La Wallonie, deuxième

Jacques De Decker,

Qui l’aurait imaginé ? La Wallonie fait recette. Recette de réflexion, et d’imagination. Elle est manifestement emportée dans une dynamique de l’intelligence et de la créativité. Au niveau modeste de cette revue, cela s’est traduit par un trop-plein que nous n’avions pas encore connu. Il nous a fallu repasser les plats, jouer les prolongations. La livraison précédente n’a pas suffi à contenir tous les textes que le thème « Wallonie revue, Wallonie rêvée » avait suscités. Et lorsque l’idée a été lancée que l’on pouvait repartir pour un tour, les contributions ont recommencé à déferler.

Qui l’aurait imaginé ? Si la question se pose, c’est qu’aux yeux de beaucoup, la Wallonie était une affaire classée. Aux pertes plutôt qu’aux profits. La dépression économique qui l’avait fait chuter au rang de région nécessiteuse dans les années soixante semblait devoir déterminer son avenir durant longtemps encore. C’était mal analyser la singularité de son destin. La Wallonie pouvait disposer d’une autre issue que le redressement industriel pur et simple. On pouvait le lire dans un texte fondateur dont on avait plutôt tendance à sourire, le fameux « Tchant dès Walons » de Hiller et Bovy, qui date de 1902. Il contient ces vers, auxquels on n’a peut-être pas attaché suffisamment d’importance : « À prumi rang on l’mète po l’industreye / Et d’vins lès arts, èle rigatile ot’tant », ce qui se traduit en français par : « Au premier rang brille son industrie/ Et dans les arts on l’apprécie autant. »

Ce texte a reparu récemment dans Le Monde diplomatique, qui consacrait un dossier à la Wallonie. Il rassemblait pour l’essentiel des articles dus à des Belges : Philippe Suinen, Serge Govaert, André Goosse. On aurait aimé, évidemment, un regard de l’extérieur. Il viendra sans doute, et peut-être plus vite que certains ne le pensent. La Wallonie a de quoi intriguer, en effet. Ne fût-ce que par son comportement politique. Voici une région qui n’a guère été privilégiée par le sort, à la différence de l’autre composante de la Belgique, la Flandre. On pourrait craindre, devant les scandales qui, de surcroît, l’ont malmenée au cours des années 90, que les démons de l’extrême droite la hantent. Or, qu’a-t-on pu constater lors du dernier scrutin communal ? Alors qu’en Flandre, le mouvement réactionnaire se confirmait, en Wallonie les menaces de ce type se résorbaient presque complètement.

On s’est contenté de constater le phénomène. Mais l’a-t-on vraiment analysé ? Un point de vue s’est fait entendre, de la part d’un observateur attentif de la Wallonie, qui se penche sur elle de longue date : le journaliste flamand Guide Fonteyn, attaché à la rédaction du quotidien De Standaard, auteur d’un ouvrage intitulé « Les Wallons » qui fait autorité depuis longtemps. Il est envoyé permanent à Namur, d’où il expédie ses articles à sa rédaction. Et il tient, dans son organe de presse, une chronique joliment appelée « Zuiderterras », dont on pourrait traduire le titre par « Terrasse plein Sud », où récemment il commentait le dossier du Monde diplomatique dont question ci-dessus. Il a vu dans la composition de cet ensemble d’articles une manœuvre francophone, appuyée par la France, pour nier l’autonomie culturelle de la Wallonie. Fonteyn partage avec beaucoup d’intellectuels flamands l’idée que la culture, en Belgique, devrait être régionalisée, et non pas gérée par la Communauté française, ce rassemblement fondé, justement, sur l’appartenance à une même culture, principe qu’ils rejettent au nom du droit du sol. Ce débat-là est loin d’être clos, car sa portée philosophique est évidente.

Le plus intéressant, dans l’éditorial de Fonteyn, est qu’il affirme avec détermination, contre la prise de position des contributeurs du Monde diplomatique telle qu’il l’interprète, qu’une culture wallonne existe. Il écrit, non sans quelque provocation : « Mes amis wallons ne me pardonneront pas la comparaison, mais de même qu’un Marc Dutroux ne pouvait naître qu’en parasite sur les ruines d’une industrie morte, un Jean Louvet ou un Franco Dragone envoient des signaux d’un monde dont ils font partie : La Louvière, ici et maintenant. » En d’autres termes, Fonteyn croit à la prégnance du milieu en matière de culture, il s’inscrit dans la lignée des positivistes, il adopte la méthode d’un Hippolyte Taine.

Et si c’était l’inverse ? Et si la Wallonie, dont on a déjà dit qu’elle était une vue de l’esprit, puisqu’elle avait été portée sur les fonts baptismaux par des poètes, devait plutôt son salut à son énergie intellectuelle ? Lors du débat organisé dans le cadre de « L’écrin de l’écrit » à Éghezée autour de notre précédent numéro, Bernadette Wynants a dit qu’elle y avait vu une sorte d' »invention de la Wallonie ». C’était nous faire beaucoup d’honneur, bien sûr. Mais il y a à puiser dans son raisonnement.

Si la Wallonie est sur la bonne voie, c’est qu’elle n’a pas renoncé à exercer son esprit critique, et qu’elle ne se complaît pas dans le narcissisme. On imagine difficilement qu’une de ses chaînes de télévision produise un programme aussi complaisant et régressif que « Big Brother », le reality show qui a réussi, si l’on peut dire, à mobiliser une audience flamande énorme devant le spectacle de la vie soi-disant quotidienne, en fait complètement truquée, de quelques exhibitionnistes que des caméras de télévision ont traqués sans discontinuer durant plusieurs mois. Ce succès ne peut s’expliquer que par une absence de résistance mentale, qui pourrait bien être aussi le substrat des scores que le Vlaams Blok réalise par ailleurs.

On le verra : pas plus que dans le précédent Marginales, on ne trouvera dans celui-ci trace de triomphalisme ou d’autosatisfaction. Beaucoup de tendresse, en revanche, et d’affection. Pour un petit coin d’Europe et de terre qui en a vu des vertes et des pas mûres, mais dont les pommiers sont en train de refleurir.

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