À Godarville, dans l’entité de Chapelle-lez-Herlaimont, le Café des Amis reste ouvert fort tard. Des hommes d’un certain âge, que la perspective de retrouver la douceur du foyer n’enchante guère, y descendent jusqu’à plus soif des bières dont chacune est censée être la dernière. Ce soir-là, Cesare Lupino, descendant d’une obscure famille du Mezzogiorno dont le chef, il y avait déjà belle lurette, était venu chercher à nourrir dignement sa grande famille en arrachant de la houille des entrailles alors encore fécondes de la Wallonie, était en retard. Il entra sur le coup de vingt et une heures, en se faisant accompagner par la porte restée ouverte d’une forte bouffée de pluie (Gus Verdoodt, le Flamand, se hâta lentement de venir la refermer), rouge d’excitation, les derniers cheveux qui lui restaient en bataille, et lança à la cantonade :
« C’est fait, dit-il, l’ONU vient de décider de mettre le monde en soins palliatifs. »
Le quarteron de cirrhotiques, un moment distrait de ses conciliabules, le regarda comme un seul homme, surpris de son état de fébrilité exceptionnel. Puis Gus, revenu à la table après avoir accompli son devoir de portier, avant de reprendre avec flegme une lampée du brassé breuvage, se prononça d’une voix assez forte :
« So what ? » (Il avait séjourné quelque temps en Australie et en avait ramené quelques bribes de la langue des Seigneurs.)
Et toute la tablée de retourner à ses messes basses, entrecoupées de temps en temps par un rire forcé. Cesare commanda une bière, une blanche, car il aimait passer pour un peu snob, et se laissa glisser dans les entretiens dans le tumulte (titre d’un livre d’un auteur qui mériterait sans doute d’être tiré d’un oubli injuste, Georges Duhamel). Puisque les autres s’en foutaient, du monde, pourquoi devrait-il s’en taire ? Si le monde décédait, cela empêcherait-il la planète ferre de tourner ?
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Il y avait quelque temps que le Monde se portait plutôt mal. Les choses avaient commencé à se déglinguer pour lui quand, en novembre 1989, quelques hurluberlus s’étaient avisés de mettre à bas le Mur de Berlin. Celui-ci séparait symboliquement (et à Berlin même, effectivement) le monde en deux parties : à l’Est du Mur, le monde du socialisme réel (en réalité, tout à fait virtuel) ; à l’Ouest, le monde dit « libre » (en réalité englobant des régions entières où le simple tait de dire ton nom, liberté, vous envoyait face au peloton ou en taule). Mais les choses n’allaient pas trop mal, sous l’égide de ce qu’on appelait alors l’Équilibre de la Terreur. Le Mur démoli, la Terreur s’effaçait, du moins celle-là, qui reposait sur la menace de recourir, d’un côté comme de l’autre, à d’effroyables armes de destruction massive. Une autre Terreur allait la remplacer, celle du Marché, mais elle n’entrait dans aucun exercice d’équilibre, et seuls quelques mauvais esprits l’évoquaient de temps en temps, sans grand succès.
Il y avait bien eu quelques rémissions. On avait inventé le téléphone portable, pendu un dictateur irakien, assisté à l’élection d’un président basané aux États-Unis, vibré au deuxième mariage du président de la République française avec la Monégasque Justine Hénin, applaudi à la désignation de la petite-fille de Mussolini à la tête du gouvernement italien, admiré la vingtième réélection de Ben Ali, et on en passe. Mais maintenant, en 2035, rien n’allait plus. L’ONU, à la quasi-unanimité, avait décrété le placement du monde dans une unité de soins palliatifs, la secrétaire générale, Kate Moss, était chargée de réunir à son chevet les meilleurs spécialistes. Comme elle s’y connaissait bien en drogues de routes sortes, elle pouvait juger de l’efficacité des traitements administrés au Monde qui n’en finissait pas de trépasser.
Pendant que le Monde agonisait, en effet, la planète Terre n’arrêtait pas de tourner. Il continua à se produire des séismes, des tsunamis, des vagues de chaleur et de froidure, des incendies de forêt, plus quelques génocides et quelques vagues de pédophilie. Un chanteur de rock ghanéen, récemment converti, devint Pape sous le nom d’Elvis 1er. Il ordonna des prières publiques pour la guérison du monde, quoiqu’en privé il confessât aux correspondants de la gazette universelle Point.com qu’il n’y croyait pas trop et qu’il n’avait ordonné ces prières, conjointement avec le Calife de Londres et quelques autres dirigeants religieux, que par acquit de conscience.
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Et puis un jour la nouvelle tomba sur tous les écrans d’ordis : le Monde avait rendu l’âme. L’Assemblée générale des chefs d’État, réunie à l’ONU, entendit debout l’oraison funèbre de la secrétaire générale. Très beau discours. Ernesto Castro, fils de Raoul et président à vie de Cuba selon la tradition familiale, qui passait pourtant pour un dur des durs, en eut les larmes aux yeux. De même que Dimitri Poutine, fils du héros éponyme et que Guy-Alain Mathot, fils et petit-fils de président de la République wallonne, et de presque tous les autres, à l’exception de la présidente de la République française, une certaine Madame Dati, qui ne comprenait évidemment pas l’anglais.
Mais la secrétaire générale Moss n’avait pas achevé sa péroraison qu’apparurent sur l’estrade de la grande salle de l’ONU, qui avait depuis 2015 transféré son siège à Beijing, sortis on ne sut jamais d’où, les quatre cavaliers de l’Apocalypse.
Chacun d’eux était habillé d’un survêtement, sur lequel figurait une marque bien connue d’équipements sportifs. De gauche à droite sur la photo, Nike, Adidas, Fila et Champion. À l’unisson, les quatre cavaliers claironnèrent la déclaration suivante :
« Le Monde politique est mort, vive le Monde sportif ! »
Les plus futés des observateurs comprirent alors que le décès du Monde avait été programmé depuis longtemps par des comploteurs sportifs, sponsorisés par les marques ci-devant citées. Mais dans quelle enceinte ce complot avait-il été ourdi ? La réponse ne devait pas se faire attendre, car les quatre cavaliers devaient reprendre en chœur :
« Finie l’ONU, place au CIO ! »
Et l’on vit alors le secrétaire général du Comité International Olympique, Diego Maradona, pousser Kate Moss à bas de la tribune et proclamer d’une voix encore forte :
« Et maintenant, que la fête sportive commence ! »
Une immense clameur de joie monta spontanément de tous les habitants de la planète, si forte qu’à trois cent mille kilomètres de là, la lune fit un sursaut de surprise. Il en résulta quelques raz-de-marée surnuméraires. L’un d’entre eux raya définitivement la Flandre de la carte. Mais il y avait longtemps que les Terriens avaient pris l’habitude des dégâts collatéraux.