Le dernier des plumitifs

Claude Javeau,

Il se trouva un jour être devenu le dernier écrivain à ne pas rédiger ses textes sur ordinateur. Ce n’est pas qu’il méprisait la technique (on disait autour de lui « technologie », ce qui était fautif, mais il s’y était fait, comme au reste) moderne, mais de voir courir la plume de son stylographe sur les pages de son cahier à spirale latérale le remplissait d’une joie que le tapotage du clavier d’un PC n’était pas capable de lui apporter. Il avait assisté à des essais, dans l’intention d’aligner ses mœurs scripturaires sur celles de ses collègues, mais les textes que la chose produisait lui paraissaient maladroits et inélégants. De la plume avant toute chose, se répétait-il chaque fois qu’il se décidait à écrire. Ses lecteurs ne s’en plaignaient apparemment pas, car ses livres se vendaient plutôt bien, et la critique lui était généralement favorable. L’un des ténors dans cette honorable activité l’avait bien un peu brocardé sur son obstination à écrire au stylographe. « Ne vous sentez-vous pas un peu ringard ? », lui avait-il demandé. Il en avait convenu, un peu, peut-être beaucoup, mais sans en éprouver la moindre des culpabilités.

Le problème était l’approvisionnement. Dénicher des cahiers du genre qu’il préférait devenait de plus en plus difficile. Quant aux encriers (d’encre noire, la seule dont il faisait usage), la chose était encore plus pénible. Un jour ils disparurent du commerce. Il dut se résigner aux cartouches, ce qui n’était pour lui que recourir à un succédané. Il dut aussi écrire sur le papier qui nourrissait les imprimantes des ordinateurs. Il se sentait comme un réfugié sur le toit d’une maison lors d’une de ces inondations catastrophiques, comme on en voit à la télévision, filmées dans des pays lointains. L’eau montait, montait, et bientôt il en aurait jusqu’au cou, et il périrait noyé.

Vint le jour où le dernier de ses stylographes rendit l’âme. Il faut dire qu’il n’en possédait que deux. Dans l’autre membre de la paire, le machin qui recevait l’embout des cartouches s’était brisé. Quant au survivant, il écrasa sa plume sur le parquet quand le chat, sans crier gare, vint s’installer sur ses feuilles blanches. Plume cassée, nul endroit où la porter à réparer. Les stylographes avaient eux aussi disparu du commerce. Les antiquaires en vendaient encore parfois, mais à des prix exorbitants qu’il ne pouvait se permettre. Et l’honnêteté qui lui était viscéralement rivée au corps l’empêchait évidemment d’envisager d’en voler un. Il y avait bien le crayon, mais c’était tout juste bon pour prendre des notes. Quant aux stylos à bille et aux marqueurs, ces instruments lui paraissaient trop vulgaires pour servir le noble art de la littérature.

La mort dans l’âme, mais parce qu’écrire pour lui, ou désormais produire de l’écrit était indispensable à son existence, il se résigna à faire l’achat d’un ordinateur. Un jeune homme bien mis se présenta un matin chez lui, avec un ordinateur portable sous le bras, qu’il eut tôt fait d’installer sur sa table de travail. Il lui fit ensuite l’article, d’une manière presque convaincante. Il lui montra le curieux galet fendu qu’il appelait la souris, dernier modèle, sans fil. Il se livra à quelques démonstrations, puis céda sa place à l’acheteur potentiel. Celui-ci s’efforça de reproduire les gestes qu’il avait vu accomplir, mais n’y parvint pas. Quand il voulait corriger une faute de frappe, la souris commandait un effacement complet et il devait tout réécrire. Il arriva aussi que les lignes apparaissant sur l’écran se trouvaient tout à coup surlignées de bleu ou de violet.

— Vous malmenez la souris, dit le vendeur. Cette petite bête-là doit être manipulée avec précaution. Une violente colère s’empara de lui. Il saisit la souris et la jeta violemment au sol. Ensuite, il s’échina à l’écraser à grands coups de talons rageurs. Horrifié, le vendeur bondit à la porte, et sortit en s’écriant :

— Ce que vous avez fait est honteux. Vous ne vous en tirerez pas comme cela. Ensuite, une petite correction :

Le lendemain, deux policiers en civil vinrent l’arrêter, les débris de la souris étaient encore éparpillés sur le parquet. Par un tribunal des flagrants délits, il fut condamné à un an de prison ferme pour maltraitance à l’égard d’un animal. C’était devenu depuis quelque temps un délit sévèrement réprimé.

Quand il sortit de prison, il n’essaya pas de se remettre à écrire. Il lut et relut les classiques, en rêvant au temps béni des stylographes et des cahiers à spirales latérales.

Partager