Vlaanderen voor Vlaanderen

Jacques De Decker,

Sommes-nous au bord du précipice, et sur le point de faire un grand pas en avant ? L’image que nous a conçue Roland Breucker, grand maître de la synthèse iconique, et qui figure en couverture, n’y va pas par quatre chemins. Variation sur la parabole breughelienne des aveugles, elle indique que pourrait bien se commettre une fatale bévue, plus qu’encouragée par un lion noir qui pousse impavidement à la faute. L’illustration de notre graphiste complice est si éloquente qu’elle en affirme presque l’écrasante supériorité de l’image sur la parole. Un croquis vaut mieux qu’un long discours.

Il se trouve, insistons-y, que ne suivent pas des discours, mais des textes littéraires résolument, insolemment, outrageusement subjectifs. Les discours se tiennent ailleurs : dans les assemblées, aux tribunes, devant les micros et les caméras. ils sont fait de cette bouillie rhétorique qui alimente les déclarations politiques. La Belgique, en la matière, depuis belle lurette, est incroyablement productive. Parfois, elle s’impose une diète, se met au régime, s’interdit les excès d’effets de manche sur les questions de sa survie dans sa forme convenue, celle qui figure dans les atlas et sur les planisphères. Elle s’assume comme mouchoir de poche plié en triangle, et mise sur sa pérennité. Ce sont souvent des périodes de stabilité idéologique, d’homéostase doctrinaire. Elle est bien calée dans son système de référence et ne demande pas d’en changer.

Pendant quatre ans, elle s’est octroyée une trêve de cet ordre. Mais c’était après avoir expédié au tapis une formation réputée inamovible : la mouvance sociale-chrétienne. Les dernières élections ont réinsufflé de la vigueur à celle-ci, tout en s’illustrant, hélas, en Flandre surtout, par une poussée massive de l’extrême droite, qui n’a jamais autant de succès que lorsque les frustrations sévissent. La combinaison des deux phénomènes, aggravée par le fait que le gouvernement fédéral, théoriquement non concerné par le scrutin, n’a pas modifié sa coalition, crée un climat très propice à une rechute dans le mal belge par excellence : l’angoisse existentielle à forte composante linguistique. C’est exactement le point où nous nous trouvons en cette rentrée de septembre de l’an 2004.

Le fait nouveau ? Chaque fois que le phénomène se répète dans le Nord du pays, il semble plus incompréhensible aux habitants du Sud. Parce que les deux principales parts de la nation, dans l’intervalle, n’ont cessé de souligner davantage leurs divergences. En quoi les Belges communient-ils encore ? La réponse est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Selon les optiques, d’innombrables usages, goûts, comportements, préjugés, idées fixes les rapprochent ou les opposent irrémédiablement. Il se trouve qu’à certains moments les particules centripètes sont plus actives, qu’à d’autres les centrifuges l’emportent. Ce processus est tellement récurrent que d’aucuns l’abordent avec la tranquillité résignée qu’inspirent les phénomènes saisonniers. il se trouve que, comme dit l’adage, la cruche va quelquefois si souvent à l’eau qu’à la fin elle se brise. Et il se pourrait que nous en soyons arrivés à cette extrémité.

Les nouvelles mœurs politiques ne sont pas pour rien dans le réveil effaré de quelques hauts dignitaires de l’État. L’habitude de vive en vase clos rend les contacts avec l’autre communauté de plus en plus difficiles et embarrassants. Les retrouvailles belgicaines, à l’occasion d’un heureux événement princier ou d’une victoire sportive particulièrement prestigieuse, ressemblent de plus en plus à ces réjouissances familiales de pure convention, où l’on retrouve des cousins à qui l’on n’a plus rien à dire. Mentalité distante, propice à la méfiance, voire à la psychose du complot. La Belgique n’en est plus au stade schizophrène, mais à celui de la paranoïa. Qu’ont encore inventé les francophones pour mieux nous faire perdre nos économies ? se demandent les Flamands. Qu’exigent encore les Flamands, qui ne se débarrasseront de la Belgique que lorsqu’elle sera réduite à l’état de dépouille ? s’interrogent les Wallons et les Bruxellois.

Une chose est certaine : l’esprit d’un contrat social fondateur d’une nation est aboli unilatéralement par la Flandre. Qui, en se laïcisant, en cessant de se vouer au Christ de son ancien slogan, Alles voor Vlaanderen, Vlaanderen voor Christus, est devenue autiste.

Les contributions réunies ici sont d’humeurs très différentes de celles qui avaient composé le numéro Les Fla, les Fla, les Flamands paru il y a exactement deux ans. La presse flamande l’avait commenté en disant qu’il illustrait une vision désuète de la Flandre, telle qu’elle survivait dans un imaginaire francophone demeuré très romantique. Rien de pareil cette fois : dans l’ensemble, l’approche est plus critique, plus décapante, reflète plus une inquiétude, voire une colère. La bienveillance a cédé la place à la vigilance. On ne sait trop quoi attendre d’un partenaire qui ne pense qu’à soi, et qui pourrait à tout instant claquer la porte. Dans ce cas-là, la dignité consiste à prendre les devants. On est toujours deux à divorcer, mais celui qui déchire le contrat en premier se berce au moins de l’illusion d’avoir dirigé la manœuvre, même s’il est le plus dévasté par le gâchis.

Il reste à espérer que le bon sens l’emporte. Ce n’est pas, comme on le prétend trop souvent, une tiède vertu petite-bourgeoise. Il pourrait bien être un rempart philosophique contre les excès de bonne conscience bétonnée. Un écrivain flamand de première importance, Geert van Istendael, s’était, il y a plus de dix ans, imposé un exercice d’analyse dans cet esprit en publiant Het belgisch labyrinth. Son ouvrage, fondamental, va sortir incessamment en français, et son éditeur, Francis Dannemark, nous a autorisé à en publier un chapitre en primeur. Voilà une magnifique démonstration que le savoir, la tolérance et la lucidité prémunissent contre les débordements identitaires. Qu’on en prenne de la graine…

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