7 ans avec un fusil d’assaut, rien de plus normal !

— Écoute Raph, (Raph, pensa-t-il, pourquoi pas Raphi, elle me cherche) ici les filles on les marie à 9 ans alors, excuse-moi, mais les mecs me semblent bien plus dangereux pour les enfants que les armes.

— Ne mélange pas tout. Les codes sociaux sont une chose, la guerre, c’est atroce, non ?

— Mais ils sont tout le temps en guerre, contre la faim, contre la maladie, contre la pauvreté, contre la sécheresse. Tu t’imagines qu’aujourd’hui il n’y a que les balles et les bombes qui tuent ? La plupart des morts sont… comment on appelle ça ?… dis-moi ?… Ah oui « des morts naturelles ».

Elle attendit. Raphaël, agacé, trouva que JiVé tombait dans l’humanisme de comptoir mais il ne voyait pas comment répliquer sans paraître cynique, il en avait vraiment marre qu’on le traite tout le temps de « séducteur cynique ».

— Et puis, Raph, tous les garçons jouent avec des armes dans le monde entier. Ici, ils n’ont pas les moyens de se payer des jouets en plastique qui imitent les vrais. Je te parie mon débardeur collector qu’il n’y avait pas de cartouche de 5,7 mm dans son AK47 (elle tenait beaucoup à parler des armes de façon technique devant les mecs).

— Raphaël ne put s’empêcher de l’imaginer sans son débardeur mais il savait qu’il perdrait son pari. Il reprit :

— Bon, parlons plutôt de ce qu’il dit : la Belgique, enfer pour les musulmans et le Califat, paradis. Ça pue la propagande et la manipulation.

— OK, mais moi quand j’étais gamine, j’ai dû apprendre par cœur. JiVé se met à chanter « Ô Belgique, ô mère chérie, à toi nos cœurs, à toi nos bras, à toi notre sang, ô patrie… » Ça te plaît ?

— C’est pas plus con que la Marseillaise

— Tu as raison, on a tous les deux appris des conneries mais si on y réfléchit, l’Europe, pour un musulman vraiment croyant, ça peut foutre la trouille, il n’a plus de repère, on le traite souvent comme de la merde, il a peur que son fils vole pour se droguer, que sa femme divorce, que sa fille suce des queues et que les autres arabes le rejettent comme indigne de l’islam.

— Mais tu te rends compte que ce gosse est manipulé, qu’on lui fait dire tout ça comme un perroquet.

— Les gosses adorent jouer un rôle, avoir de l’importance. D’habitude, comme tous gamins il doit obéir et se taire, maintenant des caméras venues du monde entier le regardent et l’écoutent. C’est comme un très jeune comédien, ça doit l’exciter.

— Arrête, arrête, tu es en train de défendre l’indéfendable. Tu acceptes que des fous de dieu dictent à des enfants leurs idées extrêmes, qu’on les pousse au meurtre, en opposition d’ailleurs avec l’esprit de l’islam.

Raphaël regarde attentivement Jeanne-Valérie puis lui demande furieux : « Tu te fous de ma gueule, là ! ». Jeanne-Valérie lui sourit et s’approche de lui, elle passe les bras autour de son cou et lui dit que oui, elle le fait marcher, elle le provoque, elle le titille, elle voulait entendre ses arguments face à sa mauvaise foi, mais là, elle va lui dire la vérité, elle trouve ce reportage formidable, il démontre tout le cynisme de ces islamistes qui imposent leur volonté autour d’eux, qui déforment la religion à leur avantage pour pouvoir prendre le pouvoir par la peur et la violence. Il a bien saisi tout cela et elle l’admire d’avoir osé filmer ce moment rare.

Raphaël est surpris, il se demande s’il rêve mais elle est bien collée à lui et elle parle de son travail comme personne ne lui en a jamais parlé.

