Orifices (d’une ex-femme)(afghane)

Emmanuèle Sandron,

Piano

Premier prix de conservatoire

22 ans

Schubert Satie Bernstein

Mais surtout Satie

J’étais assise sur mon tabouret aux côtés de l’enfant. En général je refusais de donner des leçons particulières à des si petits, mais celui-là me semblait différent. J’avais l’impression, même si c’est stupide, qu’il avait des réponses à m’apporter. D’emblée il avait voulu tout connaître des notes, et je sentais les questions prêtes à fuser. À chaque leçon je le trouvais plus exigeant. J’allais parfois jusqu’à penser que ce petit bout d’homme me prenait toute ma sève.

Ce jour-là l’enfant appuyait obstinément sur le si. Il ne respectait plus les blanches ni les noires, n’avait plus aucun sens des valeurs (une blanche vaut deux noires). Il était comme fou. C’est alors que l’onde plus puissante que puissante d’un choc plus lointain que lointain fit tressaillir jusqu’aux jumelles qui se berçaient l’une l’autre dans mes entrailles. Simultanément, je pris conscience : a) d’être enceinte, b) d’être enceinte de jumeaux (alors le sexe m’importait peu) et c) que c’étaient eux (ou elles) qui avaient été touché(e)s en plein cœur.

Malaise. À la vue du sang je m’évanouis.

Fausse couche.

Je n’ai plus vu l’enfant au départ si doué, puis de plus en plus buté, qui me mitraillait de ses si lancinants. Mais en quelque sorte j’ai eu de la chance. En somme l’enfant m’avait préparée, à notre insu à tous les deux.

Je connaissais une gynécologue. C’est elle qui m’a soignée. Puis ce fut un peu plus la guerre. Puis un peu plus encore. Puis la guerre totale. La guerre contre mon sexe.

Avec mes deux sœurs et mon frère nous sommes partis (mon mari était mort à la guerre, comme la plupart des maris). Nous avons quitté la prison de notre maison dans nos prisons de prisons (sauf pour mon frère, bien sûr), notre burqa, cette masse informe dont la seule justification était de nier le fait que nous étions femmes.

Du jour au lendemain j’étais deux yeux derrière une grille-parloir, et deux jambes pour courir.

Au camp les choses devaient aller mieux. C’est ce que nous pensions. Mais je ne sais plus quand je nourrissais encore cet espoir.

J’ai perdu la notion du temps

J’ai perdu la notion du corps

J’ai perdu la notion du moi

Femme ou Afghane : au temps des concerts et des leçons particulières, si on m’avait demandé de choisir, j’aurais dit : Femme. Là, au camp, je n’aurais rien dit.

Rien

Orifices

Je ne suis plus qu’orifices

En regardant bien on me verrait mâcher derrière les barreaux

Mais je mange vite

À la sauvette

Les mouvements de la bouche sont suspects

Les toilettes sont à l’autre bout du camp

Réservées aux hommes du lever au coucher du jour

Du lever au coucher du jour je ne suis plus que ces pensées : boire et manger – vite – le strict nécessaire pour rester en vie sans avoir envie d’uriner ou de déféquer. Je m’observe. Je connais la quantité exacte d’eau qui me fait uriner, la quantité exacte à ne pas dépasser pour ne pas avoir besoin de me ruer aux toilettes.

Satie est de plus en plus loin

Je ne suis plus que ces orifices : la bouche, le méat urinaire, l’anus. Avec au milieu ces poches imbéciles et capricieuses : reins et estomac.

Depuis peu un autre orifice me préoccupe à nouveau.

Le soleil embrasait l’horizon du désert. Je me souviens, j’ai pensé : C’est beau l’horizon, mais c’est le désert. Rouge prémonitoire. J’allais aux toilettes en courant lorsque le garde m’a barré le chemin. Sa barbe avait la longueur de sa main, mais sa main était prolongée d’un fouet. Il ne faisait pas encore nuit noire. Il avait tous les droits. Insultée fouettée violée. Je fus.

Je ne sais plus trop ce qui importe à présent

J’ai perdu la notion de moi

J’ai perdu la notion de corps

J’ai perdu la notion de temps

Quelques bribes des Gymnopédies dans la tête

Du jour au lendemain j’étais deux yeux derrière une grille-parloir, et un sexe pour mourir

Baignant dans mon sang

Sans soins

Je regarde les couchers de soleil

Qui embrasent l’horizon

Du désert

Et j’attends

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