Le vent dans les éoliennes

Aurelia Jane Lee,

Quand le prof avait dit ça, j’avais tout de suite tourné la tête vers Mathieu. Et toute la classe nous avait regardés, Mathieu et moi. On était assis au premier rang, mais je sentais leur regard dans mon dos. « C’est l’amour qui fait tourner le monde », avait dit le prof Ma première réaction, que j’ai gardée pour moi-même, fut de penser que les sujets de dissertation qu’on donnait aux élèves de rhétorique étaient de plus en plus débiles. Mathieu, lui, ne put s’empêcher de formuler ses réflexions personnelles à voix haute.

« Non, Monsieur, c’est la peur qui fait tourner le monde !

— Eh bien, Mathieu, tu nous argumenteras cette opinion en six pages. »

Mathieu, c’est un type bizarre. Il ne pense pas comme les autres. Il se tient toujours un peu à l’écart, en retrait, et finalement cette distance semble arranger tout le monde. Il ne parle pas très souvent, mais quand il parle, il ne dit jamais rien de commun. Parfois c’est même incompréhensible, il parle comme la Pythie. Quelquefois, il m’a dit des choses qui m’ont tenu l’esprit occupé pendant des semaines entières. Pour moi, Mathieu, c’est un petit peu Socrate.

En réalité, c’est son père qui est spécial. Son père donne des conférences et fait du coaching, comme ils appellent ça dans les magazines. Il a déjà écrit des livres, même. Personne n’est au courant, dans la classe ; je ne le sais que parce que Mathieu me l’a raconté. Son père n’est pas vraiment célèbre, même s’il passe dans des émissions de radio et donne des espèces de séminaires à l’étranger.

Mathieu croit aux théories de son père. Et moi, je dois dire qu’elles sont assez convaincantes, mais j’aime quand même que le débat reste ouvert.

Accepter l’amitié de Mathieu, c’est s’exposer au rejet. C’est se mettre hors jeu, c’est accéder de manière sûre au statut d’outsider. Moi, je m’en tape, puisqu’outsider, je l’ai toujours été. Si je vous dis qu’avant de faire la connaissance de Mathieu et de ses théories, j’étais amoureuse de Monsieur Dubreuil, celui-là même qui vient de nous donner un sujet débile à disserter pour lundi prochain, je crois que vous aurez tout compris. Et de toute façon, mes références incessantes à l’Antiquité grecque me trahissent immédiatement.

Je ne sais pas si d’autres dans la classe avaient remarqué que j’étais amoureuse du prof de français. En tout cas, Mathieu, lui, l’avait perçu. Et s’était mis en tête l’idée généreuse de me sortir de ce faux pas grâce aux théories de son père. Depuis lors, depuis qu’il partage mon banc au premier rang et que nous passons routes les récréations ensemble, on nous appelle E = mc2. Référence au roman de Patrick Cauvin, pour les abrutis qui n’auraient aucune culture littéraire – mais vraiment, aucune, parce que si même des gamins de dix-sept ans sont parvenus à nous coller ce surnom… Enfin, il suffit d’un qui connaissait le titre et le résumé, il ne faut pas rêver non plus qu’ils l’ont tous lu !

Pour qui que ce soit, donc, ça aurait été une expérience kamikaze, mais pour moi, devenir l’amie de Mathieu, c’était plutôt salutaire. Parce qu’aujourd’hui, Dubreuil, je peux vous dire qu’il n’a plus beaucoup de valeur à mes yeux. Je me demande comment j’ai pu l’admirer autant, alors qu’il ne nous apprend rien de vraiment essentiel. Il pourrait le faire, car la littérature le permet, mais il passe complètement à côté du véritable intérêt de tous ces textes que nous lisons. C’est ça qui le place maintenant vraiment bas dans mon estime. Mais au moins, je comprends comment les Grecs ont pu croire en Zeus et en leur panthéon. Ça paraît un peu ridicule de nos jours, d’imaginer que le soleil est un char de feu conduit par un dieu, ou que les tempêtes en mer sont l’effet d’une colère divine, mais si l’on avait un peu de recul, on verrait bien que nous sommes capables d’autant de crédulité que nos ancêtres. Et là, Mathieu vous dirait que c’est la peur. C’est parce qu’on a peur qu’on s’invente des dieux. Moi, avec Monsieur Dubreuil, je m’étais inventé un dieu.

Mathieu, il ne croit pas en Dieu, il ne croit qu’en la paix, qui est le contraire de la peur selon lui.

