Un matin, au sortir d’un rêve agité, Werner Greg Samijn se retrouva à contempler son pyjama. Il avait peu l’habitude de s’observer sous ce jour. Mais le cauchemar de la nuit s’incrustait. Pour en chasser l’idée, il déboutonna sa veste. Son regard tomba sur son nombril. Tout enfant, il adorait le contempler. Werner G. Samijn décida de s’octroyer ce qu’il ne s’offrait jamais : un peu de temps avant de démarrer une journée qui devait se clore en apothéose lors de l’événement qui célébrerait les cinquante ans de Mijn Streekgazet, le journal toutes-boîtes présent dans toute la Flandre, édité par la respectable imprimerie Boekarta, cotée en Bourse.

Il replongea les yeux vers la trace du lien qui l’avait uni à sa mère, cinquante ans plus tôt aussi. C’était un peu creux, d’apparence fragile, une faille à la taille d’un bébé. Aussi loin qu’il se souvienne, la dimension du centre de son ventre n’avait pas changé. « Un nombril du baby-boom », pensa-t-il malgré lui, avec cette manie de toujours replacer les éléments dans leur contexte socio-économique. Sa mère adorait le chatouiller là. Lui n’avait jamais aimé cette sensation de faiblesse, d’être livré à l’autre qui pouvait même vous faire rire à votre corps défendant. Il se sentait vite attaqué.

Pour cela, il tenait de son père. Chez Bert Samijn, comptable en chef aux usines Gevaert, vivre – et encore plus grandir – était une chose sérieuse et on ne se méfiait jamais assez. Maman ne travaillait pas, entretenait la maison et le mari ne plaisantait guère. Sans doute cherchait-elle à se créer de l’amusement avec son fils. Elle amenait toujours sa main taquine, faussement caressante au lever, sous les draps, sans la moindre arrière-pensée pour le crucifix accroché au-dessus du lit de son fils. Jésus avait toujours contemplé la scène sans rien dire.

Werner replongea vers le centre de son être. Puis élargit son cadre d’observation. Il aurait aimé disposer d’un mètre quatre-vingt, d’une carrure large et bien plantée sur terre, d’un ventre rebondi, lisse. Mais il avait raté le coche de dix centimètres. Et puis, il travaillait trop, cela lui usait les calories et, n’était le costume sombre aux épaulettes discrètement incorporées qui faisait son ordinaire, il aurait passé pour un gringalet.

Autour de son nombril s’étendait une vaste étendue de peau plane. Quoiqu’à y bien regarder, l’épiderme comportait de légers hauts et bas, minces cratères, vallonnements à peine perceptibles, mais déjà signes de relâchement. En se redressant un peu plus, Werner G. Sarnijn, partner director chez Real World & Associates, consultants en organisation et stratégie d’entreprise, constata même que des plis et flétrissures striaient son ventre, comme des rides déplacées. Sous le nombril, une varice semblait courir sous la peau, prête à étendre ses tentacules violacés. À la droite de l’ancien cordon ombilical, Werner constata une marbrure plus foncée, comme une tache brune. Une flaque sombre prête à s’étaler davantage, à profiter de l’espace pour tout envahir. Étaient-ce là les raisons pour lesquelles sa femme l’avait quitté deux mois plus tôt ? Et non l’usure de ses absences professionnelles ?

« Tache de vieillesse », se surprit-il à murmurer en contemplant l’auréole brunâtre. Il éprouva soudain l’envie d’un repli, retrouver la position du fœtus à l’abri de tout, cette apesanteur amniotique ou tout simplement le besoin de se pelotonner sous les draps, se replier, manquant à ses devoirs. Non, aujourd’hui, malgré la perspective de son cocktail de fin de journée, Werner Greg Sarnijn n’éprouvait aucune envie de sortir de son lit, d’affronter la rue et la circulation, la foule bien mise des bureaux de l’avenue Louise, les salles de réunion au sommet de la tour et encore moins l’envie de travailler. Il songea que les chômeurs, trop chers aux entreprises d’ici pour qu’on les emploie, pouvaient s’offrir ce luxe tous les jours que Dieu fait.

