Le Mystère de l’Homme-Oiseau

Jean-Louis Lippert,

Je parle pour dans mille ans, et je prends date.

Léo Ferré

Qu’aperçoit un Titan posté aux confins du Couchant, sinon les feux et le sang du Levant ? Que voit-il se dévoiler d’autre au crépuscule du divin et de l’humain, qu’une prochaine aurore de l’humain et du divin ?

De toutes les personnes rencontrées durant ma vie, la seule à qui j’ai dit je t’aime c’est toi, Schéhérazade. L’abîme où tu m’as fait plonger relie des altitudes abyssales à des profondeurs astrales, non moins qu’il associe les plus vieilles fables occidentales à tes légendes orientales.

Mille ans sont à tes yeux la nuit qui vient de s’écouler. Demain parle en toi comme hier. Depuis l’an 3016 retentira l’écho d’un chant qui s’éleva pour prononcer, en l’an 1016, des paroles ne voulant ni ne pouvant être entendues en l’an 2016. Car il me fut donné de l’éprouver. Dans le miroir me faisant face au fond de la caverne enchantée, je vis se profiler une autre apparition. L’image de Thomas More s’était brouillée, puis la glace du barbier s’anima de nouveau, comme une eau troublée par la remontée d’un être à la surface. Le monde entier se concentrait alors en cette grotte où l’air tremblait, les objets ne s’apercevant plus qu’à travers un voile. À ma gauche, le tronc laiteux d’un figuier dans le rectangle de la fenêtre, au milieu du silence vivant de la nuit. Je n’entendais plus les musiques berbères. Le visage qui surgit devant moi se trouvait distant du double de celui qui m’avait entretenu de son Utopie, c’est-à-dire qu’il était vieux d’un millénaire. Son regard me transperçait comme s’il eût regardé très loin au-delà de moi. Ce que ses yeux disaient parlait il y a mille ans, venant de mille ans dans le futur. C’était le moment de capter le message du Cheikh al Raïs. Voulait-il devenir mon maître à travers tous les âges ? Du moins, c’était le rôle que j’acceptais de jouer en lui prêtant l’oreille…

« Chaque âme peut se mouvoir à une vitesse infinie en tous lieux et temps de l’univers, selon les lois de la Sphère. Écoute l’Œil imaginal ! »

C’est alors que mes nerfs ont craqué. N’ai-je pas assez joué la comédie ? Recherché en Belgique sous un motif d’inculpation devenu tabou, j’avais bénéficié des faveurs du destin pour me retrouver au Maroc. Le même facétieux mektoub venait de m’entraîner sur ce Rocher des Djinns, mais tout y était ridiculement théâtral. Qui était cet acteur au turban de travers élu pour porter le masque d’Abu ‘Ali al-Husayn ibn ‘Abd Allah Ibn Sinâ, dit Avicenne ? Comment faire prendre au sérieux pareille mise en scène, si le type avait l’air d’avoir été recruté parmi les mendiants du quartier des Abattoirs ? Des lampes s’allumaient sur la place au figuier, comme pour chasser les fantômes affairés autour du méchoui. Même l’odeur de mangeaille n’était plus appétissante. J’entendais arroser le sol de seaux d’eau, les portes voisines s’ouvraient et claquaient brutalement. De qui se foutait-on ? Tout avait été si rapide, si déroutant dans l’enchaînement des événements depuis la veille que j’en restais hagard, cramponné aux bras de ce fauteuil dans la minuscule échoppe d’un barbier. Où s’était-il tiré en compagnie de mon alter ego ? Voix, bruits de pas précipités, cris venus des décors : tout cela n’était-il qu’une grotesque hallucination ? Dans le miroir, un figurant médiocre n’avait guère pitié de ma fatigue. Il me considérait avec une superbe ironie, non dénuée de toute compassion. « Tu peux embrasser le cosmos, depuis les galaxies jusqu’au moindre atome, futur et passé confondus, dans un simple clin d’Œil imaginal. » Je n’aspirais qu’au sommeil. Alors vint la marée céleste qui a submergé la réalité dans ses vagues, et j’ai roulé dans leur tourbillon sans savoir où ni quand ni qui j’étais encore dans l’espace et le temps, me raccrochant tant bien que mal à de secourables rayons de lumière jetés comme une échelle de corde par les étoiles. De la masse des vagues émergeaient les visages d’une foule à Bruxelles, mais la trombe qui me tombait dessus me transportait au prochain mois d’avril. Après les attentats du 22 mars, serais-je encore passé entre les mailles du filet de Zaventem ? Une vague déferlant du cosmos vous submerge et vous abandonne pantelant sur un rivage inconnu. J’étais échoué sur cette plage, aiguisant mon regard dans l’espoir de saisir une image, tendant l’oreille pour capter un son, jusqu’à ce que me parvienne une voix : « Veux-tu naviguer dans la Sphère ? » « Voyager futur et passé dans le présent », me suis-je entendu répondre sans desceller les lèvres. Ne venais-je pas d’obéir à mon maître dans tous les âges, Abu ‘Ali al-Husayn ibn ‘Abd Allah Ibn Sinâ – dit Avicenne ?

