La lapinade que l’on vit

Philippe Jones,

C’était la douane, la douane pour les lapins blancs et les lapins noirs. Les lapins noirs avaient, pour l’instant, un gros cou. Ils avaient, les uns et les autres, depuis longtemps déjà, les mêmes pâtures et les mêmes envies. Si les noirs étaient devenus les plus nombreux, ayant trouvé des carottes plus énergétiques, nulle entrave aux amours, aux liaisons, même aux ébats les plus libres.

Le Sud séduit, le Nord surprend, mordillant les oreilles. Lisbeth et Balkamin faisaient chacun la file, presque côte à côte. Ils s’échappèrent dans un bosquet. « Sniff, sniff », dit-elle. « Tchouk, tchouk », répondit-il. La lapinade est un bon moyen de s’en tirer et l’on sait que les lapins sont vifs. Vite fait, bien fait, et Liserin naquit.

Surprise, il apparut en blanc et noir selon l’angle de vue, une face blanche, une face noire, ce qui permettait encore de passer devant l’identificateur de la douane. Lorsque la répartition chromatique se révéla chez des demi-frères, non plus latéralement, mais par moitié du corps, tête noire, cul blanc, ou réciproquement, que faire ? Ce fut encore possible de se présenter la tête la première à la machine enregistreuse.

La frontière chromatique fut totalement franchie lorsque le blanc devint gris et le noir café au lait. Il y eut, bien sûr, des essais de teinture, des tentatives d’épilation. Mais la pureté de la race était visiblement en cause ; la culture risquait d’être bafouée. Comme si la culture était une question d’épiderme ! Dans le meilleur des mondes, l’intelligence du savoir ne devait-elle pas devenir universelle ?

La peur s’éveilla chez les uns, l’ambition chez les autres. Le divorce traînait ses sabots lourds devant la porte. Certains, au Sud ou au Nord, sentaient croître en eux une âme de sauveur, passant par une période, évidemment brève, de régime fort, d’interdictions et d’ukases. Des lapins se dressaient en défenseurs de l’absolu chromatisme. Avaient-ils l’accord des autres ? Desquels ? L’avis des fauvettes, des corbeaux, des renards ? N’y avait-il pas un accord entre les diverses espèces, pour se réunir en une famille animale ? Sinon les grouses écossaises, les bérets basques, les grutiers marseillais feraient bande à part et les marmottes pourraient rester sous terre et ne plus faire surface.

Il faisait sombre, déjà l’approche de l’hiver. Depuis des mois, les lapins notables discutaient par petites phrases ou par déclarations univoques. Les arbres en avaient marre et jetaient leurs feuilles par portes et fenêtres. Les médias s’en saisissaient et faisaient part de confidences, ressuscitant les craintes, la panique ou des gloussements ; on y relevait des intentions de vote ou des abstentions et des rejets. Chez les noirs comme chez les blancs, on se rendait compte que les clans reprenaient leurs vieilles habitudes. À Houtsiplout : « Je gagnerai une dizaine de voix » ; à Sint-Pieters-Glabeke : « J’aurai la majorité. »

Non point que l’on allait demander l’avis des lapins noirs ou blancs sur leurs vrais désirs. Non, on trouverait un moyen de s’en sortir, sans avouer qu’une séparation brutale était impossible, pour ne pas réveiller le clapier qui avait tendance à s’endormir. « Et le prix que cela coûterait, mon bon monsieur ? » Les moustaches en frémissaient et les dents s’allongeaient.

Il y avait bien quelques champs de salades et de choux en litige, et des lapins venus d’ailleurs, frisés ou ras, même carrément bizarres, un surplus dont on ne savait que faire. Tout cela peut demeurer ; aujourd’hui des chiffres, des chiffres à s’arracher les yeux d’angoisse. Pas un mot au clan des bleutés, on ne les a pas consultés au départ. Ainsi on les aura si l’on réussit un accord temporaire, car il faut des ressources d’arguments pour exister demain.

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