Les mains de Ludovic

Jean-Baptiste Baronian,

Ludovic Bonneff a épousé Georgette Lagasse parce qu’il ne l’aimait pas. Il l’a fait à l’église Saint-Job et à la maison communale d’Uccle, et par deux fois, devant le curé et devant le bourgmestre, il a juré qu’il lui serait fidèle et qu’il serait toujours à ses côtés « jusqu’à ce que la mort les sépare ».

Il a sa petite théorie sur le mariage : si on n’aime pas la femme qu’on épouse, on n’éprouve aucun scrupule à la tromper et on n’est pas rongé par le remords.

Il s’est rallié à cette théorie après avoir vu son père, Christophe Bonneff, coureur invétéré, qui a été malheureux toute sa vie – chose qu’il ne lui a révélée que sur son lit de mort, à l’hôpital Saint-Pierre, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Christophe Bonneff a confessé à son fils qu’il vénérait sa femme, sa sainte femme, la mère de leurs deux enfants, Micheline, l’aînée, et lui Ludovic, le cadet, et qu’il avait honte, une honte terrible, vertigineuse, de la prendre dans ses bras, de dormir avec elle, toutes les fois qu’il rentrait de ses multiples escapades amoureuses. C’était plus fort que lui. Impossible de voir une jolie femme sans aussitôt la désirer et lui faire assidûment la cour. Peut-être une déviance. Une sorte de maladie sexuelle.

Ludovic en a hérité. Il s’en est rendu compte au collège à l’âge de seize ans et des poussières. Il a d’abord couché avec Bénédicte, la fille d’un capitaine de corvette, puis il s’est très vite détourné d’elle pour coucher avec Roxane, la fille d’une logopède célibataire, et juste après avec Micheline, la fille d’un écrivain, qu’il a été obligé de lire, d’abord des poèmes abscons et ensuite un roman tout aussi abscons (et con tout court), mal écrit, mal foutu, qui l’a dégoûté non seulement de Micheline, mais aussi de la littérature. Depuis, il n’a plus jamais ouvert un livre. De toute façon, dans le métier qu’il exerce, la kinésithérapie, il prétend qu’on n’en a nul besoin.

C’est dans son cabinet de kinésithérapeute, rue du Château d’Eau, qu’il se permet ses galipettes. Il a sept maîtresses plus ou moins attitrées, comme les sept piliers de la Sagesse, dont il se moque, comme les sept sacrements, qu’il ne respecte pas, et plus trivialement comme les sept jours de la semaine, sauf que le samedi et le dimanche, il ne voit que Georgette.

Ils font ensemble leurs courses, en général au Delhaize de la chaussée de Waterloo, à deux pas de leur domicile conjugal, avenue des Chalets, et reçoivent à dîner des amis ou sont invités chez eux. Un samedi soir sur deux, ils vont au cinéma, toujours à l’UGC de l’avenue de la Toison d’or. Cinéma oblige, Ludovic joue les maris modèles : il laisse à Georgette le soin de choisir les films, et ce sont d’habitude des navets. Il se garde de donner son avis.

En revanche, après la séance, Georgette, qui s’est autoproclamée cinéphile et est abonnée à Ciné Télé Revue, est intarissable. Elle commente la mise en scène, la photographie, la prestation des acteurs, les dialogues, la bande-son, ce qu’elle a bien aimé, ce qu’elle a détesté, ce qu’il aurait fallu faire, ce qu’il n’aurait pas fallu faire. Exemples à l’appui.

Ludovic l’écoute sans broncher, tout en conduisant sa grosse cylindrée coréenne, sur le chemin du retour. Parfois, quand Georgette s’interrompt un instant pour reprendre son souffle ou chercher ses mots, il lui propose d’aller manger un morceau chez Luigi, un restaurant sarde, dont la cuisine ne ferme qu’à minuit et où il est facile de garer sa voiture, avenue Alphonse XIII.