Cette dernière pensée le fit sauter sur ses pieds. Chez les Samijn, on avait toujours cultivé l’idée du labeur dès potron-minet et bien abouti le soir. Werner Greg remit à plus tard les projets de chirurgie esthétique du nombril – mais, bien sûr, il fallait y penser sérieusement – et passa dans sa salle de bains, la dernière création design de la firme flamande Van Marcke. Dommage, se dit-il comme tous les jours en se rasant, que le patron de cette société de sanitaires ait échoué des années plus tôt à garder la Générale de Belgique sous pavillon belge. Puis il enfila son costume Hugo Boss et attrapa au hasard une cravate Hermès. Dans le coin à manger de sa cuisine américaine, il s’installa dans le fauteuil Costes de Philippe Starck pour avaler son Nespresso, le dopant indispensable de son cerveau.

Le temps de grimper dans son coupé BMW et il quitta sa villa de Kalmthout. Sa Samsonite et son ordinateur portable Dell l’attendaient comme toujours dans le coffre au cas où. Dans son métier, on ne savait jamais. C’était comme cela qu’il s’était bâti son équilibre. D’un côté, les racines dans la Campine, près de ses aïeux, la famille (ses deux enfants étudiaient aux États-Unis maintenant), une opulence de bon ton, la certitude de ses relations – pas une réception du business où on ne l’invitât, pas une conférence de haut vol où il ne s’exprimât – et, comme un caprice, ce métier où l’on ignorait la mission que l’on remplirait six mois plus tard. Il se targuait de connaître les Hilton des trente villes les plus chères du monde. Puis, toujours, après quelques jours, il revenait se poser thuis.

Les paysages sereins de la Campine, ses bois de sapins qui enserraient dans la discrétion les bâtisses aux intérieurs clinquants, s’éloignèrent dans l’indifférence. Rien de bien compliqué ne l’attendait ce matin. Du belge, le genre de dossier sur lesquels le quartier général de Chicago lui fichait une paix royale. Il fallait faire le point avec son équipe sur le dossier de désengagement des intercommunales flamandes dans les opérateurs de télédistribution locaux au profit d’un mystérieux groupe américain. Puis embrayer sur la poursuite de la restructuration de Rossel, le premier éditeur francophone, dont factionnaire leader, la Socpresse française, propriétaire du Figaro, venait d’accueillir en son sein un groupe d’armement, lequel avait cédé lui-même une partie de ses parts à un géant du bâtiment et une chaîne de télé.

Werner aimait bien Le Soir, le quotidien phare de Rossel, parce que son ami branché Yves Desmet, le boss du Morgen, avait remonté le moral de la rédaction, à un moment où elle ne se sentait pas bien, ce qui arrivait d’ailleurs souvent, lors d’une conférence spéciale. « Ils ont un sacré problème d’identité », lui avait glissé Desmet. Troisième réunion de la matinée : la délocalisation vers la Roumanie d’une usine textile de Flandre. Le plus gros du travail reviendrait à la directrice de la communication du bureau bruxellois de Real World, Pernilla, une grande bringue suédoise B.C.B.G. qui devrait faire avaler la pilule aux autorités et à la presse flamande. Pour le reste, les chiffres parlaient d’eux-mêmes. Low cost workforce là-bas et well educateden plus. Main-d’œuvre à bas prix, parfaite pour fabriquer des tapis, et avec un bon niveau de formation. Que demander de plus au bon Dieu ?

Au bureau, Werner Greg Samijn aligna les graphiques au fil des réunions. Aujourd’hui, il n’arrivait pas à se concentrer sur ce genre de tâches devenues quotidiennes depuis son entrée dans le métier, sitôt son diplôme en poche, vingt-cinq ans plus tôt. « Faire et défaire, c’est toujours travailler », se répétait-il souvent, tant à propos des projets que les clients rejetaient et qu’il fallait reconstruire qu’à propos des entreprises qui changeaient de pays plus aisément que ne déménage n’importe quel quidam. Lui n’avait jamais abandonné les environs d’Anvers. Même maintenant que Greet l’avait quitté, il ne songeait pas à bouger. Encore moins, au fond, tout plutôt que ça.

Le coup de téléphone capital résonna comme arrivait midi. Un œil sur son GSM lui indiqua que Jean-Baptiste Sire Brunerie, son chef hiérarchique direct à Paris, quartier général européen, l’appelait en personne.