Les mouettes me réveillent face à l’horizon, de l’autre côté de l’île. Dans quel envers de quel décor de quel théâtre de quelle Atlantide à l’Occident des terres, m’entraîne le père du voyage vers un Orient de lumière ? Aux fleurs mauves des jacarandas je vérifie que l’on n’est plus en février, quand eut lieu le talk-show de cette nuit. Quelque onde gravitationnelle a dû dilater l’espace-temps pour me donner l’impression d’un bond dans j’ignore quelle dimension, qui m’a fait percevoir cette foule à Bruxelles. Que serait cette active exploration du passé, qu’on nomme le souvenir, sans son complément, sur l’axe de symétrie du présent, qu’est l’aventure de s’égarer dans l’avenir ? Sans savoir pourquoi, me vient à l’esprit le 23 avril : 400e anniversaire, le même jour, des morts de Shakespeare et de Cervantès. Mais comment démêler toutes ces sensations contradictoires ? Au loin s’avance une masse flottante. Ai-je encore la berlue ? C’est une véritable ville, hérissée de buildings. Éclairagistes, braquez vos spots sur cette monstruosité des océans ! N’est-ce pas lui, le nouveau Léviathan ? Dans un silence impressionnant – actionnez la sirène, accessoiristes ! – progressent vers l’île une vingtaine d’immeubles de vingt étages, chacun comportant la même quantité de logements en acier longs de 20 mètres sur 5 en largeur et en hauteur. Cela fait près de dix mille appartements de grand standing, destinés à la vie confortable des marchandises. Piloté sur les mers, au gré des fluctuations boursières, par les robots du shadow banking, cet espace où s’empilent en rangs serrés tous les rêves du globe a pour surface quatre terrains de football. Animé par un moteur de cent mille chevaux, correspondant à dix moteurs d’avions Boeing ou Airbus, il illustre le cercle vertueux de la raison contemporaine. C’est lui qui autorise, par de prodigieux gains de temps, l’opulence d’une civilisation. Metteur en scène, où sont les radeaux qui l’escortent ? Je n’entends pas les cris et chants joyeux des Africains, dont les marchés regorgent d’une telle manne de richesses ! Sans m’écouter, le démiurge d’un spectacle où je n’ai pas encore trouvé mon rôle guide son attraction dans le décor à la vitesse d’une petite moto. Comme à Ostende ! Sur la plage avec elle, il y a trente ans. J’entends la voix de Schéhérazade véhiculée par une brise de l’Atlantique : « On voyait les chevaux d’la mer qui fonçaient la tête la première… » Est-il possible qu’une autre époque ait existé ? Parmi les innombrables instantanés de la mémoire – « et qui fracassaient leurs crinières devant le casino désert » – l’hypothèse d’un possible autre n’a-t-elle pas une place essentielle, dans l’histoire collective et individuelle ? L’océan, mon amour, est une boule de cristal où s’inscrit cette Atlantide.

