Le dossier Amsterdam

Luc Dellisse,

En arrivant au cabinet du ministre de la culture wallonne, un mardi matin, j’ai croisé deux policiers postés sur le perron. Ils m’ont salué en flamand, ce qui m’a paru bizarre. A l’accueil, la préposée, que je connaissais de vue depuis longtemps, m’a demandé mes papiers. Je me suis mis à rire :

– Qu’est-ce qui se passe ? Je suis en disgrâce ?

– Och, non. Ce n’est pas ça. C’est à cause de la manifestation.

Je ne voyais pas le rapport, mais Montalban m’attendait. Il était toujours très ponctuel pour un directeur de cabinet. Je n’allais pas perdre mon temps en vaines plaintes. J’ai tiré mon portefeuille de ma poche.

– Une manifestation de quoi ?

– C’est les militants du Vlaamse Vlak qui défilent sur Bruxelles.

Je lui trouvais un petit accent, à la préposée ; une modulation pas vraiment namuroise ou carolorégienne. Je lui ai demandé son nom. Gerda Verdonck. D’accord. De son côté elle jetait un coup d’œil sur ma carte d’identité. Elle a vu mon lieu de naissance. Nos regards se sont croisés. D’accord.

Dans son bureau, Albert Montalban écrivait à l’encre rouge des indications rageuses sur un épais document. Il en était à l’avant-dernière page. Il avait un peu bu, juste assez pour condescendre à me regarder. Sur le plateau, entre les deux verres à pied et la bouteille de Puligny à moitié pleine, il y avait une mince chemise en carton. Montalban a fini par la prendre. Il l’a feuilletée par-dessous ses sourcils broussailleux, puis, avec un regard de méfiance :

– Tu parles le hollandais, je crois ?

– Qui est-ce qui t’a dit ça ? Jean-Pierre Carrol?

– Ne prends pas cet air consterné. Il n’y a pas de honte à ça.

– Je l’ai appris à l’école primaire. C’était il y a longtemps.

– Tu peux partir mardi prochain à Amsterdam ?

– Pour quoi faire ?

– Il est question que nous y ouvrions un centre culturel.

– Ah bon !

– Ça a l’air de te déplaire ?

– Pourquoi à Amsterdam ?

– Oh, ils en ouvrent un chez nous. La réciprocité.

On voyait bien que ça lui semblait ridicule, cette histoire de centre culturel réciproque. C’est sans doute pour ça qu’il voulait me la confier. Il avait des choses plus hautes ou plus obscures à régler. J’aurais préféré qu’il me propose une mission valorisante. J’avais quelques petits talents et je n’aurais pas détesté qu’on y ait recours. Le fait de parler hollandais me paraissait le plus dérisoire de tous, et le plus inutile.

– Qu’est-ce que j’aurais à faire ?

– Ils vont te promener. Te faire visiter des sites possibles. Te proposer des services de maintenance. Tout ça aura un prix, évidemment. Il n’est pas question de s’engager trop vite. Qu’ils commencent par nous trouver quelque chose de bien, clés en main. On verra ensuite ce qu’on peut leur proposer en retour.

– En somme, je hume l’air, je prends des notes, je fais des jolis sourires.

– Ah non. Il faudra quand même être concret. Assez concret pour qu’ils nous fassent une offre ferme. Sinon comment veux-tu que je sauve la face de mon ministre?

– La politique du « oui, je répète non », si je comprends bien.

– En un sens. Mais surtout ne va pas te lancer dans les initiatives complexes. Evite la subtilité.

– Comme ça, d’accord. Parce qu’avec la quantité de hollandais qui me reste, je peux à la rigueur me montrer taciturne, mais subtil, non.

– Oh, oh, mon grand ami Luc. Tu es sûr que tu es suffisamment motivé ?

– Aller à Amsterdam, ce n’est jamais très motivant – en dehors du Rijksmuseum, bien sûr.

– Écoute, réussis d’abord Amsterdam. Je te trouverai quelque chose d’autre après. Porto par exemple. Ou Luxembourg, si tu as de l’argent à placer. Une chose à la fois.  De toute façon, pour ce genre de négociations, tout fait farine. Quoi ? Oui, au bon moulin.

– Concrètement, on fait comment ? Les horaires, les contacts ?

– Tout est là, dit Montalban en me tendant la chemise bleue. Tu prends l’avion, ils t’attendent à l’aéroport, il y a ici un ordre de mission, tu signes, il y aura vingt-cinq mille francs d’avance sur frais qui t’attendront lundi matin au service comptable, tu rentres mardi soir, ton rapport oral mercredi. Je n’oublie rien ?

