Ce monde-ci a été façonné en 7 nuits.
7 nuits de rêves et de cauchemars.
Le jour, je faisais mine de mener une existence normale. Mais la nuit !
Pour ceux qui verraient dans le nombre avancé, 7, une allusion biblique, je jure de n’avoir pas fait exprès : j’ai créé et détruit au gré de mon inconscient.
7 nuits. Les plus excitantes de ma vie.
Premier samedi du printemps.
Contre mon gré, j’accompagne maman à une brocante en plein air sur le parking du supermarché où notre famille a ses habitudes. Sur place s’est donné rendez-vous tout ce que la ville recèle de chineurs. Caisses, cartons, tréteaux, soutiennent les articles exposés au marchandage d’une moderne cour des miracles.
A retenir : brocanter intelligent requiert une certaine pratique. Sinon on ne trouve rien. La brocante : une école de sagesse et de patience. Les trouvailles de maman : des 45 tours des années 50. Elle dit qu’elle a conclu « une affaire en or. » Promet de me parler de ces illustres inconnus qui font briller ses yeux.
Ma première impression : l’objet n’a l’air de rien. D’ailleurs, je passe devant le nez en l’air. Seule raison de l’achat : maman. Ses arguments : le prix dérisoire, et mon amour du cinéma, qui doit trouver à s’exprimer comme il peut à défaut de comme il veut. D’accord avec le premier argument. (Avec le second aussi, mais je le garde pour moi.) Descriptif de la chose : Hitachi format VHS – 2540 gr – noir – zoom 12 x – trépied inclus. Année de fabrication : la décence m’ordonne le secret. Un jour, cet objet vaudra de l’or, me dis-je pour me convaincre de l’acquisition d’une antiquité.
Le soir même, dans ma chambre, je me sens dépressif. Déprécié. La caméra traine sur un coin de mon bureau, son objectif préhistorique dirigé vers moi. Je vérifie que l’ancêtre fonctionne : okey. Une K7 a même été oubliée dedans. Je l’y laisse.
J’ai commis trois courts-métrages dans ma vie. Cela n’a plus aucune importance : ma caméra, une Bolex 8 mm, 540 gr., noire et acier, est tombée en rade, et mes ambitions lui ont fait chorus. C’était il y a deux ans. Depuis, je me plais à penser que l’objectif s’est logé derrière mes yeux. Partout, je vois la réalité sous forme de plans, de cadrages, de mouvements de caméra. Dans ma chambre, je côtoie des zombies, des goules, des vampires, des villes-fantômes, des banlieues classes-moyennes aux perversions dissimulées sous ses pelouses bien taillées. Grâce à mes affiches aux murs, à mes revues, à mes romans de la collection Pocket Terreur, à mes photos et mes rêves, je suis resté fidèle à mes amours, au cinéma d’horreur des années 80 – les années VHS ! Allongé sur le lit, j’examine la caméra qui m’examine. Unique source de lumière : le clair de lune bleuté(e) – je ne sais jamais si c’est clair ou lune qui est bleuté. Lasses, mes paupières baissent leur garde. Je m’endors sur des idées noires. Demain dimanche, c’est décidé, je la démonte pour l’étudier.
Dimanche – où j’ai la tête ailleurs. La décence m’interdit de préciser où.
Sale cauchemar. Ca faisait longtemps. Je me souviens de tout – descriptif :
Il fait une chaleur torride. On entend Purple Haze de Jimi Hendrix. Je cours dans les étages d’une maison pleine de Noirs sapés, coiffés, maquillés à la mode des années Get Up. Alcoolisés et camés, ils dansent et baisent dans tous les coins. Je sais qu’on me traque. J’ignore qui me traque. Je dévale les cages d’escaliers. Personne ne tente de me retenir. Dehors, c’est une ville portuaire. Beaucoup de touristes. Un soleil de plomb me brûle les yeux. (Jusqu’à ce que je me retrouve en rue, j’aurais juré que la scène était nocturne.) Trois hommes sont à mes trousses. Je cours vers l’océan. Des voitures me frôlent quand je traverse. Les gens m’épient. Je m’aperçois dans une vitrine : j’ai le visage d’Hubert Selby Jr, l’auteur de Last Exit To Brooklyn. Une tête de malade, de sidéen en phase terminale. Les cheveux gras et gominés, comme sur la quatrième de couverture de son livre le plus connu.