— Mon cher Vernère, comment vous portez-vous ?

— Très bien, Jean-Baptiste. Everything is under control.

— Bien, bien. Dites-moi, votre dernier voyage en Chine remonte à quand ?

— Deux mois. Shanghaï. L’adaptation du concept de supermarché discount, avec les prix rouges, au marché local pour la firme que vous savez. Désormais, quatre-vingt-dix pour cent des produits proposés en rayon sont chinois, même quatre-vingt-quinze pour les cosmétiques. Et puis un affinement des tables actuarielles dans la vente d’assurance vie pour la compagnie que vous connaissez. Fabuleuse joint-venture entre une société détenue à 70 % par le gouvernement chinois et une banque flamande.

— Disons plutôt succès néerlando-américano-belge. Votre banque n’est pas tout à fait flamande… Les fonds de pension américains, vous savez ce qu’ils font. Mais nous n’allons pas sortir nos petits drapeaux, n’est-ce pas ? Les Chinois ne supportent pas nos morceaux de tissus qui symbolisent à peine quelques millions d’individus. Ils comptent en milliard d’âmes.

— En attendant, leur croissance s’emballe…

— C’est justement pour cela que je vous appelle. Vous savez que cela les préoccupe. Et – bien sûr tout cela est extrêmement confidentiel –, nous avons un ami et collègue que la Chine passionne et qui a noué de nouvelles et utiles amitiés à Davos et ailleurs ces dernières années. Par ses contacts parmi les entrepreneurs membres du Parti, et plus haut cela va sans dire, il vient de décrocher un contrat auprès du gouvernement chinois pour ralentir le processus. Oh bien sûr, il s’agit de stabiliser à 7 % au lieu de 10 % de la fin de l’an passé. Incomparable quand même par rapport à nos pays. De quoi rester le moteur de l’économie mondiale pour vingt ans. Il nous faut un chef de mission au day to day. On a pensé à vous, votre carnet d’adresses là-bas est incontournable. Et puis, la Belgique ne dit rien à personne, alors qu’on ne peut pas envoyer un Américain. Vous vous fondrez dans le décor. Comment dit-on encore, ces réseaux, le guanxi, non ? Ça doit être comme chez vous, tout le monde connaît tout le monde. Ce soir, vous sautez dans le premier Thalys et demain, journée de brainstorming chez nous à La Défense. Après-demain, vous vous envolez pour Beijing. Vous dirigerez une task force de quarante consultants. Bien sûr, c’est highly confidential, pas un mot à l’extérieur du bureau. OK ?

— Mais la durée…

— Un détail. Un an, plus… En Chine, l’éternité dure longtemps, surtout vers la fin. Ma foi, vous êtes libre et vos enfants sont grands.

Cela vous fera du dépaysement, une sorte de pause sabbatique. Rappelez-vous, le communisme n’aura été qu’une transition d’une cinquantaine d’années vers l’économie de marché. Cinquante ans, un pour cent d’une histoire de cinq mille ans. Peanuts. Bonne chance, Vernère.

Il était inutile de marquer son approbation. Jean-Baptiste Sire Brunerie avait déjà raccroché. Werner Greg Samijn éprouva une aigreur à l’estomac. Il perçut même l’acidité qui dégoulinait dans ses viscères jusqu’à toucher son nombril de l’intérieur. Il sentit, sur le coup, que la tache en profitait pour gagner du terrain, mais ne se risqua pas à ouvrir sa chemise pour examiner le phénomène. Il n’aurait rien à raconter au cocktail de la soirée, il n’y serait pas.

Pire : il valait mieux taire cela. Voilà cinq ans qu’il s’échinait à faire pénétrer les entreprises belges en Chine. Un ennemi à terrasser, un territoire à conquérir. Il avait à son actif la commercialisation des gueuzes et krieks dans un marché dominé par la pils locale. Et puis, la conversion au chocolat fabriqué à Halle des cinquante à cent millions de Chinois capables de se payer des produits occidentaux. Du fondant noir de noir. « Les Chinois supportent mal les produits lactés », aimait-il répéter à ses interlocuteurs.

