À André Goosse

Ils revenaient d’Arlon où, une fois n’est pas coutume, c’était elle et non lui qui avait donné une conférence. La journée était grise, il tombait une pluie fine qui n’invitait ni à l’arrêt, ni à la promenade. Elle pensa : « Dommage, nous aurions pu faire un crochet par Houffalize… » quand lui, au même instant, avança : « Si nous passions par Houffalize ? »

Il y avait longtemps qu’elle ne s’étonnait plus de ce cheminement d’amble de leurs pensées et ils en sourirent l’un et l’autre.

– Ton cher village…, dit-elle.

– Ma ville, s’empressa-t-il de rectifier, et il bifurqua, joyeux, sur sa droite.

*

Houffalize… C’était le premier endroit où il avait tenu à l’emmener dès le début de leur rencontre. Ce jour-là, il avait ouvert à la Wallonne qu’elle n’était pas cette Wallonie où il avait grandi, et, très vite, à cause peut-être de ce don spontané qu’il lui faisait ainsi de son enfance, elle avait su qu’elle aimerait ce pays autant qu’une terre natale. Il lui avait montré la première rue où il avait habité, une rue à forte pente qu’il dévalait l’hiver en traîneau et ses six ans à elle s’y étaient laissé glisser arrimés derrière lui. Il avait montré l’école où, vingt ans plus tard, une vieille religieuse allait dire à son futur beau-père d’alors enquêtant – ce n’était pas rare à l’époque ! — sur le passé du soupirant de sa fille : « C’était le plus gentil petit garçon que j’aie eu dans ma classe gardienne ! » Quoique remontant haut dans le temps, le témoignage, à en croire les annales familiales, avait été jugé probant et porteur d’effets. Il lui avait montré ce que, enfant, il appelait « le pavillon de chasse » et qui n’était qu’un modeste kiosque en bois sur le flanc nord de Houffalize ; il l’avait fait entrer dans l’église où sa mère chaque matin assistait à la messe ; ils étaient descendus à l’autre bout de la vallée, là où, dans une longue prairie en pente, demeuraient, pour le souvenir jamais recomblés, les trous laissés par les bombes ; et ils étaient remontés jusqu’à cette route haut perchée où, jeune résistant, presque un gamin encore, il était allé, avec les autres, couper des fils de téléphone, abattre des poteaux pour gêner l’occupant, convoyer un jour des déserteurs tchèques… Elle découvrait, avide, elle s’appropriait.

– Et l’autre rue où tu as habité ? Celle où tu as surtout vécu, où est-elle ? avait-elle demandé.

– Eh bien, à peu près là… près de l’église. Et notre maison était… ici, non… ici plutôt…

Il avait fait quelques pas, regardant à gauche, puis à droite, s’efforçant de situer exactement l’endroit par rapport aux maisons reconstruites, à la maison du docteur aussi, la seule à être sortie intacte du cataclysme. Il examinait les lieux, pas spécialement ému, désorienté plutôt, ingénument désorienté, comme si les années passant – un demi-siècle presque… – avaient érodé douleurs et regrets et seulement laissé subsister un peu de la stupeur éperdue qui avait dû le submerger à l’époque…

« Raconte-moi… », avait-elle dit doucement.

Ils étaient montés jusqu’à un restaurant sur les hauteurs et il avait raconté. Il avait dit ce terrible mois de décembre 44, l’offensive von Rundstedt et, à Houffalize, nœud vital de communications pour les Allemands comme pour les alliés, l’angoisse de sa famille, de son père surtout.

« Tu dois partir, petit, et vite, avait dit celui-ci. Si les Allemands arrivent, les premiers recherchés seront les résistants. Prends ton vélo et file le plus loin possible. Tâche de gagner Laroche, Namur, Bruxelles même si tu peux… »

Il avait hésité, protesté, puis il avait pensé que son père avait raison et il avait obéi. Il les avait quittés, son père, sa mère et le vieux grand-père, et il était parti sur son vélo avec les autres jeunes à qui leur père et leur mère avaient tenu le même langage. En quittant Houffalize, avait-il seulement jeté un regard en arrière ? Non, sans doute pas… Pourquoi l’aurait-il fait ? Comment aurait-il pu prévoir ?

