À Huiskerque, une maison en miniature monte la garde sur le chemin pavé qui conduit les automobilistes familiers de ce raccourci à travers les dunes et les champs d’asperges.
Les habitants de la région l’appellent le « Pavillon des Douanes ». Grand-Père y a occupé la fonction de garde frontière entre la France et la Belgique, pendant toute sa carrière.
« J’ai été nommé le jour du grand Krach !, que le Grand Cric me croque… ! » s’esclaffait-il lorsque, enfant, je lui demandais de me raconter l’histoire de sa vie. Il m’emmenait alors par les anciens chemins de contrebande jusqu’à sa « deuxième maison ». C’est ainsi qu’il désignait le Pavillon des Douanes.
Arrivé à l’âge de la retraite, il transmit le poste à un jeune collègue boutonneux et arrogant. La nouvelle recrue écouta distraitement les dernières recommandations de Grand- Père. Dès que celui-ci prit congé, il s’affala sur la chaise, négligeant ainsi le premier conseil du vieil homme : la vigilance de chaque instant.
Entre le jour du grand Krach et celui de sa retraite, tous les matins, Grand-Père a parcouru les trois kilomètres qui séparent Huiskerque de la ligne frontière. Il a déposé son vélo contre le mur Sud du Pavillon, le mur aveugle qui donne sur les champs d’asperges. Il a ouvert la porte au moyen de la grosse clé qu’il a accrochée ensuite au clou planté dans une poutre sous les tuiles du versant Nord, celui qui donne sur la dune. Puis il s’est campé, droit, debout derrière la baie vitrée qui donne à voir la route aussi bien vers l’Ouest, vers la France, que vers l’Est, la Belgique.
Tout cela il l’avait décrit en détail au nouveau, comme s’il l’initiait à un rituel.
Il lui expliqua aussi qu’il sortait du poste dès qu’un véhicule apparaissait à l’horizon, qu’il ne fallait jamais laisser la barrière ouverte (« sauf dans trois cas de figure : le midi, pour le déjeuner, le soir à la fin du service, ou si un petit besoin devient impérieux »). S’il reconnaissait la voiture ou la camionnette d’un frontalier, il recommanda aussi à son successeur, « pour ménager ses forces », de lever la barrière avant que le véhicule ne fût à hauteur du Pavillon. D’un geste qui était aussi un salut, il pouvait l’inviter à franchir la frontière sans s’arrêter.
Tandis qu’il développait ces recommandations, il se laissait envahir par les souvenirs des jours, des années qu’il avait consacrés à sa charge. C’était ainsi qu’il veillait à ce que personne ne franchisse illégitimement la ligne virtuelle qui traçait dans le sable la démarcation entre les Flandres belges et françaises. En passant à sa hauteur, l’automobiliste lançait parfois un « Bonjour Arille ! », « Vive la France ! » ou encore « Vive le Roi ! » suivant que la voiture se dirigeait vers l’Ouest républicain ou l’Est monarchique.
Tout cela était bon enfant.
À midi, Grand-Père s’accordait une pause. Il levait la barrière, s’asseyait à table, un bureau massif en bois de chêne, équipé de tiroirs remplis de formulaires de dédouanement dont il avait oublié l’usage, n’ayant jamais eu à les utiliser sur la petite route d’Huiskerque.
Il déballait le pique-nique préparé par Grand-Mère. À côté du thermos de chicorée fumante, les petits paquets emballés s’assemblaient comme un village miniature au pied de son beffroi. Son ordinaire était constitué le plus souvent de tartines de saindoux accompagnées de fruits de saison que Grand-Mère emballait avec grand soin dans des feuilles de journal. Cette attention qu’elle mettait à confectionner le menu quotidien de son homme remplaçait à n’en pas douter les manifestations de l’affection qu’elle lui manifestait ainsi.