– Les instructions…

– Quoi, quoi, les instructions ? Je t’ai briefé pendant une demi-heure. C’est directeur de cabinet que je suis. Pas mère adoptive. Quand même !

– Bon, eh bien, s’il te reste un peu de religion, prie pour moi.

J’ai traversé le vaste bureau en oblique. La bouteille de vin était restée à moitié pleine.

L’étonnant est qu’avec des instructions aussi imprécises, je ne me suis pas si mal tiré de ma mission. Les Hollandais n’ont pas eu trop à se mordre les poings. Une délégation de trois personnes m’a pris en charge dès mon arrivée à l’aéroport de Schiphol. Il y avait un grand maigre, en costume sombre, genre protestant pour affiche électorale, qui menait le jeu. Par exemple c’est lui qui m’a serré la main, les deux autres s’inclinant d’un air plus discret, plus moderne. Les deux autres c’étaient un gros à moustache qui ressemblait à Léon Daudet et une jeune femme blonde écologiste avec un sourire radieux de subalterne bien dans sa peau.

Limousine allemande, pas de chauffeur, le moustachu conduisait, et en route vers le bureau d’architecte où nous avions rendez-vous. Le trajet n’était pas long, juste assez long pour permettre au grand maigre de me faire part de sa perplexité : il y a deux mois, nos ministres des Affaires culturelles avaient signé l’accord de réciprocité, mais depuis ce jour-là, la réciprocité se portait mal. A toutes les propositions d’application pratique que les Hollandais faisaient, l’autre ministre – notre ministre à nous – répondait par des questions plus pratiques encore : quel immeuble amstellodamois serait mis à la disposition de notre vitrine culturelle ? Je pariais que le code de référence de ces étranges lettres devait commencer par AM – les initiales de Montalban.

Les Hollandais sont les plus courtois des hommes – tant qu’on ne les empêche pas de s’enrichir au mépris des lois divines. Pour débloquer une situation qu’ils attribuaient naïvement au manque de souplesse de notre administration, ils avaient une série de propositions fermes à me soumettre. Elles concernaient le choix d’un espace, son aménagement, le type de contrat qui permettrait sa mise à disposition. Ils allaient d’abord me faire examiner les plans et les projets. Ensuite nous irions sur place pour examiner les lieux.

Pour moi qui n’ai jamais été capable d’utiliser un plan de rue – quand je cherche une adresse, je demande à un taxi de m’y conduire – l’examen d’un plan d’architecte équivaut à une sorte de cécité provisoire – même de lobotomie. En revanche ma connaissance (ou ce que je croyais l’être) du hollandais me permettait de comprendre les indications qu’à présent marmonnait Léon Daudet, sous les signes de tête approbateurs de son chef. Il s’agissait assurément d’une habitation vétuste, comprenant de nombreuses pièces, de dimensions réduites mais hautes de plafond.

Le projet d’aménagement consistait à supprimer les planchers existants et à faire trois étages à la place de deux, ce qui permettrait d’installer quelques bureaux au-dessus des salles d’exposition. Je hochais la tête et pour ne pas avoir l’air trop réservé, je faisais les réflexions qui s’imposaient sur l’âge de la maison (1634) et sur la bizarrerie de sa structure (rez-de-chaussée plus étroit que les étages).

– C’est parce qu’il y a une surprise liée à cette maison, m’a dit la blonde comparse, avec un petit éclat de rire. Je la sentais la plus bienveillante des trois à mon égard et j’espérais qu’elle n’allait pas se faire taper sur les doigts pour rire intempestif. Non, non, pas cette fois.

Remontée en voiture. Circulation d’Amsterdam, moins importante, mais aussi sauvage, que celle de Téhéran. Légende, les bonnes manières. Ils déboîtaient dans des rues étroites pour tourner dans d’étranges parkings. Des forcenés à mine grave. Excepté qu’ils ne klaxonnaient pas.

J’ai appris enfin quelle était la surprise magnifique que les Hollandais nous avaient réservée. Bien supérieure à tout ce que nous pourrions mettre à leur disposition. La maison natale de Frans Hals !

Nous l’avons visitée des caves aux combles. Les travaux étaient déjà bien engagés. Ce n’était jamais qu’une vieille bicoque en cours de rénovation mais j’étais sensible à l’honneur. Montalban, aussi, sans doute, accueillerait cette idée avec joie – à moins d’une subite lubie de sa part.

