Le mauvais jour

Frank Andriat,

Cela faisait cinq ans, huit mois et deux jours qu’il attendait ce moment. Matt avait préparé son évasion avec une rare méticulosité. Chaque détail avait été réfléchi et voilà, enfin, il était dehors, heureux, encore étourdi par son audace, encore tremblant de ces instants en suspens où, enfoui sous des draps sales dans une manne à linge, à l’arrière du camion de la blanchisserie, il avait franchi les portes de la prison.

Il jeta un coup d’œil à sa montre. Midi tapantes ! Un beau moment pour respirer l’air libre. Avait-on déjà donné l’alerte là-bas ? Avait-on compris comment il avait réussi son coup ? Si tout fonctionnait comme il l’avait prévu, la 206 grise de son pote Vincent apparaîtrait bientôt sur le coin de la place et, dans quelques heures, ils auraient franchi la frontière. La li-ber-té, la liberté ! Matt avait envie de rire, mais plus envie encore que cette fichue bagnole apparût.

Midi trois. Il repéra la Peugeot et ça lui fit rudement plaisir de reconnaître les traits de son complice. Celui-ci faisait grise mine et cela étonna Matt. Quand la voiture arriva à sa hauteur, Vincent baissa la vitre et lâcha :

– Putain, Matt ! Dépêche. Il faut qu’on se planque au plus vite. Il y a des flics partout. J’ai eu deux contrôles sur la route.

Le cœur de Matt eut un raté et une grosse boule se forma dans sa gorge. Déjà ! Pour lui ? Quelqu’un l’avait-il trahi ? À la prison, personne n’était au courant de son projet de cavale, encore moins du plan qu’il avait concocté avec Nathalie. Elle avait servi de lien entre Vincent et lui. Les flics avaient-ils eu vent des messages qu’ils avaient échangés via le petit téléphone portable qu’il tenait planqué sous le matelas de sa cellule ?

– Grouille, Matt, grinça son pote en le sortant de ses pensées. Je vais t’amener au hangar en passant par les petites routes.

– Hangar ? déglutit-il. Nous ne filons pas vers l’Espagne ?

– Le pays du flamenco, tu oublies.

– Dans ce fichu hangar pourri où j’ai passé trois mois avant qu’ils me piquent ?

Vincent acquiesça et poussa un soupir.

– Désolé, mec. La France est en confinement depuis hier et la Belgique depuis sept minutes.

Matt leva un sourcil surpris. Tout à la préparation de son projet, il n’avait pas écouté les infos, ces derniers jours. D’ailleurs, elles ne l’intéressaient pas. Ce qui lui permettait de survivre, c’était l’idée qu’il allait sortir. Il en avait pris pour dix-huit ans. Cinq ans huit mois et deux jours de réclusion, c’était déjà beaucoup trop. Il n’en pouvait plus. S’il voulait survivre, il fallait qu’il sorte à tout prix.

– Confinement ?

– Coronavirus. Ça ne rigole pas. Les flics sont sur les dents. Tu as choisi le mauvais jour. S’ils nous arrêtent pour vérifier nos papiers, nous sommes fichus. Faudra patienter un moment. Quelques semaines de plus… Tu n’en es pas à cela près, non ?

– Semaines ? s’étouffa Matt.

– Jusqu’au 5 avril si tout va bien, mais il y a un risque de la période soit prolongée.

– On est le 18 mars ! Je ne suis pas sorti pour me faire enfermer ailleurs.

– T’as pas le choix. Et, avec ton évasion, Nathalie et moi, on est brûlés. Sûr que nous allons être les premiers à qui les flics vont venir demander des comptes.

– Et pour la bouffe, je fais quoi ? demanda Matt, atterré.

– Je n’ai pas réfléchi à cela. Faut d’abord qu’on rejoigne la planque sans se faire pincer.

– Mais c’est le premier endroit où ils iront !

– Tu as une autre idée ?

Matt haussa les épaules. Il n’avait pas prévu de plan B. Tout devait se dérouler sans anicroche. Ils devaient avoir franchi la frontière française avant qu’on les recherche en Belgique et la frontière espagnole quand on serait sur leurs traces en France. Et là, il le savait, il pouvait compter sur deux bons amis qui lui auraient permis de s’évanouir dans le paysage.

– Putain de confinement ! Je n’ai jamais connu cela.

– Moi non plus, mec. Les gens paniquent grave : ils vident les rayons des magasins de tous les rouleaux de papier cul.

La nouvelle réussit à tirer un sourire à Matt.

– Preuve que ça doit les faire chier. Moi, j’aurais plutôt pris des bières.