Il se démenait pour obtenir un contrat géant pour une tréfilerie du Courtraisis afin qu’elle équipe de grillages les voies du futur TGV chinois – l’équivalent de tout le réseau ferré français. Il avait été l’intime du défunt baron Janssen, le génial chercheur, l’inventeur du suppositoire Perdolan, l’ami du médecin de Mao, qui avait créé la première entreprise belgo-chinoise en pleine révolution culturelle et avait converti la Chine à la médecine occidentale. Il allait aider Interbrew à lancer sa Stella chez ses sacrés buveurs. Grâce à lui, Werner Greg Samijn, l’hebdomadaire économique flamand avait publié une couverture mémorable : Vlaanderen verovert China. La Flandre à la conquête de la Chine, c’était quand même cela la réalité, nom de Dieu ?

Et voilà qu’on lui demandait de renverser la vapeur. Que Chicago, via cet imbécile de Paris en plus, l’expédiait à la solde du gouvernement chinois. Dans un effort inutile pour se calmer, il coupa son GSM, brancha sa boîte vocale sur son téléphone fixe et abaissa le store le long de la paroi vitrée qui bordait le couloir. N’importe comment, il voyait ce qu’on lui demanderait. Prendre parti, jouer dans le camp des jaunes, leur faire des courbettes. Saleté de faces de citron ! Ouste, dehors les Chinetoques, Godverdomme. Pas de Chinois à Bruxelles, ni à Anvers, ni n’importe où.

Même les Chinois chez eux n’ont rien à y faire. Mal lavés, cirrhotiques, bilieux, fielleux. Sournois, faussement serviles, le sourire du serpent qui va vous étouffer. Purée de citrons, citrons trop pressés, zestes déplacés. Bouffeurs de riz, rigolent jamais. Crottes couleur caca. Dangereux comme leurs maladies. Peste aviaire, une ruse pour tuer des Blancs. Syndrome respiratoire aigu, ça vous coupe l’air. Les Chinois allaient lui interdire l’oxygène, taillader ses racines, l’obliger à plier, aspirer ses idées, son sang. Le contraindre, tiens, à se brider les yeux grâce à la chirurgie esthétique.

Comme ça qu’ils étaient. Impossible de s’y fier. Des années passées à leur apporter la civilisation des affaires et voilà comment ils vous récompensaient. Esclavagistes, exploitant leur peuple dans des usines, pompant le savoir des as du business comme lui, Werner G. Samijn. Ces petits Asiatiques hypocrites voulaient dominer tout le monde. Sa boîte était la première à tomber dans le panneau. Chicago ne voyait décidément rien venir.

Werner Greg Samijn déglutit avec peine. La rage l’avait coupé du temps, l’après-midi était déjà bien entamé. L’image de sa villa de Kalmthout, même sans Greet, obsédait son esprit. Ça ne se passerait pas comme ça, on ne le priverait pas de son home sweet home pour une éternité chinoise. La vue de son bureau lui donna le vertige pour la première fois. Il vacilla, révulsé. En hésitant, il se dirigea vers l’armoire qu’il n’ouvrait jamais pour en extraire une bouteille de jenever Smeets de Hasselt qu’il se servit à ras bord dans un verre banal. Si quelqu’un entrait, il croirait qu’il s’agissait d’eau.

Le premier verre le détendit. Le deuxième l’étourdit. À la moitié du troisième, il décida de fuir son bureau. Il camoufla sa voix pâteuse et prétexta à son assistante une convocation impromptue au Palais pour discuter d’une mission économique à l’étranger. Eve était trop discrète pour lui faire remarquer qu’il oubliait sa mallette avec son ordinateur portable, que le col de sa chemise bâillait et que sa cravate tirebouchonnait. Elle était très subtile et l’intelligence consiste parfois à s’abstenir de comprendre.

Werner gara sa voiture dans une de ces petites rues, tortueuses comme des entrailles, dont émerge le Palais de Justice de Bruxelles. Il erra en zigzag dans les Marolles jusque chez De Witte. Des années qu’il n’avait plus mis les pieds dans le troquet que Greet lui avait fait découvrir vingt-cinq ans plus tôt. La faune du quartier buvait des pils. Il commanda trois bières blanches et les avala de plus en plus vite. Ça faisait du bien au corps, chaud au ventre. Il posa sa main droite à plat sur son nombril et le massa d’un mouvement circulaire. Ses viscères étaient en feu, son estomac brûlait à mort, tout semblait se consumer. Au fil des gorgées, il lui semblait que les flétrissures, les rides, la varice, la tache, se résorbaient, cautérisées par l’alcool. Il eut le temps de commander une tournée générale avant de s’effondrer sur la table.