Toutefois le temps passait. De plus en plus vite, on aurait dit. Mes hôtes commençaient à s’impatienter. Je réagissais à peine, je n’offrais rien. Quelles étaient mes positions ? Il était temps que je me réveille.

A ce moment, le portable de la grande blonde a sonné. Elle s’est écartée du groupe pour répondre. Je l’entendais dire « Waarom ? Waarom ? » d’une voix un peu tendue, pendant que je prenais quelques notes sur mon carnet, par contenance.

Puis elle a éteint son portable, est revenue vers nous et a chuchoté quelques mots trop rapides à Léon Daudet. Sans doute pour dire que cette conversation l’avait assoiffée, car il a proposé d’aller prendre un verre quelque part. A pied nous avons franchi un seuil qui sentait son passé de boisson et de tabac. Lieu vaste, gens qui fumaient ou jouaient aux échecs. Odeur de bière. Flottement. Banquette marron tout au bout. A côté de moi la comparse blonde. Ses longues jambes très pâles. Envie d’y mettre la main. Ai résisté. Ouvert la bouche. Demandé, avec un air d’ardeur soudain, si ce n’était pas ici par hasard la maison natale de Rembrandt.

J’avais posé ma question en hollandais. Mon trio a éclaté de rire, ce rire joyeux, riche en gencives, sans rancune et sans malveillance, à cause de quoi malgré leur manque de légèreté, j’aime les Hollandais.

– Puisque vous partagez le secret de notre langue, m’a dit le chef probable de la délégation, expliquez-nous pourquoi votre ministre fait le mort.

La vie publique belge ne m’appartenait pas et je ne me sentais pas le droit de fournir la réponse la plus probable : que depuis deux mois le ministre avait eu le temps de les oublier. J’ai donc répondu que cet avisé gestionnaire avait besoin d’une inauguration fastueuse à Amsterdam pour justifier ce rapprochement culturel, qu’il redoutait. Il y avait eu des initiatives avortées jadis. Ainsi, nous accueillions à grands frais une représentation du Congo qui ne nous offrait aucune contrepartie sur place. Le Congo disposait pourtant d’un atout culturel attractif appelé tungstène. Les députés ne pardonnaient pas au ministre d’avoir manœuvré comme un manche. Son successeur marchait sur des œufs.

– Mais quand même, a dit le chef de la délégation dans son idiome, moi aussi j’ai un ministre.

– Je sais. Mais vous n’en avez qu’un. Nous, il faut quand même dire que des ministres de la culture, nous en avons deux ou trois. Sans parler du ministre des Flamands, bien sûr.  Il faut se mettre à notre place…

Mes trois commensaux s’y mettaient, à notre place du ministre. Surtout la grande blonde avantageuse, qui tortillait une boucle de cheveux autour de son index pour mieux réfléchir. Sans raison précise, elle me faisait bander. Cette négociation était trop longue, je n’étais pas un véritable diplomate. Déjà, j’avançais la main vers sa cuisse laiteuse, quand elle s’est tournée vers moi, avec un grand regard clair qui paraissait dire oui et a prononcé, dans le français le plus aérien jamais sorti de lèvres bataves :

– Je vais être franche avec vous, Luc.

J’ai oublié de dire que nous nous appelions tous par nos prénoms, à l’anglo-saxonne. Depuis lors j’ai oublié le nom des deux rigides en costume bleu. Elle, la belle traîtresse blonde, s’appelait Trees ou Trude, à moins que ce ne soit Tiesja.

– Votre ministre a très bien choisi son envoyé. Je suppose que de savoir le hollandais équivaut à une arme secrète. Permettez-moi cependant de vous dire que notre parler a beaucoup évolué depuis l’époque où vous l’avez appris dans quelque banlieue. Mais ça n’est pas grave. Voilà. Nous voulons sommes dans une impasse.

– Quel genre d’impasse ?

– Notre ministre a signé de bonne foi avec votre ministre. Mais ce n’était pas le bon.

– Je ne comprends pas.

– Il a reçu une plainte officielle ce matin. Par la voie diplomatique.

– Une plainte de qui ?

– Du ministre de la culture flamande.

Je n’ai rien répondu. Il y a des moments où il faut savoir fermer sa gueule, même quand on parle le hollandais.