Grand-Père consacrait un quart d’heure au rituel du repas. Les pages centrales du journal faisaient office de nappe, une nappe qu’il lisait tout en mastiquant les noix, les fraises ou les cerises. C’est ainsi que défilèrent, sous les tartines de saindoux, les grands et petits événements de toutes ces années que Grand-Père consacra à protéger la frontière. Les pages de journal n’étaient pas toujours d’une actualité récente. Les jours de marché, Grand-Mère les récupérait sur les étals des maraîchers à Furnes ou à La Panne. Avec un décalage aléatoire, Grand-Père s’intéressa ainsi aux événements sportifs (surtout le Paris-Roubaix dont il rêvait secrètement qu’un jour il passât par la petite route cabossée d’Huiskerque, « après tout, ces pavés-là valent bien ceux de l’Enfer du Nord »), à la guerre qui n’en finissait pas (on parlait de la « deuxième » et lui songeait à la précédente, et à son père Victor, à sa toux terrible qui le faisait trembler de rage tout en maudissant les « Boches, les salauds de Boches ! »), aux Camps dont les images le hantaient de honte. Vinrent ensuite les pages d’espoir, de renouveau, de paix, de solidarité, celles consacrées aux progrès fulgurants de l’inventivité de l’homme qui envoyait des singes et des chiens dans l’espace.
Il emmena Grand-Mère à Bruxelles. Leur premier et seul voyage ! mais, en un seul séjour, ils allaient « visiter le monde entier » à l’Exposition Universelle. Il en ramena un Atomium qui servit longtemps de presse-papiers sur son bureau.
Sous les tartines de saindoux, on parlait souvent aussi du « Marché Commun » et du projet d’abolir bientôt les frontières.
Les articles qui abordaient cette actualité là étaient particulièrement confus et complexes. Bien qu’il se sentît directement concerné (« Abolir les frontières, jamais ils n’y arriveront ! »), il ne parvenait pas à saisir les raisons et les enjeux qui poussaient des hommes, sans doute intelligents et de bonne volonté, à se lancer à corps perdu dans cette entreprise où se mêlaient le charbon et l’acier. Petit à petit apparurent les premiers acronymes, la CECA, CEE, EURATOM et les Traités qui ne se distinguaient plus entre eux, hormis par les noms des villes où ils avaient été signés.
Il lui arrivait souvent de lire un article et de se rendre compte, au moment où il rangeait sa tasse, son thermos et qu’il repliait sa « nappe », qu’il n’y avait rien compris. Comme si le journal était rédigé dans une langue nouvelle, qu’il n’aurait pas apprise sur les bancs de l’école communale. Une langue inconnue, réduite à des sigles, des lettres en majuscules et des noms de villes. Lorsque la nappe était consacrée aux pages « Europe », Grand-Père renonça progressivement à les lire. Il préférait la contemplation des dunes et les rêveries auxquelles il s’abandonnait de plus en plus volontiers avec l’âge.
Au même moment, à Bruxelles, son avenir se décidait.
« Abolition des frontières internes », voilà ce qui arriva.
Tout comme avec la monnaie européenne, et quoi qu’il en coûte à la nostalgie, il fallait bien passer à l’acte. Supprimer les francs, les pesetas, les florins était une condition sine qua non à l’établissement de l’euro. On ne peut pas se contenter de demi-mesures. De même, l’abolition des frontières internes à l’Union ne pouvait se faire sans supprimer les postes frontières, les désaffecter ou les démolir.
« C’est à cause de Bruxelles », disaient les uns. « Non, à cause de Maastricht ! » arguaient les autres. Il n’y eut plus de douanier en exercice dans le poste d’Huiskerque. Le jeune homme boutonneux fut remercié et, sans doute, affecté à d’autres labeurs. Sur la petite route pavée, la maisonnette ne fut pas détruite. Le hasard, le destin ou bien sa taille dérisoire avaient épargné le petit pavillon en briques qui élevait toujours, au milieu des champs d’asperges, obstacle illusoire aux contrebandes entre les deux pays.