La route devant eux était étrangement vide. Matt songea que la plupart des gens sont des moutons et qu’ils obéissent au doigt et à l’œil au moindre froncement de sourcil des autorités. Respecter les lois n’avait jamais été son fort, faire respecter sa loi, c’était plutôt son truc, même si cela lui avait causé mille déboires dont cette condamnation à dix-huit ans ferme parce qu’il avait « neutralisé » un flic qui lui cherchait des noises. Les petits bonshommes bleus, il n’avait jamais pu les encadrer. À cause de son père sans doute qui en était un et qui le battait à plate couture quand il rentrait à la maison. Il s’était promis d’être son contraire et de braquer des banques pour lui faire honte. Et, le jour où il avait tiré sur ce flic, cela lui avait fait un bien fou : il avait eu le sentiment de se venger de son père et de son enfance.

– Nous approchons, souffla Vincent. Nous avons au moins échappé aux contrôles.

– Tu me ramènes en quelque sorte en zonzon…

– Fais pas le difficile. Tu as mal choisi ton jour.

– Les draps partent à la blanchisserie le mercredi. Qu’est-ce que j’y peux ? rétorqua Matt, irrité.

L’idée seule de rejoindre ce hangar pourri où il avait passé trois mois cloîtré le révulsait. Il se dit que sa cellule était drôlement plus confortable et, pendant une seconde, il se surprit à la regretter. Le hangar était tout sauf un lieu sûr et cela l’inquiétait. Il songea à ses parents avec amertume : tenter de trouver refuge chez eux, c’était retourner illico à la case départ. Son père et lui se détestaient ouvertement et le vieux se ferait une joie de le remettre entre les mains de ses collègues.

Vincent sembla deviner ses pensées.

– C’est provisoire, dit-il. Nathalie trouvera une solution. Tu la connais, elle a toujours une ardeur d’avance.

– Elle a déjà pris tant de risques pour moi, soupira Matt. Et elle sera la première à être dans la ligne de mire des flics.

Quand le 206 grise s’arrêta devant la planque, Matt avait perdu ses illusions. Dire qu’il préparait sa cavale depuis plus d’un an ! Que Nathalie et lui avaient tout prévu au fil des visites qu’elle lui rendait, détail après détail, en laissant croire au gardien qui les surveillait qu’ils parlaient d’amour. Ils avaient tout anticipé sauf un confinement général provoqué par un minuscule virus !

Il avait bien entendu quelques infos à ce propos, mais, centré sur son évasion, il n’y avait guère prêté attention. Il avait vu une interview de la ministre de la santé qui affirmait que le pays était prêt et qu’il ne fallait rien dramatiser. Et une grosse semaine plus tard, le pays entier était sur le pied de guerre !

– Tu connais le chemin. File, il ne faudrait pas que les voisins te remarquent, lui déclara Vincent en démarrant.

Un trou à rats, songea Matt. Il revoyait les trois mois atroces qu’il avait passés là, fébrile, inquiet, sur le qui-vive. Il fut soudain sûr de ne pas vouloir revivre cela. Vincent et Nathalie ne pourraient rien pour lui. Il l’avait compris au regard désolé que son ami lui avait jeté en le quittant. Sans compter sur le fait qu’ils risquaient d’avoir de gros ennuis si les flics découvraient leur complicité.

Matt regarda s’éloigner la 206 vers le bas de la rue. Quand elle fut hors de vue, il quitta le hangar et marcha vers les bois situés à quelques centaines de mètres. Il avancerait, avancerait, avancerait jusqu’à ce qu’on le reprenne. Peut-être atteindrait-il la France et pourquoi pas la frontière espagnole ? Il était libre, il pouvait rêver et merde à tous les flics du monde !

La montée vers les bois était abrupte ; Matt éprouvait une fatigue inhabituelle. Le stress sans doute ! La déception après cette terrible nouvelle. Il fut pris d’une grosse quinte de toux. Il s’arrêta. Un long frisson lui parcourut le dos, comme lorsqu’on va choper une grippe.

– Putain, dit Matt, putain de merde. Quelle journée pourrie !

Il avait songé à tout, bon sang ! Et Nathalie l’avait bien aidé, sauf qu’une semaine plus tôt, lors de sa dernière visite, elle n’était pas en forme, un peu fiévreuse.

– Ne m’embrasse pas, avait-elle murmuré, ce serait con que tu te chopes la crève avant de te faire la malle.

Mais lui, trop heureux à l’idée de bientôt retrouver sa belle à l’air libre, l’avait goulûment embrassée sur les lèvres au point de s’attirer une remontrance du gardien.

Matt n’était pas idiot et, en quelques secondes, il établit des liens. La toux de Nathalie, les coups de mou qu’il avait subis ces deux derniers jours et qu’il avait expliqués par la pression, cette maladie qui entraînait un confinement des gens et à laquelle il aurait dû prêter plus attention. Il entendit, provenant du bas de la rue, une sirène. Il s’assit sur le sol, se prit la tête entre les mains. Quand la voiture de police arriva à sa hauteur, Matt se dit qu’il s’était mis dans de beaux draps pour rien et, malgré le désespoir qui le submergeait, il éclata de rire.

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