La guerre de Georges n’aura pas lieu

Jean Jauniaux,

Je ne suis pas près d’oublier la session de l’Assemblée Générale du 14 février 2002, jour de la Saint-Valentin. Les débats s’éternisaient entre les traditionnels va-t’enguerre, partisans du déclenchement immédiat des hostilités et les États qui, obstinément, exigeaient que la preuve fût apportée de ces armements massifs dont on soupçonnait la Nation ennemie de s’être équipée. En vieux briscards de la diplomatie et scrupuleux gardiens des procédures, ces États restaient sourds aux bruits de bottes qui commençaient à résonner dans les aérodromes, sur les ponts des navires, dans les casernes et surtout, semblait-il, dans le Bureau Ovale à Washington.

Séance après séance, se succédaient à la tribune les mêmes orateurs, répétant les mêmes arguments, se fondant sur les mêmes raisonnements. À force, on observait parfois des épisodes plaisants. Un visiteur, dans un couloir des Nations Unies, se reposait des fatigues de la journée assis dans un fauteuil. Devant lui, un écran de télévision diffusait en circuit fermé la retransmission intégrale des débats. Lorsqu’un gardien le réveilla, l’homme ne se rendit pas compte qu’il avait dormi toute une nuit. Sur l’écran, l’orateur qui l’avait endormi la veille était revenu à la tribune. Après une semaine de travaux ininterrompus, certains diplomates manifestèrent une légitime fébrilité. Le champion en était sans conteste le Ministre des Affaires Mondiales d’un Petit Pays d’Europe. Il ne tenait pas en place. Sautillait sur son siège. Le faisait pivoter. Levait les yeux au plafond.

Consultait sa montre. Tournait à grand bruit les pages d’un journal. Téléphonait avec un minuscule appareil cellulaire que l’on imaginait enfoncé dans les replis des bajoues barbues de l’homme politique. C’était un curieux spectacle qu’il offrait alors à ses voisins. Il gesticulait à grands tours de bras.

S’exaltait jusqu’au rouge grenat de la syncope. Exprimait à intervalles vertigineusement rapprochés tout l’éventail des sentiments connus dans la vie politique. Paradoxalement, il parlait presque à voix basse. Son téléphone miniature était invisible aux collègues qui l’observaient à la dérobée en train de mordre son épaule, comme un bon gros chien qui essayerait de se débarrasser d’une inopportune démangeaison. Sa fébrilité croissait de jour en jour.

Je dois à la vérité de préciser que des élections se préparaient dans son Petit Pays d’Europe. Si le Ministre avait pris la sage précaution de laisser sur place un fils attentif aux manoeuvres des autres candidats, il ne pouvait maîtriser une hâte grandissante à revenir près de ses « gens », comme il aimait à désigner les électeurs qu’il convoitait. Le « gamin », brillant certes, mais novice tout de même, n’était pas encore rompu aux « torvitudes » (ah ! cette manie d’utiliser des mots qui n’existent pas, du moins pas encore !), aux vilenies des campagnes électorales du Petit Pays.

L’impatience portait notre bon Ministre à ébullition. Il s’invectivait en silence :

« En finir avec ces palabres et rentrer au pays, si possible avec la Paix du Monde en poche… »

Il imaginait déjà les affiches, vingt mètres carrés… non, mieux, la façade nouvellement rafraîchie du Berlaymont toute à son image : « L’homme de paix » pourrait-on y lire. Il s’abandonna en souriant à la moiteur paisible de sa rêverie.

Il sursauta lorsque son petit téléphone grésilla. Ce réveil brutal s’accompagna d’une illumination, une de ces fulgurances dont il était coutumier : l’idée absolue, la solution enfin, la paix ! À jamais et pour les siècles des siècles !

Tout à son agitation, il appuya sur le bouton rouge qui signale au Secrétaire Général qu’un membre de l’Assemblée souhaite intervenir à la tribune. Le Secrétaire Général, voyant qu’il s’agissait du sémillant Ministre des Affaires Mondiales du Petit Pays d’Europe, lui fit un signe de l’index et du majeur. D’aucuns prirent ce geste pour le V de la victoire. Le Secrétaire Général voulait simplement indiquer que deux orateurs devaient encore s’exprimer avant qu’il ne pût céder la parole au Ministre du Petit Pays.

Notre homme profita de ce répit pour retrouver son portable dans un repli de chair, appeler son État-Major, informer ses collaborateurs que la crise était sur le point d’être terminée (grâce à lui) et demander des précisons techniques.

Telle une encyclopédie en vingt volumes ouverte à la bonne rubrique, un de ses assistants, fin érudit et passionné d’histoire médiévale japonaise, lui livra toutes les réponses que le plénipotentiaire notait avec soin sur un minuscule carnet à spirale, celui-là même que le Roi de son Petit Pays lui avait offert lors d’une promenade qu’ils effectuèrent sur le môle de Nieuport.

