Europile ou Euroface ?

Jacques De Decker,

C’est pile. Les jeux sont faits. Rien ne va plus. À la roulette démocratique, la bille s’est arrêtée sur la case du non, en France du mois. C’était avant-hier, et nous sommes déjà dans une autre ère. Il y a quelque chose de vertigineux dans l’irruption de ces dates toutes fraîches qui prennent aussitôt une allure de repère. Le 29 mai ouvre au surplus un cortège d’autres jalons qui s’échelonneront jusqu’à la fin de l’année prochaine, moment où il s’agira de faire le bilan de cette vaste opération, désormais largement compromise, de ratification de la première constitution européenne.

La France, une fois de plus, a dramatisé au maximum l’événement. C’est ainsi qu’elle se rappelle à l’attention du monde. Il y a belle lurette qu’elle ne joue plus un rôle objectivement majeur, mais elle compense ce recul par une subjectivisation exacerbée. Parce qu’elle est la nation du débat d’idées par excellence, qui va de la palabre accoudée au zinc aux états généraux de l’intelligentsia. Elle avait, de plus, du fameux grain à moudre : un texte largement pensé en français (ses principaux rédacteurs ont probablement, chose devenue rare, dû débattre dans la langue de Rousseau de ce contrat jugé par les uns trop social, par les autres pas assez), soumis au surplus, quant à la forme, à l’examen de l’Académie Française. Voilà donc un produit labellisé français rejeté par la France elle-même. Mais existe-t-il encore « une » France ?

Il y a d’abord les fameuses Frances « d’en-haut » et « d’en-bas ». Elles sont plus que jamais inconciliables. On a immédiatement pu définir que les classes supérieures avaient été plus favorables au oui que celles qui encaissent de plein fouet les effets seconds de la mondialisation. Aux yeux de ces laissés-pour-compte, l’européanisation apparaît comme un marchepied vers la globalisation. ont-ils tout à fait tort ? Les partisans du oui, même les plus engagés à gauche, ont beau prétendre que la Constitution qui était soumise aux suffrages était « la plus sociale possible », ils se doivent d’admettre que les garanties allant dans ce sens, et cependant arrachées de haute lutte au cours des négociations, étaient bien minces. Et cela au nom du réalisme politique.

Un signe parmi beaucoup d’autres, inquiète dans le décorticage des résultats du vote français : la désaffection de la jeunesse. En dépit de tous les programmes Erasmus, de la libre circulation des personnes dont les nouvelles générations bénéficient particulièrement, les Européens de demain n’y croient plus. Ils n’ont évidemment pas le souvenir des catastrophes traumatisantes qui ont été les principaux leviers de la construction de l’Union. Ils ne sont plus marqués par une guerre qui fut celle de leurs grands-parents. Beaucoup d’entre eux ne mesurent même pas la portée de l’effondrement du Mur. de toute façon, comment se projetteraient-ils dans les personnalités politiques qui s’approprient les tribunes ? Un seul intervenant dans le débat français pouvait susciter un effet de reconnaissance dans leurs rangs : le porte-parole de la Ligue communiste révolutionnaire.

La crise actuelle peut, comme toute crise si elle est bien gérée, être salutaire. L’échec de la Convention peut être bénéfique si on en tire les enseignements. D’abord, il s’agit que l’Europe se démocratise davantage. Elle pourrait, échaudée par la consultation manquée en France et ailleurs, renouer avec sa tendance ancestrale à manœuvrer à huis clos, entre experts et passe-droits, dans ses grands fortins hyper-sécurisés bruxellois et autres. Les textes rassemblés dans ce numéro insistent beaucoup sur cette tendance au repli institutionnel qui fut sans doute nécessaire durant les années pionnières, mais qui devient à présent contre-productif.

L’Europe peut et doit désormais se montrer au grand jour, s’exposer au test continu de popularité que suppose la politique aujourd’hui. Dans tous les pays qui la constituent, les députés européens sont moins en vue que le moindre mandataire local : ce décalage entre le niveau de responsabilité et la notoriété, que d’aucuns tiennent d’ailleurs indûment pour un confort, est obsolète.

Par ailleurs, les pays membres doivent admettre que, entrant dans le club, ils ont pour devoir d’abandonner, avec bon nombre de prérogatives, leurs querelles locales au vestiaire. Sans cela, ils se trompent de pièce. La France a joué, sur la scène internationale, un sombre mélodrame tissé de rivalités de palais. C’était, à certains égards, Guignol à Bayreuth. D’une petitesse désolante eu égard à l’importance de l’enjeu. Douze ans après le référendum à propos de Maastricht, qui laisse le souvenir d’échanges qui avaient tout de même un peu plus d’allure, on a remis ça dans un registre souvent dérisoire. Des grandes questions ont été évoquées, certes, mais à un tel niveau d’amateurisme qu’il ne restait plus à l’électeur, désorienté devant tant de confusion, qu’à écouter sa propre exaspération, nourrie souvent de ses angoisses tout à fait légitimes.

Puisse cette Constitution plus que probablement avortée avoir sonné le glas de L’Europe de papa. C’est tout l’avenir d’un continent qui est en jeu. Une cause d’une telle ampleur, si elle ne mobilise pas les jeunes, perd sa raison d’être. On dira peut-être qu’on a eu tort de trop tenir compte de cet épisode hexagonal. Mais comment ne pas s’intéresser à ce que fait de l’Europe le pays de Monnet, de Schuman, de Delors, les super-papys du processus d’intégration ? Même si son importance relative, dans une Union à vingt-cinq, ne peut que rétrécir, son poids symbolique demeure. Elle aurait dû davantage s’en souvenir, avant de donner à ses partenaires le spectacle affligeant d’une nation fragilisée, trébuchant sur un projet dont elle fut cependant l’une des grandes initiatrices.

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