« Quand je suis revenu de Bruxelles, en janvier, Houffalize avait disparu. Pratiquement disparu. Mes parents étaient morts, mon grand-père aussi. De la maison, il ne restait plus debout que la cage d’escalier avec, sur le palier du second étage, en plein vent, surréaliste, une vieille malle remplie de livres. Je suis monté la chercher… C’était tout ce qui me restait. Aujourd’hui, quand il m’arrive d’ouvrir un de ces livres, il en tombe encore un peu de la poussière d’alors… »

*

À travers ces souvenirs-là et ceux qu’il égrènerait peu à peu au hasard de leurs retours dans sa ville, elle avait le sentiment de connaître désormais aussi bien que lui le Houffalize d’autrefois, si souvent superposé au Houffalize présent qu’elle avait peine parfois à les départager. Ainsi, elle savait exactement à quel moment sur cette route, qui déjà abordait sa courbe vers le vallon, il ne manquerait pas de dire : « Ici, la sœur d’un de mes camarades s’est tuée à vélo… » ou « C’est près d’ici que mon frère, en voulant cuire des pommes de terre qu’il avait volées dans un champ, a mis le feu à un bois de sapins et que nous nous sommes enfuis affolés ! » Et il rappellerait la sortie de leur tante franc-maçonne qui, sachant que le coupable à l’époque voulait devenir prêtre, s’était exclamée : « On va écrire dans les journaux : Un curé incendiaire » ! Et, enfin, à l’entrée de Houffalize : « Ici se trouvait le monument… » Il n’en disait pas davantage, mais il le disait d’un tel ton qu’elle s’étonnait presque de ne pas lui voir soulever son chapeau. Oui, Elle savait tous les endroits avant même qu’il ne les évoque…

*

Quand du moins n’avaient pas disparu les lieux de souvenance, comme, hélas, il était fréquent. à chacune de leurs venues, si nombreuses leur apparaissaient les métamorphoses de la ville que leurs souvenirs y retrouvaient à grand-peine leurs balises. Et il ne devait pas en aller autrement ce jour-là ! La place centrale avait été si complètement rénovée qu’ils ne la reconnurent pas. Mais il se serait ensuite réjoui d’une restauration somme toute heureuse si, à l’emplacement exact de leur ancienne maison, ne se dressait maintenant une stèle à la mémoire des Américains morts à Houffalize pendant la bataille des Ardennes. Elle n’osa pas le regarder. Un monument aux Alliés disparus, quoi de plus normal, mais précisément là, là tout juste, où les siens avaient disparu, comment allait-il le supporter ? Elle souffrait déjà pour lui, mais lui, très naturellement : « Mon père aussi avait fait ériger un monument au Premier soldat français tombé en Belgique – ici, à Houffalize… – pendant la guerre de 14. Tu te rappelles ? »