Les yeux possédés par ces choses que les yeux ne sont pas censés voir.
Mes assaillants tirent des coups de feu. Sursaut d’effroi. Je m’incline. J’accélère le pas. Je suis aveuglé par l’océan, et le soleil blanc que sa surface amplifie. A deux doigts de la digue et d’un autre coup de feu, je plonge dans l’étendue métallique qui baigne mon champ de vision. La guitare saturée de Hendrix me suit en bas. Quand je ne peux plus respirer, je remonte à la surface. Les hommes tirent depuis la digue. Les trajectoires des balles tracent dans l’espace des lignes noires pointillées, comme si un dessinateur ajoutait des indications dans les cases d’un story board. Aux points d’impact des balles avec l’eau explosent de petites gerbes chromatiques. Plus loin, je repère un yacht. Je nage avec une vigueur décuplée. Les balles sifflent comme des accords de guitare. Des vagues hautes approchent. Je bois la soupe. Je manque de souffle. Je panique. Je ne vais pas y arriver. Je n’ai pas de dictionnaire d’interprétation des rêves assez fiable. Dommage.
Avant de démonter la caméra, je retire la K7 du magasin. Tiens : j’ai le souvenir de l’avoir rembobiné, hier, après mes essais. Pourtant, ce matin, la bande est avancée sur un dixième de sa longueur totale. 8 minutes, plus ou moins.
Qui a bien pu chipoter la caméra pendant mon sommeil ?
Ma mère aurait-elle des curiosités que j’ignore ?
Magnétoscope. Rewind. La bande, vieille et rugueuse, siffle et toussote autour des têtes de lecture. Elle n’a pas intérêt à détraquer ma vidéo – modèle JVC, acheté chez un vendeur d’occasion, gardé en souvenir de mes premières amours. Décidément, je suis trop nostalgique pour un gars de mon âge. Dans le lecteur, ralentissement, cliquetis, arrêt du défilement – je suis au début de la bande magnétique.
J’enfonce la touche Play. L’écran 87 cm de ma télé est éclaboussé par une grisaille que je fixe d’un œil terne. Le fourmillement parasite commence à m’anesthésier. Puis je suis arraché à ma rêverie par – par le déluge hendrixien de Purple Haze ! Mille points d’interrogation clignotent dans mon esprit devenu casino ! Sur l’écran, je me vois – ou plutôt je vois Hubert Selby Jr – cavaler comme un diable parmi des hordes dansantes de Funky Black People…
Lundi après-midi dans la cuisine.
« Maman, tu vois le brocanteur qui nous a vendu la caméra ? »
« Oui… »
« Tu le connais ? »
« Non. Je veux dire, je le connais…Comme ça, de vue… »
« Okey, merci… »
« Tout va bien ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette… »
« Non, je vais bien, je t’assure. (Je souris.) D’ailleurs, je voulais te remercier. Je suis content d’avoir acheté cette caméra… »
Nuit de lundi à mardi.
Où, pour la première fois je verrouille la porte de ma chambre.
N’ai pas osé démonter la caméra. N’ai même pas osé la toucher, à vrai dire.
Pas avant le coucher du soleil.
Que se passe-t-il quand je rêve ? Où vais-je exactement ? Les gens vus là-bas, cette nuit, sont-ils d’autres dormeurs en phase de rêve ? Quel est le mécanisme réel de cette caméra ? Est-ce que je me pose les bonnes questions ? Est-ce même une bonne chose de me poser ces questions maintenant ? Je suis couché. Concentré.
Mon ambition : décider de ce que je rêve. Quelle ironie ! Imaginer les possibilités qui s’offrent à moi m’empêche de dormir. Rire sous cape. Je me sens con de me sentir si joyeux. La couverture sur mon visage, mon souffle m’étouffe. Mes yeux se voilent…
… je veux voir je veux voir je veux voir je veux voir je veux voir …
Dans le salon, John Carpenter, maître du cinéma d’horreur pur jus, prend le thé avec mes parents. Je suis essoufflé. J’ai couru pour rentrer au plus vite de l’école. Abasourdi, j’apprends que mon père et lui ont fait leur service militaire ensemble. John Carpenter, un grand ami de mon père ?! Sur ses cheveux longs et grisonnants, il a vissé la casquette de son prochain film, Chaque homme dans sa nuit. Ce titre me dit quelque chose. Je veux lui demander si c’est une adaptation littéraire. Mais il est plus prompt à dire que le vieux – mon père, donc – lui a parlé de moi : « Tu veux devenir cinéaste ? Je n’ai pas le temps aujourd’hui, j’dois filer sur L.A. Mais envoies-moi ce que tu as filmé. J’pourrais ptêt faire quequ’chose pour toi. »
Une fois la légende vivante partie, je grimpe aux rideaux.
