À Didier

Je m’appelle Wolfgang. Amadeus, je ne sais pas. Est-ce que j’aime Dieu ? Est-ce que Dieu m’aime ? Ce n’est pas la question. Entre lui et moi, quelque chose ne colle pas. S’il existe, il a créé un monde trop lent. Déjà, prendre sept jours pour pareil résultat ! Je n’ai pas le temps, je ne l’ai jamais eu et je sais qu’il est compté. À l’école, heureusement que j’y ai vite échappé, je donnais toujours la réponse en premier. Alors, le Maître disait : « Tout le monde peut répondre, sauf Wolfgang ». Lire la suite


Un matin, au sortir d’un rêve agité, Werner Greg Samijn se retrouva à contempler son pyjama. Il avait peu l’habitude de s’observer sous ce jour. Mais le cauchemar de la nuit s’incrustait. Pour en chasser l’idée, il déboutonna sa veste. Son regard tomba sur son nombril. Tout enfant, il adorait le contempler. Werner G. Samijn décida de s’octroyer ce qu’il ne s’offrait jamais : un peu de temps avant de démarrer une journée qui devait se clore en apothéose lors de l’événement qui célébrerait les cinquante ans de Mijn Streekgazet, le journal toutes-boîtes présent dans toute la Flandre, édité par la respectable imprimerie Boekarta, cotée en Bourse.

Il replongea les yeux vers la trace du lien qui l’avait uni à sa mère, cinquante ans plus tôt aussi. C’était un peu creux, d’apparence fragile, une faille à la taille d’un bébé. Aussi loin qu’il se souvienne, la dimension du centre de son ventre n’avait pas changé. « Un nombril du baby-boom », pensa-t-il malgré lui, avec cette manie de toujours replacer les éléments dans leur contexte socio-économique. Sa mère adorait le chatouiller là. Lui n’avait jamais aimé cette sensation de faiblesse, d’être livré à l’autre qui pouvait même vous faire rire à votre corps défendant. Il se sentait vite attaqué. Lire la suite


J’ai sans doute cru que je l’aimais. J’avais l’âge qui convenait pour cela, celui qui reflète la jeunesse dans les yeux des quadragénaires et plus si affinités. Et je m’ennuyais dans les bureaux paysagers des multiples entreprises que je fréquentais. Alors, pourquoi ne pas regarder ailleurs ? J’opérais alors comme consultante internationale et mes journées, que d’aucuns auraient jugées agitées, prenaient le ton du tailleur gris qu’invariablement je portais. Avions, réunions, projections, présentations, prospection et additions créaient notre biorythme.

Seule femme dans un univers masculin, il fallait pour la norme que j’applique quelques contraintes supplémentaires à celles imposées à mes confrères – évincer les déjeuners en tête-à-tête avec les clients et limiter les dîners entre collègues aux brainstormings sur les cas qui nous occupaient et rapportaient gros à la Firme. Celle-ci ne plaisantait avec rien et bannissait errements érotiques ou frissons de base jugés moins immoraux que contre-productifs. Lire la suite


Profitant que l’endroit était désert au petit matin, la jeune femme se glissa dans l’avion en utilisant l’échelle abandonnée en dépit des consignes de sécurité. Elle avait emporté un fin câble électrique enroulé sur son torse comme un bandage, sous les seins. Le tout était dissimulé sous l’uniforme d’agent de sécurité. Impalpable même si elle avait dû subir une fouille corporelle.

Décrocher le job s’était révélé simple comme bonjour. On engageait de plus en plus de femmes dans le métier, en priorité des filles aux yeux bruns et aux boucles noires. Tout le monde devait avoir sa chance, surtout les femmes qui voulaient s’intégrer et, donc, se maquillaient fort. C’était une volonté politique prise en 2002. Elle portait donc des lentilles qui lui donnaient des yeux noisette. À trente-cinq ans, elle était mince et tout en muscles comme une Californienne. Aucune défaillance physique, des yeux de chat, l’instinct et le coup de griffe fauves – uniquement quand il le fallait. Son épiderme mat, faussement doux, valait une peau d’éléphant. Tout était chez elle under control. Lire la suite


Centre Rogier, Bruxelles, 1966

Les gens écrasaient la petite. Elle, si minuscule dans cet univers en mouvement. Elle ne savait pas où on l’avait emmenée. Clo-Clo, pas là. Sheila, pas là. Elle espérait ne pas perdre la main de la maman, ça lui arrivait de se tromper. « Aujourd’hui, je t’habille en rouge », avait dit la maman. « Ce sera plus facile de te retrouver si on se perd. » Les grands applaudissaient des personnes qui ne chantaient pas.

La maman avait l’air déçue. Le grand Youri Margarine n’avait pas pu venir à Bruxelles. Il était pourtant monté si haut. Il avait regardé de très loin la grosse boule sur laquelle on vivait. Tout ça, malgré son problème aux yeux. Youri ne connaissait pas les couleurs. Ce qu’il avait vu, on l’avait reçu dans le poste de télé. C’était noir ou blanc, comme le petit Michel au jardin d’enfants qui coloriait toujours tout en gris. « Elle est là ! » cria la maman. « C’est Valentina, Valentina Tereshkova ! » Une dame aussi, alors était redescendue du ciel comme Youri ? La femme fusée était gentille, elle, et venait dire bonjour à tout le monde, partout. Lire la suite


Pour tout le monde ici, je suis le réfugié roumain. Ils me croient traducteur, trafiqué par un passeur pour qui c’était trop loin l’Amérique. Ils me laissent tranquille parce que je m’assieds et que je mange proprement les frites que les clients me filent. Les vrais mendiants, ils travaillent debout, de table en table. Toujours prêts à déguerpir quand un employé arrive avec sa visière réglementaire. Ça, je dois reconnaître, les collaborateurs portent leur tenue comme il faut. Rien à dire. Lire la suite