L’hélice de l’Argonaute foulait les vagues avec une régularité mathématique. Le sous-marin nucléaire émergeait quelquefois en taisant jaillir l’eau phosphorescente à hauteur de mât. Puis il plongea profondément dans la fosse des Mariannes. L’hélice, comme une queue de cétacé, battit les flots avec lenteur.

On ne devait jamais revoir l’Argonaute, qui emmenait à son bord, outre soixante-quinze hommes d’équipage, le poète et journaliste Stanislas Cerfvol, chargé de la rédaction d’un article sur le huis clos de la vie du bord. Quand il entendit résonner la sirène de plongée, Cerfvol, dans sa cabine, serra plus fort son livre de poèmes. Il y en avait un, de Tennyson, qui commençait ainsi : Sous les tonnerres de la surface, dans les profondeurs de la mer abyssale, le Kraken dort d’un sommeil antique, inviolé, sans rêves. De pâles reflets dansent autour de sa forme obscure. Le jeune homme frissonna.

Vers onze heures du matin, le commandant attira son attention sur un formidable bouillonnement qui secouait une forêt d’algues.

« Tel que je vous connais, commandant, s’exclama Cerfvol, vous allez me dire que ce n’est là qu’un énorme poisson et que je suis un homme bien trop imaginatif pour votre bord !

Vous vous trompez, répliqua le commandant. Voilà belle lurette que la classe des Poissons a été remplacée par plusieurs groupes monophylétiques : les Myxinoïdes, les Hétérostracés, les Ostéostracés, les Galéaspides, les Pituriaspides, les Anaspides (avec les Lamproies) et les Gnathostomes.

N’en jetez plus ! supplia Cerfvol. Cela contrarierait nos lecteurs. »

Mais le Commandant, imperturbable, poursuivait :

« Les six premiers taxons ne forment, lorsqu’on les réunit, qu’un grade évolutif – celui des Agnathes – caractérisé par le fait que leurs représentants ne possèdent pas de mâchoire.

— Même un orthophoniste fou à lier n’imposerait pas à ses patients un tel exercice de diction », fit remarquer Cerfvol.

Mais le commandant négligea la grossière interruption et poursuivit :

« Les Gnathostomes sont eux-mêmes divisés en plusieurs groupes naturels : les Placodermes (ou poissons cuirassés), les Chondrichtyens (ou poissons cartilagineux), les Ostéichtyens (ou poissons osseux).

— Assez ! fit Cerfvol. Pour mon compte, je suis bien décidé à déclarer que le fait de remplacer les Nymphes par des Placodermes et les Sirènes par des Agnathes n’a jamais fait que déplacer le problème ! Car moi qui vous parle, je sais bien qu’il y a des êtres et des choses qui se tiendront toujours prudemment à l’écart de toute classification humaine.

— En avez-vous déjà vu de ces inclassables ?

— Non, Commandant, mais les yeux n’enseignent pas tout, riposta Cerfvol.

— Des monstres ?

— Si vous y tenez… soupira Cerfvol.

— Foutaises ! ricana le commandant. (Et il désigna, d’un grand mouvement panoramique, les hommes d’équipage assis devant leurs écrans qui scintillaient) Je garantis votre parfaite sécurité à mon bord et vous assure que l’Argonaute dispose de tous les moyens techniques actuels pour repérer et détruire dans l’œuf toute intention belliqueuse, qu’elle soit humaine, animale ou végétale. Voyez ces cartes. Imaginez quelle connaissance elles nous donnent désormais du milieu océanique ! Nous disposons de satellites d’océanographie spatiale, qui nous permettent d’établir la topographie précise de l’ensemble des fonds sous-marins.

— À la bonne heure ! ironisa Cerfvol. Vous voilà grandi puisque vous pouvez user à votre guise de l’altimétrie satellitaire !

— Et ce n’est pas tout ! s’extasia le commandant. Voici le système Mercator. Ce modèle informatique se nourrit des observations des mers effectuées par satellite et in situ afin de produire des cartes de description et de prévision des paramètres essentiels de l’océan.

— Je vois, dit Cerfvol. Incollable en ce qui concerne la salinité des eaux, leur température et la force de leur courant ! Et pourtant ces grandes cartes en couleur ne vous seront d’aucun secours contre l’anthélix. Ni plus ni moins efficaces qu’un phylactère ou l’Ave Maria de Gounod.

— Contre quoi ? »

La voix de Cerfvol était rauque et sauvage quand il répéta :

« L’anthélix !

— L’anthélix ? Mais qu’est-ce diable que l’anthélix ?

— Ma foi, je n’en sais rien, répondit honnêtement Cerfvol, et d’ailleurs, si je le savais, alors ce ne serait plus l’anthélix !