« Pourquoi vous ne m’avez jamais parlé de lui ?! »
Papa hausse les épaules et les sourcils. J’en reviens pas – je l’ai toujours pris pour le dernier des ringards. Tu m’en diras tant ! Pote avec le plus grand réalisateur de films d’horreur vivant ! Mon père ! Sans transition, je me retrouve dans ma chambre. Fébrile. Je prépare mes œuvres : DVD gravés, étiquetages, petite lettre d’intro – comment exprimer son bonheur sans sonner guimauve.
Devant mon écran, sourire béat. J’ai directement branché la caméra sur la télé, pour y avoir un retour vidéo et admirer à mon aise ce qui y défile. Le rêve est de ces rêves si prenants qu’au réveil, il est dur de se convaincre que la réalité n’en sera pas le prolongement. La preuve : en me réveillant, je n’ai pas perdu une minute, et j’ai copié jusqu’à la moitié de mon second court-métrage avant de m’arrêter sec. A qui allais-je donc envoyer ce colis ? A Carpenter, vraiment ?! Il fait partie d’un autre monde que moi. Pourtant, il est là, sur mon écran. Les électrons enrobent le bout de mes doigts quand je caresse son image, puis celle de ma mère – ma mère – assise à côté de lui. Les yeux dans les miens, on dirait qu’elle me regarde…
Au-delà de l’écran.
Mercredi – où je fanfaronne avec ma K7 VHS de la nuit dernière.
Premières applications de mon pouvoir dans la vie réelle :
- Elodie, mon crève-cœur depuis le début de l’année, adoucit sa résistance après avoir vu le grand Carpenter dans mon salon.
- Trois analphabètes me supplient de lui transmettre leurs scénarios.
- Un autre, individu transparent, s’avère grand cinéphile. Peut-être un futur ami.
- Des rumeurs naissent à mon sujet : ma capacité à préserver si longtemps un tel secret doit probablement cacher d’autres choses. Verdict : Je ne suis pas celui qu’on croyait. Commentaire personnel : pas trop tôt pour vous en apercevoir !
Nuit de mercredi à jeudi.
Impossible de dormir, une fois de plus.
Ce pouvoir de la vieille caméra est si singulier ! J’ignore vers quelles applications tendre, quels rêves me conditionner à rêver. Convoquer mes cinéastes préférés ? Il me semble qu’il y a mieux à faire que compiler des « films de famille ». Et puis je ne suis pas dupe : montrer Carpenter à mes copains de classe était déjà un risque. Par exemple, je sais que je ne dois partager avec personne mes images de Scorsese, le maestro des maestro, préparant le barbecue dans notre jardin en échangeant des blagues italiennes avec mes vieux ! Là encore, le rêve était plus vrai que nature. J’ai pu dire au génie new-yorkais à quel point ses films ont compté dans ma vie. Mais ça ne doit pas aller plus loin, malgré ma tentation de me faire aimer à bon prix. Qu’on voie ces images et on me collera une enquête sur le dos. Alors je ressors tous mes scénarios. Un script incomplet de long-métrage ; une poignée de courts. Toutes ces pages que j’ai écrites en sachant que cela n’irait pas plus loin, exigeant des moyens que je n’ai jamais eus… Mais que je pourrais imaginer avoir. Imaginer devrait suffire.
Toute la soirée, je me plonge dans leur lecture. J’apporte un soin particulier à la visualisation de chaque histoire, des personnages, des décors et de la mise en scène.
Je lis jusqu’à avoir la tête littéralement pleine d’images.
Puis : Somnifère. Gorgée d’eau. Poids de mes pensées. Déshydratation des narines. Picotement des globes oculaires. Impression de décollement des rétines.
J’ai dormi comme un loir. Je ne me souviens de rien ! Et ce matin, la K7 ne m’est d’aucun secours : tout ce qui vient après mon dernier rêve, celui du barbecue avec Martin Scorsese, c’est de la bande vierge. Vierge ! Je n’ai pourtant pas pu ne pas rêver. Ce somnifère ! Serait-ce lui qui aurait tout saboté ?!