Grand-Père avait pris sa retraite bien avant 1992, le « Marché Unique », « Maastricht », « Bologne », « Nice », « Copenhague » ou « Lisbonne », toutes ces villes dont on parlait à présent comme si elles désignaient dorénavant autre chose, comme si leurs noms revêtaient une autre signification, dissimulée au commun des mortels. Grand-Père ne lisait plus les journaux depuis longtemps. Il continuait, sans doute en souvenir de Grand-Mère, à les déployer sur la table où il avalait son repas le regard fixé sur la double page du journal. Les infirmières ne réussirent pas à le dissuader d’utiliser une nappe si peu hygiénique. Il tint bon et, au fil des mois, continuèrent de se succéder sur la table du vieillard les villes-concepts : Copenhague et Bologne devinrent des « processus », Lisbonne se transforma en « stratégie ». Toute une série d’autres métropoles se convertirent à la suite de Rome, en autant de Traités, conclus à l’aube d’interminables conciliabules par des négociateurs éreintés. Laeken même eut droit à cette promotion sous les assiettes de soupe aux pois et les filets américains (« le jour des frites ! »).
La santé de Grand-Père déclina. Il s’évadait pendant de longs moments dans des rêveries tristes, allongé dans les flaques de soleil de l’après-midi. Il s’assoupissait souvent, en pleine journée, dans un sommeil secoué de spasmes qui l’arrachaient de l’endormissement avec des hurlements et des sanglots.
Je lui rendais visite chaque dimanche, après le repas. Il repliait soigneusement la page de journal sur laquelle traînaient quelques miettes de pain ou de la pâtisserie dominicale, et nous allions marcher en lisière de la dune.
Un après-midi, nous étions au début du printemps, il me demanda de le conduire au Pavillon des Douanes. Je lui promis de l’emmener la semaine suivante. Je ne dis pas à Grand-Père que je voulais vérifier s’il existait toujours.
Heureusement, la petite maisonnette était là, debout, montant la garde au milieu de la route déserte. Elle n’avait pas trop souffert du vandalisme, hormis, quelques flambeaux nazillons du côté français et, du côté belge, leur équivalent tout aussi lugubre. Je nettoyai tant bien que mal les inscriptions tracées à la chaux noire.
Le lendemain, nous nous rendîmes au Pavillon. Grand-Père avait conservé un double de la clé qu’il retira de la poche de son gilet et me tendit avec le sourire d’enfant complice qui éclaire parfois le visage des vieillards.
La serrure n’avait pas été changée. Je réussis à ouvrir la porte sans trop de peine, même si le vent avait infiltré par le seuil du sable qui s’était amoncelé en formant un coussin.
Hormis le sable et la poussière, tout était intact.
Grand-Père entra, passa la main sur la table, ouvrit un tiroir, comme s’il avait voulu vérifier que les formulaires et le matériel de bureau étaient bien à leur place, le referma comme si c’était le cas, s’appuya sur le dossier de la chaise et, debout comme naguère, scruta l’horizon, guettant l’arrivée d’éventuels véhicules.
En souriant, il demanda à pouvoir revenir ici de temps en temps, « disons une heure ou deux chaque dimanche, ou, si tu préfères, le lundi…Tu n’as qu’à me conduire en voiture lorsque tu vas à ton travail. Je demanderai qu’on me prépare un piquenique pour le midi. »
Il semblait si heureux et apaisé après ces quelques heures passées dans le Pavillon que je ne pouvais lui refuser de renouveler ces instants de bonheur. De toute façon, j’avais perdu mon travail depuis longtemps. Les lundis étaient autant de dimanches pour moi depuis la « délocalisation ». Mais je ne l’avais pas dit à Grand-Père. À quoi bon ? Il l’avait peutêtre vu sur une des pages de journal ?
Depuis ce jour, chaque lundi, à onze heures précises, je venais le chercher. Il guettait mon arrivée derrière la porte vitrée de la maison de retraite et se précipitait sur le trottoir dès qu’il apercevait ma voiture. Nous nous rendions alors au Pavillon. Il s’installait dans l’attitude austère du gardien des frontières : debout au milieu de la pièce d’où il surveillait à gauche la France, à droite la Belgique.
J’avais dû lui faire promettre de ne pas sortir du pavillon chaque fois qu’une voiture se présentait. Pour le convaincre, je lui avais expliqué que les formalités de douane ne se faisaient plus à la frontière, mais sur le lieu de destination : c’est pourquoi les voitures ne s’arrêteraient plus, même s’il leur faisait signe de le faire. Je ne tenais pas à ce qu’il se fasse renverser par un automobiliste surpris de voir jaillir un fonctionnaire des douanes comme un diable de sa boîte et se dresser au beau milieu de la route pour l’arrêter.