Quand il se réveilla, sa montre marquait six heures trente et son cœur battait la chamade. Débraillé, abruti par la boisson, il ressemblait maintenant aux autres clients, le caviar du quart-monde. Ça cognait dans sa tête, ça répétait Streek-streek-streek-gazet-gazet. Et puis Tchin-tchin-Chine. Le cocktail ! Il fallait leur dire, les prévenir. Ses forces le portèrent jusqu’à sa voiture et cette dernière jusqu’à Evere. Boekarta avait bien fait les choses. Du personnel stylé servait des moules farcies en zakouskis et des feuilles de witloojgarnies de crevettes grises. Çà et là, des comptoirs proposaient de la bière et toutes sortes d’alcools régionaux. Werner, la cravate flottant au cou comme une corde pour se pendre, aperçut Mark Dewolf, le patron, l’héritier de son père.

— Beste Werner, hoe gaat het ?

— Les Jaunes, méfie-toi des Jaunes. Les Américains veulent me faire partir en Chine. Bosser pour les fils de Mao. Nouveau Vietnam. Partir, jamais revenir. Moi Flamand, devoir travailler pour le gouvernement chinois, des fourbes pour toujours. À éliminer. Trop de croissance, plein d’argent, trop… Alors, il faut stopper l’hémorragie dit Chicago, mais pourquoi ? Pour qu’ils reprennent des forces, une santé pour vingt ans. Attention, un jour ils seront là, ils sont déjà à Bruxelles et à Anvers.

Des Chinatown. Les bébés bridés s’infiltrent chez nous depuis vingt ans. Armée secrète. Demain, on leur dira « espion, réveille-toi ». Et des traiteurs chinois, partout. Mark, je ne me laisserai pas faire. Dieu m’est témoin, une croisade, voilà ce qu’il faut.

— Vous vous sentez bien, Werner ?

Mark Dewolf commençait à trouver Werner dangereux.

Pas op Mark, ils sont peut-être déjà chez vous. Qui rachète vos actions en Bourse ? Des Chinetoques, j’en suis sûr. Se glissent via Hong-Kong, puis des sociétés écran. Font main basse sur notre monde. Surtout en Flandre, à cause du drapeau jaune, ça les attire comme des mouches. Et chez vous, votre lecteur de DVD, il vient de là-bas. Plein de micros, de caméras miniatures, d’appareils photo, sont pas des communistes pour rien. Nous zyeutent, sommes sur écoute. Et puis leur cosmonaute dans l’espace, encore un truc pour nous surveiller.

Werner parlait de plus en plus fort. Un cercle éminent s’était rassemblé autour de lui, d’habitude si lisse et discret, toujours bien repassé. Dans le mouvement, Werner se débarrassa de sa veste et commença à déboutonner sa chemise.

— Halte aux Jaunes. C’est eux ou nous. Que Dieu nous protège. Aux armes, feu ! Expulsion !

Werner fut soudain submergé par la marée. Une vague qui se déployait de l’intérieur, poussée du ventre vers la bouche. Comme une gargouille, il régurgita des litres dejenever, de bières et de rancœurs où se mêlaient en filets brunâtres de la bile et du sang. Le public s’écarta. Werner chancela, puis se raidit dignement, le temps de crier « Vive la Flandre ! » Anéanti par son ultime effort, il s’écroula lentement au milieu de la flaque, recroquevillé sur lui-même comme un bébé vieilli, les bras croisés pour protéger son nombril déchiré par les spasmes. Puis il se figea. Les spectateurs effrayés avaient tourné les talons.

Il gisait donc là, seul au milieu de l’infect liquide, lorsque la nappe se mit en mouvement et lentement se referma sur lui comme un marécage absorbe sa proie. Trois minutes plus tard, Werner Greg Samijn avait disparu, dissous par ses propres vomissures.

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