*

Ce monument, qui – elle en était soulagée — venait de faire diversion dans ses pensées et qu’il saluait, bien que disparu, à chacune de ses arrivées à Houffalize, bien sûr qu’elle se le rappelait ! Mieux que lui-même peut-être, chez qui, parfois, certains souvenirs commençaient à s’estomper. Et de son père également elle se souvenait, aussi parfaitement que si elle-même avait vécu auprès de l’étonnant bonhomme ! Grand lecteur, ce père l’avait initié à la littérature aussi bien française que dialectale. Amateur éclairé de théâtre, il montait volontiers des spectacles et avait même été jusqu’à fonder une « Fédération littéraire et dramatique du Luxembourg » ! Marcheur infatigable, il balisait, avec son aide, tous deux nantis de pots de peinture, des sentiers de grande randonnée avant la lettre. Il n’avait pas de voiture, mais se plaisait à organiser des rallyes automobiles. Il mettait sur pied des expositions, invitait des conférenciers, oui, il avait mille idées de toute sorte comme celle-là, qui lui était venue dans les années vingt, de faire ériger ledit monument. Les lenteurs administratives aidant, la fameuse pierre commémorative n’avait toutefois vu le jour qu’en… 1938. Juste à temps pour taper dans l’œil des Allemands sur le chemin du retour en 1940 ! Las ! convaincu que les hordes teutonnes n’allaient pas manquer de déverser sur lui leurs foudres vengeresses, son père avait enfourché son vélo dès le premier tank pointant à l’horizon ! Pour revenir un mois plus tard du village de France où il avait cherché refuge et après avoir compris que les envahisseurs, somme toute, avaient d’autres chats à fouetter. Ce monument, qu’avait en 1940 dédaigné la vindicte allemande, n’allait pas, quatre ans plus tard, échapper aux bombes alliées. Arraché de son socle, il avait chu au bord de la chaussée, où on l’avait laissé jusqu’à ce qu’un jour quelqu’un s’avisât que ce monolithe déparait le paysage et l’enlevât sans autre forme de procès. Il s’était informé sans succès. Ce monument, à sa façon, ne rappelait-il pas aussi la mémoire de son père ? N’était-il pas la seule trace qui demeurât de tout ce que celui-ci avait fait dans et pour la ville ? Il chercha un peu lui-même, puis se résigna. Une guerre avait chassé l’autre, les morts à honorer n’étaient plus les mêmes. C’était comme ça. Il avait toujours été philosophe.

*

La pluie avait cessé, mais le vent les prit de face au moment où ils s’engageaient dans la rue Ville-Basse. Elle releva son col et il dut de la main maintenir son chapeau.

« Bigre, il ne fait pas chaud ! Par où veux-tu qu’on aille ? » dit-il en glissant son bras sous le sien. Elle se serra contre lui en souriant. Était-ce le moment de lui avouer qu’à chacune de leurs visites, il lui venait l’envie de s’installer dans la région, d’y dénicher une petite maison sur les hauts ou dans les bois, de façon qu’il renouât vraiment avec la Wallonie de ses racines et, avec elle, en quelque sorte, « boucler la boucle » ? Non, vraiment, le temps ne s’y prêtait pas et, prudemment, une fois de plus, elle garda pour elle ses romantiques velléités. Tout de même, du regard, en coin, elle scrutait les hauteurs, les coteaux, le fond de la vallée.

– Par là, dit-elle, le long de la rivière… Nous n’y avons pas été souvent et c’est joli, non ?

– Va pour la rivière. Mais nous aurons juste le temps d’aller jusqu’au moulin. Puis il faudra rentrer, l’heure avance…

Longeant le cours d’eau, ils saluèrent quelques maisons anciennes accolées au talus, s’amusèrent de nouvelles “secondes résidences”, dénuées d’intérêt. Commentant les unes et les autres, ils longèrent la gare des trams, depuis longtemps devenue la gare des bus, et poussèrent jusqu’au vieux moulin dont, décidément, il restait encore moins de ruines qu’à leur passage précédent, il y avait longtemps, c’était vrai. Il jeta un coup d’œil sur sa montre. Il était plus que temps de rebrousser chemin.

Ils rejoignirent le pont qui reliait la rue de la Gare à la rue Ville-Basse. Comme ils tournaient pour s’y engager, elle le tira brusquement par la manche.

« Regarde ! Là… Elle tendait le bras. Là, en face ! Est-ce que ce n’est pas le monument de ton père ? »

Il s’avança, incrédule, se pencha sur la stèle et elle, demeurée en arrière, le vit lentement soulever son chapeau.

« La boucle est bouclée, pensa-t-elle. Il est temps de rentrer à la maison. »

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