À table, Georgette poursuit son monologue soi-disant cinéphilique. Elle a tendance à tout mélanger (une « fâcheuse » tendance, aurait écrit le père de Micheline), le nom des réalisateurs et des comédiens, Cinecittà et Hollywood, Steven Spielberg et Steven Soderbergh, Marie-France Boyer et Cécile de France, L’Empire des sens et L’Empire des signes, François Damiens et le père Damien, Roman Polanski et Paul Lansky, Alien et Woody Allen…

Ludovic ne dit rien. Il la laisse causer et peu lui importe de savoir si ce qu’elle profère est fondé ou non. Il s’en fout. Pendant que Georgette lui déblatère ses jugements à l’emporte-pièce, il remue sa lasagne à la truffe du bout de sa fourchette, savoure son verre de montepulciano et pense à ses maîtresses. Lundi, il a rendez-vous avec Valentine, mercredi avec Chloé, jeudi avec Nausicaa. Laquelle Nausicaa est la meilleure copine de Georgette, une copine de classe, l’Institut de la Vierge fidèle, non, ça ne s’invente pas, Nausicaa ni vierge ni fidèle, dépucelée très jeune, adepte de la levrette debout et à moitié nymphomane, compagne officielle d’un politicien de gauche réputé véreux et membre de trente-six conseils d’administration, si pas davantage. Et puis, la semaine suivante…

Il n’y aura pas de semaine suivante.

Depuis lundi, depuis qu’il a été contraint de surseoir à son rendez-vous galant avec Valentine, il est confiné dans son appartement de l’avenue de Chalets, à cause du coronavirus. Son instrument de travail, ce sont ses mains, ses belles mains de pianiste virtuose, ses mains si douces et si caressantes, et le principal agent de transmission et de propagation de cette immonde saloperie venue de Chine, ce sont justement les mains.

Il souffre. Un calvaire de tous les instants. L’expression tombe à pic. Georgette sur le dos sans relâche, pendant des semaines et des semaines.

Elle passe son temps à visionner de vieux films. Et, bien entendu, elle les commente dans le plus grand désordre. Elle adore Greta Garbo. Elle la vénère. Elle la divinise. Pour sa part, Ludovic estime que Greta Garbo est chiante.

D’une manière générale d’ailleurs, il ne supporte pas les vieux films, et surtout les films muets et les films en noir et blanc. Mais il la boucle – autre terme qui tombe à pic et qui vient de lui arracher un sourire furtif, tandis que Georgette relance le DVD d’Anna Christie de Clarence Brown, le premier rôle – un rôle de prostituée – où on entend sa voix. Quoique s’écoulent seize longues minutes de film avant que Greta Garbo ne prononce ces deux phrases : « Donne-moi un whisky et, en plus, un Ginger ale. Et mets-en beaucoup, mon petit. » Une réplique mémorable connue de tous les vrais cinéphiles, aux quatre coins de la planète.

Dixit Georgette.

Il n’a aucune raison d’en douter. Et à supposer qu’un doute lui traverse l’esprit, cela ne changerait rien.

Le coronavirus est un enfer à domicile.

Affalé dans son canapé, Ludovic ronge son frein, se demande s’il survivra, chez lui, à cet enfermement forcé, s’il ne finira pas par perdre la tête. Et peut-être qu’à ce moment-là…

Le titre du film qu’il regarde sans le voir d’un air avachi et ce que raconte Georgette de cette Anna Christie, interprétée par Greta Garbo, lui font soudain songer à Agatha Christie. Il n’a lu aucun de ses romans, mais il a vu de nombreux films et téléfilms qui en ont été inspirés, dont plusieurs avec David Suchet dans le rôle très mécanique d’Hercule Poirot.

Ludovic se souvient qu’Agatha Christie a souvent abordé le thème du crime parfait.

Est-ce qu’elle a écrit une histoire de virus – de virus qui serait l’arme du crime ? Et, dans l’affirmative, quel est le modus operandi qu’elle a imaginé ?

Comme le film s’achève, Georgette se tourne vers lui et murmure :

– Donne-moi un whisky et, en plus, un Ginger ale. Et mets-en beaucoup.

Il ne se fait pas prier. Il se lève d’un bond et gagne la cuisine. En cherchant le Ginger ale dans un placard, il distingue un bocal d’essence de térébenthine. Sans réfléchir, il en verse précautionneusement une bonne rasade dans le verre contenant le whisky et, à l’aide d’une cuillère de bar, il mélange les deux liquides.

D’une main experte.

Après avoir présenté le verre à Georgette, il reprend sa place dans le canapé, croise les bras à hauteur de sa poitrine, baisse les paupières.

« Jusqu’à ce que la mort les sépare. »

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