Grand-Père acquiesça. Il aurait dit oui à tout du moment que je venais le chercher sur le seuil du home et que je le déposais devant le poste de douane chaque lundi. Il ne posait pas de questions. Il se rendait bien compte que le monde avait changé même s’il ne parvenait plus à comprendre les articles des journaux qu’il faisait semblant de lire.
À présent, sa vie n’a de sens que durant ces quelques heures du lundi où il s’abandonne à la joie paisible de se tenir debout derrière la vitre, à son poste.
Lorsqu’une voiture vient à franchir la ligne frontière, Grand-Père leur adresse un petit salut. Les fermiers du village et certaines infirmières de la maison de retraite font parfois le détour pour passer par la douane. Ils ralentissent pour saluer le vieil homme qui sourit alors, jouissant de ce surcroît de bonheur.
À midi, il ouvre son thermos, déballe les tartines de margarine (le saindoux a été banni par le médecin) et les petites pots de compote de fruits. Il étale avec soin le journal sur la table, s’assied et s’accorde la pause déjeuner « que mettent sans doute à profit les fantômes des contrebandiers pour se livrer en toute impunité à leur trafic » ironise-t-il en regardant les photos à la une.
À seize heures, je vais le chercher.
« On revient lundi, hein ? » interroge-t-il chaque fois en serrant mon bras, avant de se laisser tomber sur le siège de la voiture.
« Va vérifier si la porte est bien fermée…» ajoute-t-il en me tendant la grosse clé.
Puis, nous regagnions en silence Saint-Idesbald. Grand-Père s’assombrissait au fur et à mesure que nous approchions de la grande bâtisse au toit de tuiles vertes. C’était une ancienne colonie de vacances, bâtie en lisière du Westhoek, en face d’une des plus hautes dunes de la Côte. Pendant les congés scolaires, des centaines d’enfants s’éparpillaient vers la plage dans les cris et les pleurs mêlés de l’abandon dans lequel l’été les avait laissés. Aujourd’hui, en un fulgurant raccourci de la pyramide démographique, les sanglots et la marche lente des vieillards ont succédé aux piaillements et aux courses des enfants.
Je déposais Grand-Père sur le perron du home et je le laissais regagner seul la chambre qu’il avait choisie face à la dune. Je savais qu’il allait alors s’asseoir dans un fauteuil tourné face à la mer. De là, il allait regarder jusqu’au soir les ciels changeants, l’horizon de la mer et les courbes molles de la grande dune.
Les mois passaient ainsi. Jalonnés par quelques heures volées au passage du temps, pendant lesquelles il scrutait la petite route pavée et saluait quelques voyageurs complices qui faisaient le détour. Chaque lundi, la silhouette de Grand-Père se découpait dans la baie vitrée du Pavillon des Douanes.
Ce lundi-là, alors que je me présentais à l’entrée de la séniorie, Grand-Père ne se précipita pas à ma rencontre. À sa place, l’assistante sociale s’approcha de moi. Elle avait l’air soucieux de quelqu’un qui se demande comment annoncer une mauvaise nouvelle.
« Venez. Venez. Je ne sais pas quelle lubie a pris votre grand-père. Venez voir. »
Elle m’entraîna à sa suite vers la salle de restaurant. Le vieil homme était assis, immobile, comme un enfant boudeur rageant en silence de s’être vu refuser un caprice.
L’assistante sociale le désignait de la main :
« Il s’est habillé tout seul ce matin, avant que les aides soignantes ne passent… Regardez ce qu’il a retrouvé dans ses armoires ! »
Grand-Père avait revêtu son uniforme de douanier. Il avait retrouvé, Dieu sait où, le premier équipement que l’Administration des Accises lui avait octroyé, dans les années trente. Ainsi accoutré dans une vareuse kaki, fermée par de gros boutons d’or, il ressemblait à un soldat de l’Yser.
Quand il me vit entrer à la suite de l’assistante sociale, il se leva. Presque au garde à vous, il coiffa le képi qui achevait de le transformer en figurine de cire du musée de la douane.