Jeudi après-midi, école buissonnière, au parc.
Discrètement, je sors la caméra de mon sac et la pose tout près, braqué vers moi. Son objectif est son détecteur. Il doit être précisément orienté vers celui dont il va immortaliser les rêves. Qu’il ne se trompe pas de rêveur !
Ainsi préparé, je m’allonge au soleil et ferme les yeux. J’écoute la rumeur des gens qui se prélassent, des voitures qui circulent plus loin. Le soleil fait progressivement rougeoyer le voile de mes paupières. Je perds la notion du temps. C’est comme de s’endormir au bord de l’océan. Un homme passe alors à toute vitesse en volant au-dessus de moi. Il est vêtu d’une combinaison futuriste : sur la tête il porte un casque doré à visière, et dans son dos, deux roquettes harnachées par des sangles crachent des jets de flammes. Plus haut encore dans le ciel s’entrecroisent d’autres rocketeers. L’un d’eux manipule des manettes sur son torse, accomplit une pirouette et fonce vers moi en tirant des faisceaux d’énergie. Je les esquive par un habile plongeon dans le vide – car je suis, moi aussi, équipé d’une combinaison identique. Je ne suis plus couché sur l’herbe du parc mais en train de me battre dans les airs au-dessus d’une métropole en proie à l’apocalypse ! Au cours de ma chute, je frôle des épaves de voitures empilées sur un terrain vague et crasseux. Par une manœuvre de mes manettes, je redresse ma trajectoire en une large courbe ascendante et m’élève au-dessus d’un gratte-ciel éventré. Je fais un signe de reconnaissance à un rocketeer qui arbore le même emblème que moi sur sa combinaison rouge. Avec d’autres, nous convergeons vers le pont de Brooklyn au nord. Notre vitesse augmente. Le pont se rapproche. Au dernier instant, nous passons sous ses arches. Je ne vois plus que le ciel. Puis la ville à nouveau. Vertige. Nous lançons une offensive.
Nos faisceaux d’énergie pure pulvérisent tout ce qu’elles touchent.
Je n’en crois pas mes yeux !
Voici un extrait de la jaquette, fait maison, de mon nouveau court-métrage :
« Dans un New-York post-apocalyptique miné par les exactions des mercenaires, deux gangs rivaux se livrent à une guérilla urbaine sans merci pour le contrôle de Brooklyn…Du drame, de l’héroïsme, des effets spéciaux à couper le souffle ! » J’ai même le cinémascope !
Nouvelle application de mon pouvoir dans la vie réelle :
Coup de fil du gros producteur à qui j’ai envoyé un script accompagné du court-métrage avec les rocketeers / Il veut voir le film dont ces images sont extraites / Qui en est le producteur ? / « Il n’y en avait pas… » / Dans ce cas, avec quel budget ces images ont-elles été tournées ? Et ce décor de New-York ? Tout ne peut pas avoir été généré par ordinateur tout de même ?!
« Je vous rappelle… Promis, je vous rappelle bientôt ! » Fin de la discussion.
Je déchire la liste des festivals où je prévoyais d’envoyer le film. Crise d’angoisse à l’idée que le producteur enquête sur moi. Je me lave à grande eau.
Je dois mieux prévoir les conséquences de mes coups de folie !
Le soir, je dîne avec mes parents. Pas d’appétit. Sage comme une image. Ma mère me presse de questions. De toute évidence, quelque chose ne tourne pas rond chez moi. Je suis sauvé par le flash info qui interrompt les programmes.
Le présentateur est dans tous ses états.
Sur des images granuleuses de New York aux abois, il parle de tragédie. Les New-Yorkais fuient. Dans le feu, la poussière et les larmes. Voici ce que montrent les images tremblantes d’une caméra amateur : sur le trottoir d’une avenue d’ordinaire désertée, un humanoïde gît dans une combinaison étrange. Brûlé aux jambes, il se tord de douleur. Près de lui, un harnais, équipé de ce qui ressemble à des fusées. Un rugissement envahit l’image. La caméra panoramique vers le haut et filme quatre rocketeers fendre le ciel à toute vitesse. De l’horizon s’élèvent des nuages de fumée illuminés de faisceaux d’énergie. « Nous n’avons aucune information sur l’identité des combattants…Pour les New-Yorkais, cette journée a commencé comme une belle journée de printemps…En moins d’une heure, la ville a basculé dans l’horreur…Les pertes humaines et les dégâts matériels sont énormes… » Autre chaîne : « A peine remis du 11 Septembre, l’Amérique subit un nouveau choc…Le Pentagone est sur le pied de guerre…Le président a décrété la loi martiale… » Autre chaîne : « Nous tentons de joindre notre correspondant à New York. Mais la plupart des voies de communication ont été mises hors d’usage par les premiers combats… Les lignes encore opérationnelles sont saturées… » Toute la nuit, les infos rendent inlassablement compte de l’évolution des combats à New York – et dans le sud des Etats-Unis, où des escadrons ont investi la Nouvelle-Orléans.