Pourquoi l’homme est-il sur Terre, sinon pour contempler la mer et le ciel ? De préférence, à partir d’une montagne où la source est proche du rivage. Conditions réunies sur le Rocher des Djinns. En me concentrant bien, je capte les pensées du vieil océan qui s’expriment par les nuages et se transportent vers l’Atlas, où ces pensées tombent dans l’oreille d’une source, laquelle en avise l’oued courant vers l’Atlantique répandre cette rumeur philosophale, enrichie par un tel vagabondage. Encore faut-il que cette voix sacrée ne soit brouillée. Cris des mouettes, bêlements proches, braiment d’un âne que j’aperçois au loin ne perturbent en rien le message des eaux, mais comment saisir ses nuances infiniment musicales quand se mettent à hennir cent mille chevaux-vapeur ? Une armada de grues géantes armées de pinces – télécommandées depuis Londres, Francfort ou Chicago –, chacune calculée pour déplacer une maison comme un sucre, entreprend le déchargement du porte-conteneurs. Ô globe terrestre conçu tel un cube, divisible en nombre astronomique de cubes ayant pour finalité la déesse Valeur ! Valeur d’usage tendant vers la nullité, valeur d’échange vers l’absolu. Sans compter que les damnés soumis à ce trafic et les élus qui en recueillent le suc obéissent à une même valeur d’usure. Évanouies, valeur d’échange nulle et valeur d’usage infinie de la Parole ! «  est arrivé un limonaire avec un vieil air du tonnerre à vous faire chialer tant et plus… » Me revient la voix de Ferré chantant Comme à Ostende : existe-t-il encore quelque chose comme la chanson française ? Notre pensée, quand elle ramène à la vie tel événement disparu, n’est-elle pas irriguée par un flux sous-marin lui faisant envisager aussi bien ce qui aurait pu advenir – plaçant cette hypothèse dans une dimension qui la fait survivre au futur ? Ainsi disposons-nous de microscopes intérieurs fonctionnant comme des télescopes au cœur de galaxies invisibles, où le sort de la guerre de Troie non moins que celui du communisme s’est joué demain. Sur cette mission surnaturelle – résurrectionnelle – de l’esprit planent les ailes du Phénix, me dis-je en agrippant des deux mains, face au Léviathan, ces chimères que sont l’aile d’une colombe et celle d’une chouette. Si l’oiseau d’Athéna prend son vol au crépuscule, si le symbole de la paix venu de l’arche de Noé jusqu’aux apôtres est gage d’une aube toujours à venir, que voulaient me signifier les ailes rouges du Phénix ? Rappelle-toi l’Ouzbékistan soviétique, lance-t-il en tournoyant au-dessus des grues. Ton alter ego fut jadis à Boukhara, région natale d’Avicenne. Ce grandiose mystique n’y était pas trop en odeur de sainteté. Mais voici que sa théorie de la Sphère des Sphères obtient l’approbation de Souslov.

L’idéologue officiel du Kremlin se trouvait par hasard à ce mariage dans la campagne, où tu avais chanté le poème d’Aragon L’Affiche rouge mis en musique par Ferré. « Vous n’aviez réclamé la gloire ni les larmes… » Les paysans voisins considéraient d’un œil sévère cette noce où l’alcool coulait à flots. Tu reçois l’inspiration d’Allah pour mettre en question le dogme du matérialisme. Texte à l’appui, tu montres à Souslov que Marx a déconné en 1843, dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel. Ce dernier n’a donc pas à être remis sur ses pieds, sans quoi plus de tête. En outre, Allah te fait lui prouver que, par des chemins secrets, l’Esprit absolu de Hegel remonte au génial Avicenne via le non moins génial Ibn ‘Arabî. Si l’erreur de Marx est avouée – ce qu’admet l’auteur du Capital, et par suite Lénine puis Mao puis Fidel Castro, la dialectique supposant toujours une Aufhebung –, alors l’Idéal devient l’étoile polaire aimantant la course commune de l’Étoile rouge et du Croissant vert aussi bien que des astres ayant guidé les prophètes juifs comme les Mages à Bethléem. L’héritage humaniste ne serait pas en reste, qui arborerait pour emblèmes nouveaux les anneaux de Saturne, afin que Chronos ne dévorât plus ses enfants, funeste et corrigible tendance des révolutions. Rien ne s’oppose dès lors plus à ce que l’étoile de David flotte sur le Kremlin comme dans le camp palestinien. Monde imaginal et science angélique d’Avicenne triomphent ! Les publicistes russes du XIXe siècle, que tu étudies, n’ont-ils pas assigné à leur peuple un destin messianique ? Aussitôt se produit une convulsion bénéfique dans le réacteur nucléaire du communisme, qui empêche l’explosion de Tchernobyl. Une réaction se déclenche en chaîne de l’Iran à la Chine en passant par l’Afghanistan. Tous les plans guerriers de l’impérialisme sont déjoués. Reagan, Thatcher, Mitterrand n’ont plus raison d’être. Milton Friedman et Friedrich von Hayek vont se rhabiller. L’Ouzbékistan moderne, sous la bannière d’Avicenne, est une république soviétique où les enfants s’abreuvent à l’école de science illuminative, au lieu de trimer comme des esclaves à 1 $ la journée dans les champs de coton pour alimenter la filière de l’industrie textile occidentale passant par les bagnes mortels du Bangladesh. Alexandre Soljénitsine approuve, en faisant visiter les défunts goulags reconvertis en phalanstères, aimant rappeler que la première traductrice d’Une journée d’Ivan Denissovitch fut Elsa Triolet. De la source au rivage en passant par les nuages, le cycle des eaux mêlerait les voix de l’aède et de Schéhérazade, sans être infecté par les porte-conteneurs déversant leurs ordures sur le Rocher des Djinns. Je devais m’exclamer tout haut, car une sonorité gutturale m’interrompit.

« Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous la brise du matin. J’ai créé toutes les fêtes… » Je le reconnais à son turban de travers. Ce qui, dans le miroir du barbier, m’apparaissait comme une faute vestimentaire imputable à la négligence des costumières de ce théâtre, s’avère simple désinvolture de l’aventurier voyageur. Abou ‘Ali Ibn Sinâ, dit Avicenne, peut-il ignorer Rimbaud ? L’extrait qu’il vient de réciter d’Une Saison en enfer ajoute sel et poivre à sa courte barbe soulignant un visage altier aux traits bien dessinés. Si nous sommes en l’an 1016, il a 36 ans et déjà connu tous les palais de la misère comme toutes les misères des palais. Côtoyant princes et gueux, califes et mendiants, il fut autant sollicité que traqué par les vizirs. L’âne frappe du pied, flairant l’inexpérience du passager qu’escorte Avicenne, dont je ne me risque pas à m’enquérir de l’identité. Peut-être un malade en cure, puisque la définition de la médecine, exprimée dans Le Livre de la guérison, consiste à d’abord tout faire pour conserver une bonne santé. Mais il me faut décrire la scène, pour qui n’a pas eu la chance d’assister à ce spectacle sur les lieux de sa représentation. Figurez-vous l’âne que j’entendais braire au loin tout à l’heure, monté par un personnage dont le visage m’est dissimulé par la capuche de son burnous. À ses côtés, pour le guider, celui qui est devenu mon maître à travers tous les âges porte un ample manteau de laine brune résistant aux froidures nocturnes du désert. Dans le fond du décor se poursuit le manège des grues, déplaçant leurs étages de caissons métalliques du monstre flottant vers le quai du rivage. L’âne et son faix signalent une impatience que ne partage pas Avicenne : « Toute cette activité n’est qu’un brassage de matière inutile ou nuisible, sans aucun souci de l’esprit. Pure folie que cette prétention de conquérir l’espace en croyant abolir le temps ! L’espace… le temps… c’est toujours un chemin… Les humains ne veulent pas voir tout ce qu’ils ont perdu. » Le vent soufflant du large balaie la plage et soulève un pan du capuchon de l’inconnu. Je n’ose croire ce que me suggère une mémoire des visages propre à notre époque, véhiculée par la grande machinerie des images. Reconnaissable entre tous, il en est l’un des propriétaires. Quand il parle, aucun doute. Le plus fortuné poupin de la planète a l’accent californien : « Une immense accumulation de capital ne va pas sans une prodigieuse concentration de moyens techniques faits pour maquiller cette réalité. » Le Cheikh al Raïs approuve. En peu de mots je suis informé de leur plan. Le message, bref, est mis sous mes yeux. L’opération aura lieu cette nuit.