« Allons-nous ? »
Pas un instant il n’avait douté. Pas un instant il n’aurait imaginé que je puisse m’opposer à le conduire, ainsi accoutré, prendre sa faction au bord de la route. Ah, il me connaissait bien, Grand-Père.
Je convainquis la dame affolée de nous laisser partir, comme tous les lundis. Je la rassurai. C’était une fantaisie de vieillard. Nous étions fin mai. « En mai, fais ce qu’il te plaît » ajoutai-je avec un clin d’oeil à l’assistante sociale qui, finalement, haussa les épaules et ainsi acquiesça.
Grand-Père sourit pendant tout le trajet. De temps en temps, il tournait vers moi son visage plein de gratitude muette. Je me demandais s’il se rendait compte de l’état de précarité dans lequel se trouvait son petit-fils. J’avais toujours évité de lui parler de ma situation sociale : perte d’emploi, surendettement chronique, divorce. Je dissimulais toujours les « signes extérieurs de dénuement ».
Le lundi était le seul jour de la semaine où je revêtais mon costume et nouais une cravate au col de la seule chemise blanche que j’avais conservée pour mes visites à Grand-Père.
J’avais commencé à lui dissimuler ce qui constituait mon quotidien, et il était trop tard à présent pour lui révéler le désoeuvrement, l’angoisse, les petits boulots. Il ne s’était jamais vraiment intéressé à ces questions et il ne m’interrogeait pas. L’âge aidant, une seule préoccupation le hantait : n’allais-je pas oublier de venir le chercher lundi prochain ?
Nous allâmes ainsi dans nos uniformes respectifs, moi en costume-cravate d’employé modèle, lui en figurine du Musée Tussaud, salle des douanes, années Trente.
Ce ne devait pas être un lundi comme les autres.
Installé derrière la vitre, Grand-Père s’apprêtait à commencer son service. Il n’avait pas encore déployé le papier journal qui lui servait de nappe. Une voiture apparut à l’horizon. Une camionnette. Elle approchait en dandinant sur les pavés. C’était une Renault. Une « 4L ». Un modèle ancien dont le douanier était familier. Dans les années Soixante, les fermiers allaient au volant de ces voitures carrées livrer leur production sur les marchés de La Panne ou de Furnes. À l’époque, Grand-Père inspectait sommairement les alignements d’oeufs, les cageots remuants de poules et de lapins, les caisses où reposaient sur de fragiles linceuls de soie les asperges des dunes. Ces contrôles nonchalants étaient surtout prétexte à bavarder du monde tel qu’il va entre Dunkerque et Dixmuide. Parfois, les commentaires de Grand-Père l’entraînaient à évoquer Bruxelles ou Paris, d’autres fois, suivant les articles tachés de saindoux qu’il avait lus, il évoquait les événements internationaux : Cuba (« On l’a échappé belle avec la crise de la Baie des Cochons », Dallas (« À mon avis, l’assassinat du Président c’est un coup des Soviets »), l’Indochine (« Oui, je sais, on dit Viet Nam à présent »), le Congo (« Qu’ils le reprennent alors, s’ils veulent l’indépendance ! »)
Les fermiers, qui n’avaient pas comme Grand-Père le loisir de lire leur nappe tous les midis, évoquaient la cherté de la vie et la paresse congénitale des jeunes gens d’aujourd’hui, en leur souhaitant une « bonne guerre », seul moyen, selon eux, de les endurcir. Une ombre passait alors dans le regard de Grand-Père qui n’avait jamais oublié l’étouffement caverneux dans lequel des quintes de toux irrépressibles plongeaient son père, Victor, survivant (il disait, lui, « sousmourant »), revenu d’une « bonne guerre », comme ils disaient.
Grand-Père s’était habitué à ce que les voitures ne s’arrêtent plus à hauteur de sa fenêtre. Il ne comprit pas pourquoi ce lundi de mai, alors qu’il s’était accoutré par une fantaisie de vieillard révolté d’un uniforme déclassé, la 4L s’immobilisa à sa hauteur. Le conducteur fit signe à Grand-Père de venir vers lui. C’était un paysan rougeaud que le vieil homme ne connaissait pas. Il insistait. Faisait des signes à travers la vitre, montrait des papiers qu’il tenait à la main et qu’il secouait à présent, exaspéré.