– Il y a des accords de partenariat exclusif entre nos deux peuples. Ils portent sur les chantiers navals et sur le mobilier urbain mais aussi, bien évidement, sur la culture. Par courtoisie, notre ministre avait signalé à son homologue flamand que nous allions faire un échange culturel avec les Wallons. Mais ce n’est pas possible. Le ministre flamand ne veut pas en entendre parler. Et il met une option formelle sur la maison natale de Frans Hals.

– Vous êtes obligés de lui donner satisfaction ?

– J’en ai bien peur. Par mesure de rétorsion, il vient d’annuler l’exposition Jacques Brel qui devait avoir lieu à Den Haag.

– Mais Jacques Brel est à nous ! Enfin, je veux dire, il chantait en français.

– Le ministre flamand dit que ce qui compte, c’est le sang flamand dans ses veines.

Je voyais que le chef de la délégation et Léon Daudet avaient un peu du mal à suivre. Mais la conversation était trop cruciale pour me remettre à baragouiner. Au moment où je m’apprêtais à dire ce que je pensais du sang flamand, une idée imprévue m’a frappée.

Je n’étais pas là pour faire aboutir ce dossier. Montalban ne m’avait pas caché que cette histoire de centre culturel d’Amsterdam emmerdait tout le monde au Cabinet. La ruse m’a envahi comme un alcool fort.

– On ne va pas créer un incident diplomatique pour cela. En revanche, je ne peux pas non plus rentrer à Bruxelles les mains vides. Flamands ou pas flamands, nos ministres ont quand même signé un accord…

– A quoi pensez-vous, Luc ?

– Si votre ministre pouvait écrire au mien une lettre lui demandant de surseoir provisoirement à l’accord sur les centres culturels, ce serait plus facile. Il préciserait qu’il y a des priorités d’investissement culturel. Et puis, ce ne serait pas pour toujours. Un report de deux ou trois ans suffirait.

– Mais le ministre de la culture flamande ne voudra jamais. Même dans trois ans! Même dans cent ans !

– Aucune importance. Dans trois ans, la Belgique aura à peu près disparu. En tout cas, mon ministre ne sera plus ministre. Plus personne ne s’intéressera à cette histoire de centre culturel wallon.

– Vous êtes un négociateur insoutenable, Luc. Je vais répondre à votre suggestion par un geste très hollandais, très dynamique. Je vais dire oui. Messieurs, nous pouvons vider notre verre. Une solution diplomatique vient d’être trouvée.

Ainsi donc, c’est elle qui décidait. Je commençais à m’en douter un peu. Quand même, ma pénétration psychologique laissait à désirer. Quand j’ai eu avalé une gorgée de bière, j’ai regardé les deux hommes et j’ai vu à leur face souriante qu’ils n’avaient pas parfaitement compris les discours de leur supérieure. Je me suis donné le plaisir indicible de le leur traduire en hollandais.

Trees. Pendant le trajet en sens inverse, j’étais assis à côté d’elle à l’arrière. Ses jambes avaient encore rallongé depuis tout à l’heure. Je ne savais pas si j’admirais davantage sa beauté un peu molle ou la discrétion sublime de son autorité. Au siège de l’Administration, c’est encore elle qui s’est glissée dans le couloir menant à la porte du ministre, qui est entrée sans frapper, qui est revenue en agitant le mince portefeuille.

La lettre avait au moins trois pages et disait – en anglais – tout ce qu’il fallait pour satisfaire Montalban.

Dans l’avion durant le trajet du retour, si bref, si confiné, j’y pensais encore. Aurais-je mieux fait avancer mes affaires en posant ma main plate sur la cuisse de Trees, comme tant j’en avais eu l’idée. Je ne le croyais pas. J’aurais pu tout compromettre. J’avais bien fait de m’abstenir.

Je n’ai jamais su comment cette histoire s’était achevée. Quand j’ai revu Montalban quelque temps plus tard, il a paru affligé de surdité intermittente, chaque fois que je lui demandais si le ministre avait reparlé d’Amsterdam. Il semble difficile de laisser sans réponse une question posée cinq fois de suite, à voix haute, mais Montalban y arrivait très bien. En revanche, un mois plus tard, j’ai reçu une lettre me proposant pour la décoration de l’ordre du mérite agricole. J’ai fait tout de suite le rapprochement. J’avais voyagé en vain, on m’avait remballé avec mon centre culturel, et je recevais une récompense, la première après quinze mois de bons et loyers services. Je n’en ai été qu’à moitié surpris. Je commençais à maîtriser le langage diplomatique : « oui, je répète : non ».

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