Le petit parc près de l’école dégoutte encore des suites d’une averse récente. Mon sandwich au thon dans une main, et la main de Mathieu dans l’autre, je déambule. Impossible de s’asseoir sur les bancs détrempés. Je sais que beaucoup de gens s’imaginent que Mathieu et moi, nous sortons ensemble. Ils pensent que si ça ne va pas très loin entre nous, c’est uniquement parce que nous n’osons pas. Ils se trompent. Nous ne sommes pas amoureux. Nous nous donnons la main quelquefois, simplement parce que comme ça, on a moins peur. Lui et moi. C’est d’une pierre deux coups : je glisse ma main dans la sienne pour me sentir moins seule, et immédiatement, lui aussi se sent plus confiant. Qu’importent les suppositions des gens qui nous voient. C’est fou comme le seul fait d’avoir quelqu’un à vos côtés vous rend fort.

« Mathieu ?

— Oui ?

— Est-ce que… Je suis d’accord avec toi pour dire que ce n’est pas l’amour qui fait tourner le monde, qu’il faut argumenter contre la phrase de Dubreuil, mais… Est-ce que ce ne serait pas plus simple de remplacer le mot amour par paix ?

— Mais non, Juliette ! Ça, c’est ce qui serait l’idéal, mais ce n’est pas vrai que c’est la paix qui fait tourner le monde. C’est plutôt la guerre, oui ! Et pourquoi la guerre ? Parce que la peur. C’est la peur qui fait tourner le monde, je maintiens cette idée, et je vais la défendre.

C’est juste. Comment ai-je pu dire une connerie pareille ? !

— Ce n’est pas une connerie, c’est ton rêve, et il est beau. C’est vrai que la paix serait capable de faire tourner le monde, mais ce n’est pas la réalité actuelle.

— Non. J’y pensais parce qu’avec ta main dans ma main, je sens comme la paix peut être puissante.

— Mais regarde, regarde autour de nous, combien de gens se donnent la main ou se serrent dans leurs bras, en dehors des amoureux ? Et les amoureux se trompent, pour la plupart. Ils ne s’aiment pas dans la paix, mais dans la peur. »

Je serre la main de Mathieu. C’est génial, d’avoir ce moyen de communication autre que les mots, de pouvoir lui parler tout en respectant le silence, parfois, de pouvoir lui dire des choses qui perdraient toute leur saveur si on les formulait sous forme de phrases. J’aime bien avoir avec lui ce contact dermique, en plus des contacts visuels et auditifs.

« Je pense à Alizée. Tu sais qu’elle s’est remise une fois de plus avec Pierre-Olivier ? J’ai un mauvais pressentiment, mais je ne lui ai rien dit. De toute façon, elle ne m’écouterait pas ; elle ne m’entendrait même pas. C’est le schéma classique. Au début, c’est une évidence, une attirance mutuelle qu’on ne peut pas nier. Et puis, ils voient tout ce qui les sépare et ça les freine pendant un temps. Mais rien à faire, ils se convainquent que le destin les a réunis, qu’il n’y a pas de hasard, alors ils choisissent de sortir ensemble. Ensuite, quand la réalité les rattrape et que leurs différences les font souffrir, ils décident de rompre. Mais voilà, pas moyen d’oublier l’autre, ça doit être un signe, une preuve, alors ils réessaient. Et sans cesse, comme ça. C’est dingue. Ça va encore finir mal, j’en suis certaine.

— Mais je pense que tu as raison de ne pas intervenir, Juliette. Pas pour le moment, du moins. »

Mathieu n’est pas si bizarre quand on le connaît. Ou plus exactement, on se rend compte en rapprochant qu’en fait, tout le monde est bizarre. Tout le monde est autre. Or, on a peur de l’autre. Et quand Rimbaud disait « Je est un autre », je ne sais pas bien ce qu’il entendait par là, mais en tout cas ça reste vrai dans le sens où on peut facilement se taire peur à soi-même. Tellement il arrive que l’on soit étranger à sa propre personne, que l’on ne se reconnaisse pas dans certaines paroles qu’on a pourtant dites, dans des actes que nous avons commis… Par exemple, quand j’étais amoureuse de Monsieur Dubreuil. Je me dis que ce n’est pas possible, que ce n’était pas moi, que je n’ai pas pu taire une chose pareille. Et j’ai peur d’être encore capable d’un semblable aveuglement.