Derrière la 4L, une autre voiture s’était arrêtée. Puis une troisième.
Coeur battant, le vieil homme coiffa son képi, sortit du pavillon et s’approcha du premier véhicule.
« Pas trop tôt » s’indigna le rougeaud.
Grand-Père se pencha vers la petite vitre à glissière.
« Je peux vous aider ? » s’enquit-il.
L’homme scruta le visage du vieillard, puis inspecta son uniforme, son képi et, désignant l’autre côté de la ligne frontière, demanda :
« Je voudrais simplement savoir si je peux passer. »
Le douanier crut qu’il se moquait de lui et décida de jouer le jeu (comme il le racontera plus tard à l’assistante sociale).
Il inspecta sommairement la liasse de papiers que l’homme n’avait cessés de brandir. Il fit « Hum, hum ». Inspecta du regard les poireaux et les choux qui constituaient la partie visible du transport de cet homme impatient, lui restitua ses documents et, avec ce soupir caractéristique de celui à qui on ne la fait pas, soupira :
« Tout est en règle. Vous pouvez passer. »
Quand l’autre eut fermé la vitre, il ajouta :
« C’est bon pour cette fois…»
Il retrouvait les formules et les gestes auxquels il aurait été soustrait par un long coma et dont chaque étape lui revenait à présent intacte en mémoire.
Le cérémonial se répéta pour la deuxième voiture. On dit que les personnes amputées d’un bras ou d’un jambe éprouvent encore des douleurs au membre manquant. Grand-Père éprouva une sensation similaire en se dirigeant vers l’emplacement de l’ancienne barrière comme s’il allait la redresser et laisser ainsi le passage libre. Il retrouvait les gestes, les intonations, la prestance, les froncements de sourcils, la bonhomie (calculée), le bonheur (presque) des années, si loin déjà, qu’il avait passées au bord de cette route.
Un peu avant midi, sur la plage arrière d’un break qui s’arrêta à hauteur de la guérite, il jeta un coup d’oeil au journal qui étalait sa première page, ou du moins, une moitié de première page, l’autre étant mangée par un cageot de légumes-primeurs que le conducteur emmenait au marché du lundi, à La Panne.
« Les Français ont choisi ! » s’exclamait la Une.
En dessous, barrant toute la page, les deux lettres « NO ».
La dernière lettre du « non » était dissimulée au regard par un carquois de pointes d’asperges.
Grand-Père se demanda à quoi les Français avaient bien pu dire un « NON » aussi vigoureux, mais continua son office : inspectant, ronchonnant, souriant, ouvrant enfin la voie aux automobilistes dociles et civiques qui souhaitaient sortir d’un pays et entrer dans l’autre.
Contrairement à ce que la météo avait annoncé, il avait fait soleil en ce lundi 30 mai 2005, tout comme la veille.
Pour le grand bonheur des pêcheurs, les rivières et les lacs furent poissonneux.
On éplucha les chiffres. Les électeurs qui s’étaient déplacés
pour manifester leur avis sur les cinq cents pages du Traité avaient à la quasi-unanimité répondu « NON ».
Au village frontalier de Huiskerque, beaucoup pensèrent que la ré-affectation du Pavillon des Douanes était une conséquence directe de ce résultat qui semblait semer la désolation sur tous les plateaux de télévision. Voyant un douanier en uniforme, ils avaient apprécié l’efficacité avec laquelle les anciens dispositifs avaient pu être rétablis, même
dans un secteur aussi inoffensif et éloigné que ces dunes et ces champs d’asperges.
« Nous sommes revenus aux années Cinquante » s’était d’ailleurs exclamé l’un des « Présidents de Bruxelles ».
Le « NON » avait fait au moins un heureux : un vieil homme que l’âge et les progrès de la maladie d’Alzheimer avaient éloigné de la réalité du présent. Il replia la nappe qu’il n’avait pas lue. Lorsque je vins le rechercher plus tard dans l’après-midi, il avait l’air de quelqu’un « à qui on ne la fait pas ».
Il me sourit :
« Tu m’as bien eu, hein ? »
J’ai préféré ne pas le contredire.