Elle lui caresse le visage, lui avoue qu’elle l’a toujours trouvé beau, trop beau pour être sensible et intelligent parce que c’est injuste d’avoir les deux, comme l’autre Raphaël, le philosophe, l’ex de Madame Sarkozy. Et maintenant grâce à ces cinq minutes magiques elle l’a enfin découvert le vrai Raphaël, le profond. Tout en parlant elle a défait sa ceinture, sa main se glisse dans son caleçon et saisi son sexe. Raphaël l’embrasse, leurs langues s’emmêlent, elle pousse un gémissement, elle n’arrête pas de le faire durcir, elle tombe à genoux, sa bouche se referme sur le sexe de Raph qui lui caresse les cheveux « Oui ! oui ! », elle accentue le rythme de sa langue, de ses lèvres « j’adore te sucer ». Raph sent qu’il va jouir, il dit à JiVé qu’il veut la prendre. Elle le libère de sa bouche, se redresse et s’éloigne derrière une étagère avec son petit sac à dos. Raph se déshabille à toute allure en commençant par ses chaussettes parce qu’il trouve que rien n’est moins sexy qu’un homme en chaussettes. Il voit JiVé penchée en avant, il se demande ce qu’elle fait. Une touche de parfum ? De gel ? Jeanne-Valérie sort de sa cachette, elle est nue, ses seins lourds sont superbes pense Raphaël, comme dans un roman. JiVé caresse son torse, se couche sur une table en fer. Raph lui caresse les seins, suce les mamelons. Elle guide sa tête vers son sexe rasé. Elle a la réputation de parler anglais en baisant : « lick my pussy, please. Oh my god, yes ! It’s so fucking good ». Raph veut se mettre en position de 69 mais elle le repousse : « Non, continue, je veux sentir ta langue en moi », le français revient dans leur jeu. Le corps de JiVé tremble, elle pousse des cris de plus en plus aigus qui excitent Raph, sa mâchoire se fatigue, il manque d’oxygène, un voile rouge devant ses yeux masque le bas-ventre, les deux ailes d’ange tatouées et les seins de JiVé. Il veut reprendre son souffle mais JiVé, les jambes dressées, lui plaque le visage sur son sexe grand ouvert. Il n’entend plus rien, ne voit plus rien.

Raphaël sent une main qui lui frappe légèrement le visage, il sourit et ouvre les yeux. JiVé ? Non, c’est son chauffeur, il a l’air affolé, il lui dit qu’il l’a trouvé évanoui et sans vêtement, on a dû l’attaquer. Raphaël se relève, cherche JiVé, pas de trace. Il demande au chauffeur « Et la fille ? La fille de la télé ? » mais le chauffeur dit qu’il n’y avait personne dans la tour seulement lui, évanoui devant la table. Raphaël a un goût bizarre en bouche, il se précipite sur son jean noir, fouille ses poches. Son argent, ses papiers sont toujours là, mais la clé USB a disparu. Il démarre sa caméra et s’aperçoit que la mémoire a été effacée. Raphaël hurle dans la tour radar Quel con ! Mais quel con ! il ne peut plus s’arrêter, Quel foutu con !

Dans la Mercedes en route pour Erbil son smartphone vibre, un SMS de JiVé :

Apprenez que toute salope

vit aux dépens de celui qui la goûte

Cette leçon vaut bien un tournage, sans doute !

Raphaël pense avec fureur et amertume qu’il n’avait jamais voulu la baiser, que la seule chose qui l’avait fait bander, c’était l’admiration feinte de JiVé pour son reportage. Finalement, il n’avait « goûté » ce sexe, préparé par elle, que pour la remercier de ça.

À l’hôtel, Raphaël envoya un texto à Jeanne-Valérie. Il lui dit que l’interview du gamin avait été entièrement mise en scène par lui, qu’il avait écrit les questions et les réponses et que le père et son fils étaient des comédiens qui jouaient des rôles. Tout était faux et les arguments qu’elle lui avait assénés dans la tour radar étaient assez justes. Bref ça ne pouvait intéresser personne. La réponse de JiVé ne traîna pas :

Qui se préoccupe encore de la vérité Raph ? Qui vérifie ses sources ? Qui cherche à comprendre ? Ouvre les yeux, tu es resté à l’époque d’Ernest Hemingway et tu mens aussi mal que lui.

Raphaël eut soudain envie de la revoir.

Partager