Je me réveille en sueur. Vaseux, j’introduis la K7 dans le lecteur pour découvrir les images de mon dernier séjour onirique. Devant la télé, je recule, figé d’effroi dès les premiers instants de ce nouveau rêve devenu réalité.
Mon Dieu, je n’ai pas pu rêver cela ! Et pourtant elles sont là.
Surpassant tout ce que j’ai pu imaginer à ce jour.
Vendredi. Toute la journée, toute la soirée, état second.
A l’école, j’observe les gens, je tente de saisir le sens de nos vies : insensée. A la maison, ma mère, dans sa cuisine, dans sa buanderie, ou à sa table de lecture. Elle fait semblant de ne pas savoir que je l’espionne. Mais je sais qu’elle sait. Sa vie ? Ses yeux qui ne brillent que lorsqu’elle écoute ses disques des années 50 ? Insensée. Papa, dans le canapé, bière, journal, mots croisés, télé ? Cet homme est un cliché.
Dois-je, puis-je, utiliser ce pouvoir pour redonner du sens à nos vies ?
Dans ma chambre verrouillée à double tour.
Dans le noir et la peur d’avoir compris.
Ai connecté la caméra au magnétophone. Je ne suis sûr de rien. Mais si la logique d’enregistrement de ces rêves – le mécanisme de leur concrétisation – est telle que je le soupçonne, je suis sur le point de payer cher pour en avoir la confirmation. La K7 originale, calée au début de mon dernier rêve atroce, reste dans la caméra. La K7 vierge, calée au début de sa bande noire, est dans le magnétoscope. Entre les deux appareils, quelques câbles de connexion classique.
Prêts à conduire les signaux les plus catastrophiques.
Pour accompagner la phase finale de mon projet, j’écoute la bande originale du film Insider. Musique de méditation. De conflit intérieur. Tristesse et torture.
Musique des temps à venir.
Play sur la caméra. Rec sur le magnétoscope. Transmission enclenchée.
Je m’allonge. Entouré de mes affiches de films, de mes romans, de tout ce qui a fait que ma chambre a été plus vaste que ses douze mètres carrés, je ferme les yeux.
J’écoute les signaux électroniques se déverser sur la bande.
Deuxième samedi de printemps.
J’ouvre les yeux sur un monde en suspens.
Mon corps est lourd. Mes membres courbatus. L’air est épais. Le temps se traîne.
Des voix liturgiques se réverbèrent. The Insider. Celui qui voit à l’intérieur.
Je sors de ma chambre. La maison est vide. J’y marche comme dans un rêve.
J’enfile un manteau. Du vestiaire, je décroche aussi un masque blanc hygiénique que j’enfile. Dans ma rue d’ordinaire si calme, un premier check-point se dresse au croisement avec l’avenue. Je marche vers les hommes en tenue militaire. Le plus naturellement du monde, j’exhibe de ma poche la carte délivrée par le Ministère de la Santé à toutes les personnes en ordre avec leurs examens médicaux. A travers la visière de son casque, le militaire croise mon regard. Il me fait signe de passer.
Partout, je rencontre des visages aux bouches masquées et des yeux qui, tout à la fois, aiment et craignent leurs semblables. Sur chaque carrefour, des dispensaires et des checkpoints militaires. Des commerces fermés. Des cellules de rationnement alimentaire. Dans les haut-parleurs fixés aux îlots de signalisation, où tous les feux clignotent désormais orange, des voix sans timbre répètent les nouvelles consignes de sécurité ; annoncent les secteurs classées zones interdites ; les nouveaux foyers d’épidémie enregistrés dans le reste du monde.
Dans ce monde d’après le Rêve.
Où l’on remercie chaque jour le ciel d’être en vie.