Kapitotal est un empire sur lequel jamais ne se couchent les faux soleils de la tour Panoptic

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L’océan bat des ailes et la montagne exulte à cet oratorio qui court de millénaire en millénaire. Il répercute le chant d’un oiseau depuis le fond de sa grotte à Lascaux. Car cette fable résonne à travers tous les siècles de l’histoire humaine. Elle imprègne chacune des Mille et Une Nuits. Schéhérazade elle-même ne l’a pas inventée : son premier signataire est la main dessinée au pochoir dans sa caverne par un homme-oiseau. C’est un fac-similé de cette représentation du premier artiste enregistré par la mémoire de l’humanité qui paraphait les mots ici reproduits, tels qu’ils mitraillèrent la même nuit les murs de la Maison Blanche et de l’Elysée, du Bundestag et de la Banque centrale européenne, de la Knesset et du Vatican, de la Commission bruxelloise et du Palais du Sultan de Turquie, comme des châteaux du Roi d’Arabie saoudite et de l’Emir du Qatar. Kapitotal est un empire sur lequel jamais ne se couchent les faux soleils de la tour Panoptic. Signé : la main de l’homme célestiel, ce chaman d’une aube toujours à venir. Dix façades emblématiques marquées par une phrase ornée d’un dessin préhistorique. Le mystère fut entier. Quelle surnaturelle puissance avait-elle, au même instant, tatoué les citadelles dominant notre globe d’un slogan paré de la main d’un homme primitif ? L’âne frappait le sol de son sabot. William « Bill » Henry Gates souriait de toutes ses dents. Son mentor Avicenne me présentait à lui comme un auteur né au Congo belge, coupable depuis trente ans d’une œuvre ayant pour point de vue celui des damnés face à la race élue, dont l’épicentre était une tour de verre et de béton dressée sur un canal dans la capitale de l’Alliance atlantique, en la sinistrement célèbre commune de Molenbeek. « Les vivants aiment oublier que leur vie s’écoule tel un vent du désert. » À ces mots prononcés par le patron de Microsoft, Avicenne hoche la tête. Il se fait que le monde était sans nouvelles de son plus riche propriétaire depuis une période indéterminée, pour cause de santé. Le Cheikh al Raïs tire de sa poche un smartphone qu’il allume et me tend l’écran lumineux. Je découvre une interview sur vidéo, diffusée la nuit même par Google. On y apprend que le magnat sort pour la dernière fois de son silence. Il avoue suivre une thérapie révolutionnaire auprès d’un guérisseur dont le nom n’est pas révélé, dans un endroit tenu secret. Ses affaires l’ont mené à un état de déséquilibre mental tel qu’il exige un abandon définitif de toutes ses activités, y compris de celles qui se travestissaient de prétextes philanthropiques. Il en veut pour preuve la loi économique selon laquelle une firme est performante à la double condition du bonus astronomique de son chef et du salaire microscopique de la masse des esclaves salariés.

Cela, pour une seule et même raison : la logique du marché. Conclusion de Bill Gates, il approuve pleinement l’opération de « l’homme-oiseau ». J’apprends que son témoignage a bénéficié d’un milliard de visionnages. Le plus dingue des romanciers pouvait-il imaginer pareil scénario ? Tout artiste contemporain doit s’avouer vaincu par un Icare du paléolithique. Mais qu’est-ce qu’une lettre ? Un ensemble de lettres ? Un graphe ? C’est ce qu’ignoreront les experts en graphiques aux ordres des robots. Toutes leurs techniques seront incapables d’élucider ce phénomène ayant secoué comme un nid de serpents le sac de nœuds formé par les services occultes américains, français, belges, allemands, turcs, israéliens, qataris, saoudiens et autres détenteurs du monopole des secrets publics. D’abord fut accusé le Kremlin, puis le Palais du Peuple à Pékin. La suspicion sur le djihad islamiste se ridiculisait elle-même, en raison du bagage culturel requis pour connaître Lascaux. Les plus sophistiqués engins satellitaires de surveillance planétaire étaient muets, face aux outils rudimentaires de l’homme des cavernes. Dès l’ouverture des marchés, ce fut panique à la City. Dans la nanoseconde qui suivit, Wall Street et Tokyo dévissaient. Comment affronter une offensive spéculative datant de plus de 30 000 ans ? Le système ne reposait-il pas sur une parfaite maîtrise des signes ? Qu’il fît aube à New York ou nuit aux antipodes, le globe avait changé de face en un clin d’œil, par la grâce d’un glyphe et de quelques lettres. Il n’était pas jusqu’à la déclaration de Bill Gates, qui ne mît à son comble une confusion mondiale, en avouant sa pleine responsabilité dans l’actuel déchaînement de forces matérielles, accompagné d’un arrêt des fonctions cérébrales de l’homme, par excès de narcoses chimiques et électroniques. Au-dessus de nos têtes se poursuit le ballet des grues. J’observe un rictus mutin sur le visage du nabab, répondant au rire du Prince des Médecins. Quelque facétie nouvelle est-elle en train de se tramer ? L’âne semble dans la confidence, à en juger par sa brayante hilarité. Je me montre vexé mais sans trop le manifester. N’est-ce pas de leur complicité que dépend mon récit, qu’en aucune manière un auteur ne serait capable d’imaginer ? Comme pour me faire patienter, Bill évoque ses projets avec Abou ‘Ali. « De Chiraz à Samarkand par les chemins de Perse vers l’Ouzbékistan. » Soudain l’univers vacille. L’une des gigantesques mains artificielles, qui tenait suspendue sa proie d’acier à cent mètres d’altitude, paraît saisie par une crampe à laquelle nulle médecine – fût-elle celle d’Ibn Sinâ – ne peut remédier. L’habitacle métallique aux dimensions d’un appartement plonge et s’écrase au sol, en faisant jaillir ses viscères sur l’embarcadère.