Vint le tour de parole du Ministre.

Il monta à la tribune, quatre à quatre malgré son embonpoint considérable.

Il inspira profondément. De l’index il repoussa la monture de ses lunettes au sommet de son nez. Il expira lentement, attendant, les yeux fermés, la fulgurance d’une première phrase que l’on conserverait dans les manuels d’histoire et dans les prospectus électoraux.

Les formules se bousculaient sous son front soucieux, qu’il épongea pour se donner un peu de contenance et récupérer un peu de souffle. Il se laissait bercer par les formules historiques :

« Je vous ai… sauvés ! », trop présomptueux face au « Je vous ai compris » original ; « J’ai fait un cauchemar… », trop ambigu par rapport au superbe « I had a dream…».

Le Secrétaire Général l’observait, préoccupé de ces tics qui semblaient annoncer un malaise.

Et la fulgurance survint.

« YOKOZUNA ! »

C’est ce cri que poussa le Ministre des Affaires Mondiales du Petit Pays à la stupéfaction unanime de l’Assemblée.

Chacun regardait son voisin. Tous manoeuvraient fébrilement les curseurs, cherchant en vain la cabine d’interprétation appropriée.

« YOKOZUNA ! »

Il tonna de plus belle, le magnifique tribun,… en frappant dans ses mains et en levant les bras au ciel.

Un silence stupéfait envahit l’hémicycle. Le Ministre, que l’on crut frappé de démence, ôta alors son veston. Avec une lenteur calculée. Il manqua de peu détruire totalement son GSM, accroché dans le buisson de sa barbe, toujours en communication avec son assistant orientaliste qui, dans le Cabinet du Ministre, ne perdait pas une miette de la prestation de l’orateur.

Il exécuta ensuite un spectaculaire grand écart tout en s’exclamant :

« SHIKO ! »

En même temps, il jeta une poignée de sel devant lui, avant de s’accroupir devant ses collègues médusés en prononçant un grave :

« SONKYO »

Deux huissiers furent appelés à la rescousse pour redresser notre Ministre. Un petit rire cristallin fusa à la table de la délégation japonaise. Rire discret qui se fût perdu s’il ne s’était exprimé dans la cathédrale de silence qu’était devenu l’hémicycle onusien.

Notre Ministre, debout à la Tribune, face au Monde, fit alors la proposition la plus stupéfiante jamais entendue par oreille de diplomate :

« Je lance un défi au Président des États-Unis. »

Murmures consternés dans l’Assemblée.

« Je le défie en combat loyal et singulier sur un DOHYO, un “ring” utilisé par nos amis japonais dans l’exercice du noble art du SUMO. Rien de cette guerre que j’abhorre ne sera décidé avant l’issue du combat… Le DOHYO sera installé au centre de la table du Conseil de Sécurité. Nos amis japonais seront invités comme observateurs. »

Un immense chahut de sifflets, d’applaudissements, de souliers frappés sur les tables manifesta l’enthousiasme du monde devant cette perspective inattendue de préserver la paix.

Les gabarits respectifs des protagonistes ne laissaient aucun doute quant à l’issue du combat, aussi loyal fût-il.

Un vote, unanime moins une voix, transforma cette journée du 14 février en une fête mondiale, inscrite en lettres arc-en-ciel dans tous les calendriers du Monde.

Épilogue :

Avant de regagner son Petit Pays et ses « gens », notre Ministre négocia une discrète « bilatérale » avec la délégation japonaise, chargée du rôle d’arbitre des combats à venir.

Hormis votre serviteur, qui servit d’interprète lors de cette délicate discussion, personne ne sut qu’un vieux règlement du SUMO, tombé en désuétude depuis l’instauration du Shogunat en 1192, permettait, par un subtil équilibrage entre les points obtenus et les poids respectifs des adversaires, de ne jamais octroyer la victoire à l’un et la défaite à l’autre.

Notre Ministre, éclairé par les informations fournies par son bon assistant nipponisant, rappela l’existence de ce vieux règlement à la délégation du Soleil Levant. Le combat SUMONUSIEN n’avait pas de fin. Plus aucune guerre n’aurait de commencement.

C’est ainsi que la paix fut sauvée pendant de nombreuses années. Dans la salle du Conseil de Sécurité, sous l’oeil impassible d’arbitres nippons, un débat sans fin consumait des armées obèses de Sumotoris, qui, deux par deux, s’adressaient le sonkyo (salut à l’adversaire), après avoir exécuté un shiko (grand écart) pour chasser les esprits malveillants et avoir jeté devant eux une poignée de sel.

Lorsqu’il fut ré-élu, notre Ministre proposa à ses collègues européens d’appliquer la technique onusienne aux débats de l’Union élargie.

On les appela : les « sumos européens… »

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