Quand on regarde le passé, et c’est encore pire au niveau de l’humanité qu’au niveau personnel, il y a de quoi s’effrayer. Et c’est peut-être à cause de cette frayeur, justement, que nous retombons dans les mêmes pièges. À trop se concentrer sur un objectif, parfois, on le rate. Comme les parents qui veulent élever leurs enfants en leur épargnant les défauts de leur propre éducation, et qui ne font rien d’autre que tomber dans les travers inverses, de génération en génération. C’est quand c’est la peur qui nous guide qu’on se piège, quand on veut tout contrôler que ça dérape, quand on n’arrive pas à faire confiance qu’on s’éloigne de la paix. C’est parce qu’on est convaincu de perdre totalement, alors qu’à chaque chose qu’on perd, on en gagne une autre si l’on veut bien y être attentif. Par exemple Alizée, elle a peur de perdre Pierre-Olivier. Mais s’il sortait de sa vie, elle serait justement libérée de cette peur, et elle y gagnerait un peu de paix. Je pense. Je peux me tromper. Peut-être qu’il ne doit pas sortir de sa vie, mais qu’il pourrait devenir un ami, comme Mathieu l’est pour moi.

Je note les traductions, en latin, pendant que Mathieu se lance déjà dans sa dissertation. C’est un peu audacieux, au premier banc, pensez-vous, d’écrire autre chose dans son cahier que les phrases dictées par le professeur, mais Monsieur Vanhée est le genre de type avec qui ça marche sans problème. À son cours, personne n’est très attentif, y compris lui-même. Les trois quarts de la classe dorment à moitié – c’est ça, amusez-vous à faire le calcul, il n’y a quand même rien de mieux à faire. Dans le quart restant, il y en a trois qui notent pour tout le reste de la classe. Trois dont moi, si vous avez bien suivi.

Le rythme auquel nous avançons dans la traduction me permet de régulièrement jeter un œil sur le brouillon de Mathieu, dont le débit de phrases par minute est bien plus rapide, et de suivre sa démonstration au fur et à mesure qu’il rédige. Il a commencé par Certes. Ça me fait sourire. Certes, comme le faisait remarquer Pascal à juste titre, si le nez de Cléopâtre avait été plus court, toute la face du monde en aurait été changée. Et les nombreuses histoires d’amour qui ont jalonné l’Histoire, qu’elles soient fictives, mythiques ou bel et bien avérées, pourraient nous faire croire que c’est, depuis la nuit des temps, l’amour qui fait tourner le monde. Depuis Adam et Eve jusqu’à Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, en passant par Tristan et Yseult (je sais pourquoi il n’a pas cité Roméo et Juliette), des couples présidentiels aux couples criminels (je ne citerai pas de noms, l’actualité en pourvoit bien assez), il semble que c’est l’amour qui rende l’homme capable du meilleur comme du pire, et qui engendre l’Histoire. Il semble que c’est l’amour qui mette du vent dans les voiles ou, devrions-nous dire pour nous mettre au diapason de l’époque contemporaine, dans les éoliennes de l’Humanité.

J’adore ! Si ce n’est que je me demande si tous ces H majuscules sont bien nécessaires… Mais j’adore l’assurance avec laquelle il assène ses phrases et j’imagine déjà la tête de Dubreuil quand il lira ça. Mathieu sait mettre dans ses dissertations autant d’humour et de poésie que de philosophie. C’est un don, je crois. Dans la Rome de Cicéron, il aurait sûrement été un excellent orateur. Ça aurait peut-être été un de ses textes à lui qu’on traduirait pour l’instant, avec Monsieur Vanhée. D’ailleurs moi, je soutiendrais bien à Dubreuil que ce sont les mots qui font tourner le monde, les paroles et les écrits. Je suis sûre qu’il y a tout à fait moyen d’argumenter en laveur de cette thèse.

Et pourtant, les apparences sont trompeuses. Qu’appelle-t-on amour ? Que se cache-t-il derrière les « Je t’aime » ? Et pourquoi toute cette violence, depuis la guerre de Troie, déclenchée par l’enlèvement de la belle Hélène, jusqu aux crimes passionnels et à la violence conjugale qui font encore, malheureusement, l’actualité ? Pourquoi un sentiment que Ton prétend si beau, si pur, déchaîne-t-il de telles tempêtes ? Parce que ce que nous nommons amour bien souvent, ne mérite pas ce nom-là ; ce que nous nommons amour, bien souvent, n’est autre que la peur d’être seul.