Nous sommes au théâtre, ne l’oublions pas. L’organisation de la scène est laissée aux bons soins du régisseur, qui n’oubliera pas le principe de la distanciation brechtienne. Mais il faut qu’aucun spectateur n’en doute : un volume de 500 mètres cubes vient de se fracasser aux pieds des acteurs ! Aucun bruitage ici n’est recommandé. Sur des images défilant au ralenti, s’entend un concerto pour hautbois et violons déployant ses volutes pour accompagner les dialogues à venir. Il s’agit d’éviter toute représentation vériste, qui accentuerait l’invraisemblance d’une telle situation, mais en se gardant d’atténuer celle-ci par peur du ridicule. Montrer ce qui est : des monceaux de livres éparpillés sur le plateau de scène. S’il doit y en avoir un millier par m³, un demi-million d’ouvrages ont été déversés par le container. Chacun des personnages cueille au hasard et lit à voix haute ce que disent les couvertures. L’esprit du judaïsme de BHL, Soumission de Houellebecq, Le Pape juif et moi de Sollers, Penser l’islam d’Onfray, Juif de Minsk de Minc, Dictionnaire amoureux du judaïsme d’Attali. L’âne, si l’appétit le tenaille, broute une pitance de son choix. Toujours sur sa monture, Bill tient à l’envers un exemplaire de Sollers et déclame : « Comment faire croire aux troupeaux et basses-cours que leurs intérêts sont ceux des prédateurs ? Comment les rassurer par la transformation des anciens fauves en charognards ? Comment justifier la mutation des loups en chacals, des aigles en vautours, pour assurer la sécurité des volières et bergeries, sinon par la fabrication d’une terreur commune à l’égard du loup-garou ? Comment, contre ce péril suprême, faire tolérer jusqu’à l’incendie militaire des poulaillers et des étables, afin que ne s’impose aux proies la devise : Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! » Abou ‘Ali lui arrache le livre des mains, qu’il rejette sur une pile au loin. « Par le Clément et Miséricordieux, ce que vous lisez serait impubliable. Abreuvez-nous de la dernière production de ce toujours avant-gardiste : ‘Pas de temps à perdre avec le Coran, bâtardise par rapport aux juifs’, ou encore : ‘Agar enfante Ismaël, un Arabe, style onagre’ ; qu’on se le dise : nous musulmans sommes des moins que rien, des ânes bâtards ! » Ruade brusque du destrier de Bill Gates, qui se retrouve au sol. Avicenne calme la bête en lui caressant les flancs, et sort une bouteille du havresac. « Tenez, j’ai même une coupe. Vin de Schéhérazade, vieux de mille ans. » L’homme le plus riche du monde se relève et brandit un verre de cristal : « Malheureux qui n’a jamais levé la coupe d’un breuvage millénaire, offert par Schéhérazade, en compagnie d’Ibn Sinâ. Le plus œnophile des écrivains bourgeois ne peut y rêver. Ici l’avenir et le passé fusionnent ! »

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