— Mais vous êtes fou, mon pauvre ami ! Ou à coup sûr victime de l’ivresse des profondeurs.

— Vous êtes ce dément », riposta Cerfvol.

Saisissant une pile de cartes, le jeune homme les jeta dans la cabine comme de simples avions de papier.

« Ces prévisions sur les tourbillons colorés de l’océan, je vous affirme qu’elles sont des œuvres d’art, une simple technique à la mode pour peindre des marines. Mais nous n’en sommes plus à Boudin ou à Courbet, qui peignit la Vague.

— Vous délirez. Où est ce monstre que vous affirmez avoir vu de vos yeux ? »

Cerfvol secoua la tête :

« Je ne l’ai jamais vu. Et, ne vous méprenez pas, il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un monstre. Vous n’êtes pas sans savoir que l’étymologie du mot vient du latin monstrum, dérivé de monere qui signifiait “attirer l’attention ». Or l’anthélix n’attire jamais sur lui l’attention. C’est en cela qu’il n’est pas monstrueux. Comprenez-vous, Commandant ?

— Mettons ! Et à quoi ressemble votre anthélix ?

— Je ne sais pas. »

Le jeune homme inspira profondément et murmura : « Mais nous allons le savoir, parce qu’il nous suit depuis que nous avons quitté les Philippines. »

Le commandant se précipita vers les écrans ondoyants.

« Vous déraisonnez. Je ne vois là rien qui pourrait nous menacer. »

Pourtant Cerfvol semblait calme maintenant et presque heureux.

« Comme toute réalisation humaine, votre sous-marin porte la signature de l’artiste. L’hélice de l’Argonaute est votre plume ou bien votre pinceau, si vous préférez, car vous promenez allègrement sur le parchemin des Mariannes la signature acoustique de votre hélice. L’anthélix vous suit et vous surprendra, quand il le désirera, malgré vos lasers et vos radars, parce qu’il ne s’est pas soucié, lui, de laisser de son passage une trace tangible.

— La signature acoustique de l’hélice… marmonna le commandant.

— Oui, l’humaine signature au bas de l’aventure sous-marine. Les Kraken, les Sirènes, les Dragons ou les Nymphes ne se sont jamais souciés de laisser derrière eux des indices de leur passage. Avez-vous déjà suivi la piste d’un Kraken ? Voilà pourquoi je les crois largement supérieurs à nous. »

Soudain l’équipage s’agita. Un mobile de dimensions colossales rattrapait Y Argonaute. Et l’on voyait déjà sur les écrans ses couleurs inconstantes, variant avec une extrême rapidité, suivant l’irritation de la chose, peut-être, ou, plus vraisemblablement, suivant la température des eaux qu’il tendait.

Le commandant se tourna vers Cerfvol.

« Le voilà, votre anthélix. Et vous ne tremblez pas ? »

Cerfvol resta silencieux. Tout à coup l’Argonaute s’arrêta. Un choc effroyable l’avait fait tressaillir dans toute sa membrure. Le commandant paraissait sombre. Il lisait intensément les cadrans et dit quelques mots à son second. Cerfvol entendit vaguement qu’il était question de remonter à la surface pour massacrer cette vermine. Il s’assit et rouvrit son livre.

« Vous ne venez donc pas nous voir combattre l’anthélix ? demanda le commandant intrigué. La peur vous ôterait-elle toute curiosité ?

— Me croyez-vous à ce point crédule ? ricana Cerfvol. Ce n’est pas l’anthélix, mais seulement un monstre dont vos armes humaines ne feront qu’une bouchée. Pauvre spectacle ! »

En effet, à peine l’Argonaute eut-il armé une torpille que l’animal lança un nuage de liquide noirâtre, qui encra momentanément l’océan.

« Les calmars aussi sont des artistes, jeta Cerfvol, avec dédain. Ne peuvent pas s’empêcher de signer, fût-ce leur fuite… »

Il sourit et tendit son livre au commandant :

« Tenez, lisez cela ! » dit-il.

Machinalement, le commandant s’exécuta : Et sous le poisson, Dieu mit de l’eau, et sous l’eau il mit l’obscurité, et la science humaine ne voit pas plus loin que ce point.

« Stupide ! » murmura-t-il.

Son haleine souffla un peu de la poussière restée sur la tranche du livre, qui poudra la manche de son uniforme. On eût dit l’aile fragile d’un papillon qui venait de se décomposer là. Alors le commandant eut un mouvement de désir, de répulsion, peut-être de peur. Il fit tomber la poussière de sa manche et la brossa énergiquement. Il voulut répéter « Stupide ! » mais l’anthélix ne le laissa jamais terminer.

Partager