La sonnerie de l’intercours vient de retentir. Mathieu détache la feuille de son cahier et me la tend.

« J’ai déjà lu. C’est formidable. Continue. Dubreuil va être sur le cul.

— Pas sûr. Mais ce n’est pas le but. J’aime écrire, Juliette, j’aime ça. Je ne le fais pas pour les points. »

Les deux tiers de ceux qui somnolaient (faites le calcul, je vous en prie) n’ont même pas pris la peine d’émerger de leur léthargie durant la pause. Par les fenêtres qui donnent sur la cour, je vois des nuages sombres se rassembler à l’horizon, et je sens que la prochaine averse se prépare à éclater pendant la deuxième heure de latin. Et d’abord. Monsieur Dubreuil, êtes-vous sûr qu’il y ait seulement quelque chose – quoi que ce soit – qui tasse tourner le monde ? Bien souvent, il me semble à moi qu’il patine. Enfin soit, il est vrai qu’un mouvement cyclique, c’est en revenir toujours à la même chose, et que ce qu’on appelle la révolution… c’est un peu comme l’âne qui tournicote autour de son piquet, jamais libre.

C’est la peur qui gouverne le monde, à dire vrai. Qu’on se pose la question des causes profondes, et l’on arrivera à cette conclusion. Pourquoi les guerres, les luttes de pouvoir, les conflits religieux ? Parce que nous craignons… Nous craignons la différence, mais également la solitude. Nous craignons l’inconnu. Nous voulons tout maîtriser, contrôler, identifier, parce que nous n’avons pas confiance. Le cours de l’Histoire est-il une succession d’ailes d’amour ? Si l’on ne peut nier qu’il y ait eu, durant les siècles qui nous ont précédés, quelques beaux gestes empreints de générosité, force nous est de reconnaître que l’espèce humaine s’est également illustrée (et bien sûr, ce sont ces choses-là qui restent le mieux ancrées dans la mémoire collective) par un nombre affligeant d’actes de barbarie. Faut-il citer toutes les croisades et tous les génocides, tous tes attentats et toute l’histoire de l’esclavage pour se rendre compte que cela dépasse, en nombre, tout ce qu’ont pu faire les Martin Luther King, Mère Teresa, Gandhi et autres grands de ce monde ?

Les criminels dépassent en nombre les Prix Nobel de la paix, mais en puissance, peut-être pas. Si seulement nous ne nous laissions pas gouverner par la peur, ce serait un grand souffle de paix qui ferait tourner les éoliennes de l’Humanité.

Voilà la conclusion de Mathieu. Je sais que le prof la trouvera complètement utopiste : il accusera Mathieu d’angélisme. Mais pourquoi ? Parce qu’il a peur de perdre sa place sur l’estrade. Quel con. Et la postérité ? Le maître devrait être fier de se faire dépasser par son élève. Mais la réponse de Dubreuil, ce matin, c’était comme une déclaration de guerre. Il y avait trop d’ironie dans le ton pour que ce soit une marque d’intérêt, une réelle curiosité à l’égard de ce que pense Mathieu. Et soudain il me vient cette idée folle : si Dubreuil avait remarqué mes sentiments à son égard, au début de l’année ? S’il était tout simplement jaloux de Mathieu, jaloux de ce garçon qui m’a ouvert les yeux et détournée du culte de son ego ? Ça se tient, mais ce serait tellement minable.

J’ai oublié de noter la phrase qu’on vient de traduire, je n’ai rien écouté. Heureusement, Mathieu a pris la relève, maintenant que son brouillon est prêt. Deux heures, il a écrit ça en deux heures, même pas ! Je n’en reviens pas. Maintenant, deux heures, c’est ce que tente de nous faire croire l’horloge murale accrochée juste au-dessus de la porte par laquelle nous nous échapperons tous, soulagés, d’ici quelques minutes ; mais si je me fais aux impressions, je vous dirais que c’est le double de temps qui s’est écoulé. Et on a traduit combien ? Huit phrases ? Huit périodes cicéroniennes, je précise, car la nuance est de taille. Une trentaine de lignes, si vous préférez.

Dehors, sous la pluie, je reprends la main de Mathieu dans la mienne. C’est un geste d’enfant. Et je vois dans le regard des autres la peur de n’avoir jamais une main comme ça à serrer. S’ils savaient comme moi, parfois, j’ai peur de tomber amoureuse.

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