La berline royale pénétra au pas dans les jardins du palais des Académies. Un homme en gris claqua la portière arrière et se rendit d’un pas assuré au premier étage, traversa la longue salle du trône, bustes augustes en marbre blanc, pour rejoindre le cabinet du Perpétuel autrefois occupé par le prince héritier du Royaume Uni des Pays-Bas.
Le Perpétuel, dans son éternel gilet de laine et cravate en tricot, le reçut avec cette affabilité facétieuse de vieux jeune homme qui le caractérisait. Il le pria de prendre place dans un des fauteuils fatigués de son cabinet qu’occupa autrefois le prince héritier Willem Frederik van Oranje-Nassau, époux de la fille du tsar de toutes les Russies. L’ancienne suite princière était remeublée à la diable : vitrines bibliothèques en chêne sombre bourrées d’éditions rares, table de conférence aux chaises dépariées, murs blancs croulant sous les tableaux, les photos dédicacées et encadrées, les médaillons de littérateurs belges francophones. Sa collaboratrice qui s’affairait avec un plateau de biscuits et une cafetière fumante se préparait à prendre l’entretien en sténo. Il lui fit comprendre que tout ceci était assez confidentiel et la renvoya à ses dossiers. Le fonctionnaire en complet gris foncé à fines rayures sortit un dossier de sa serviette de cuir. Il rappela au Perpétuel les souhaits exprimés par Sa Majesté la Reine pour compléter la formation intellectuelle de la princesse héritière inscrite dans le régime scolaire néerlandophone. Très soucieuse de voir compléter l’éducation princière par une initiation à la vie culturelle belge, singulièrement d’expression française, la Reine avait beaucoup insisté pour que cette mission très confidentielle fût confiée au Secrétaire perpétuel qui en fut très touché. Il ne demanda qu’une chose : carte blanche.
L’homme de cour précisa qu’il aurait à meubler les mercredis après-midi de la princesse et une partie de ses vacances scolaires.
Rentré chez lui, le Perpétuel se replongea dans son exemplaire raturé, surligné, de l’Émile dans lequel Jean-Jacques s’assigne à lui-même le rôle de gouverneur d’un fils de famille aristocratique. L’idée de relire sans œillères un classique lui était toujours agréable. Il enfila sa robe de chambre, se versa un fond de Talisker et s’immergea aussitôt dans « les rêveries d’un visionnaire sur l’éducation »
Une phrase soulignée trois fois retint son attention : « Vivre est le métier que je lui veux apprendre. » Il se souvenait que l’éducation de Sophie qui terminait le traité ne valait pas tripette et il se promit de la réécrire à sa manière in concreto ? N’avait-il pas, comme père d’une fille douée, déjà endossé ce rôle ?
« Prenez bien le contre-pied de l’usage, et vous ferez presque toujours bien. » En somme, c’est à peu près ce qu’il avait fait.
Il avait hâte de faire la connaissance de sa royale élève qui venait tout juste de fêter ses quatorze printemps, l’âge de son petit-fils. « Commencez donc par mieux étudier votre élève. »
Le mercredi suivant, la berline vint chercher l’homme de lettres et le conduisit au Château de Laeken par le tracé royal, longeant le parc de Bruxelles, doublant la colonne du Congrès coiffée par la statue du premier roi des Belges qui avait, par ses lettres sévères, assuré l’éducation très stricte de sa nièce, la toute jeune future reine Victoria. « Pour former cet être rare qu’avons-nous à faire ? Beaucoup, sans doute : c’est d’empêcher que rien ne soit fait. » Qu’est-ce à dire ? La berline longeait l’église royale Sainte-Marie édifiée en l’honneur de notre reine Louise-Marie. « Je vous prêche un art difficile, c’est de gouverner sans préceptes, et de faire tout en ne faisant rien… »
Il ne comprenait pas, relut la phrase à voix haute, « faire tout en ne faisant rien »…
« Éducation négative », commenta le chauffeur, qui l’observait du coin de l’œil dans le rétroviseur tandis qu’il laissait passer la foule nombreuse de femmes encombrées de paquets et de très jeunes filles voilées, de retour du marché, se rendant dans la rue de Brabant. « La seule habitude qu’on doit laisser prendre à l’enfant est de n’en contracter aucune » dit encore le chauffeur sexagénaire qui fut instituteur dans ses jeunes années avant de se mettre au service de leurs Majestés. Le Perpétuel relisait ses notes en réfléchissant à voix haute : « Laissez mûrir, l’enfance dans les enfants… » « Préparez de loin le règne de la liberté » lança le chauffeur.
C’est bien cela se dit-il, sidéré : « Devenu adulte, il n’aura d’autre guide que lui-même. » Plus vite dit que fait, dit encore le chauffeur.
Contrairement à son frère, le très royaliste sénateur, le Perpétuel ne s’était jamais rendu au château de Laeken où la Reine l’attendait pour le thé avec la jeune princesse. En pénétrant dans le studio désuet, en plein milieu du parc, où l’ancienne souveraine bavaroise sculptait et jouait du violon avec son ami Albert Einstein, une autre citation lui traversa l’esprit : « Notre manie enseignante et pédantesque est toujours d’apprendre aux enfants ce qu’ils apprendraient beaucoup mieux d’eux-mêmes et d’oublier ce que nous aurions pu, seul leur enseigner. » Il se jura de bien la garder à l’esprit. La glace fut rompue quand la princesse insista pour montrer à son nouveau gouverneur un portrait d’elle réalisé par le roi. C’était une idée de la Reine qui savait que le père du Perpétuel avait réalisé plusieurs portraits de feu le grand-oncle de l’héritière. La conversation roula aussitôt sur nos peintres belges et en particulier sur Pierre-Paul Rubens, le peintre diplomate dont il écrivait en ce moment la biographie. La Reine, qui le trouva tout à fait charmant, posa de nombreuses questions et il excella dans son rôle préféré, celui du causeur exquis, dandy à ses heures, le coude appuyé sur la cheminée.
On décida que la première activité débuterait par une visite du musée d’Art Ancien qui compte plusieurs chefs-d’œuvre du maître anversois et on en profiterait pour aller voir la chute d’Icare du grand Bruegel. Il était à son affaire, la princesse était sous le charme de ce Perpétuel, enjôleur au crâne luisant. Un groupe de jeunes scouts s’était rapproché du célèbre tableau pour écouter un Perpétuel très à son affaire. Les scouts posèrent beaucoup de questions ; un échange nourri s’en suivit, la jeune princesse y participa avec enthousiasme. Un débat s’improvisa avec les gamins sur le mythe d’Icare et la tyrannie du Minotaure. Il cita Jean-Jacques : « L’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut… »
On en profita pour faire un saut au musée d’Art Moderne et aller voir les toiles abstraites de Jo Delahaut son ancien professeur à l’athénée de Schaerbeek. Il proposa de terminer l’après-midi au Musée du Cinéma où on projetait justement L’œuvre au Noir d’André Delvaux qui fut aussi son maître de néerlandais. La princesse hésita car elle avait des devoirs à faire pour le lendemain demain. Le Perpétuel lui objecta que, selon Rousseau, « la meilleure façon de gagner du temps en éducation, c’est encore d’en perdre ».
La visite au musée fut satisfaisante mais, tandis que la berline royale le ramenait chez lui, le chauffeur lui souffla « Ne donnez à votre élève aucune espèce de leçon verbale ; il ne doit en recevoir que par l’expérience. » Il soupira, assez mécontent de lui et décida, à regret, de prendre le contrepied de sa pente naturelle.
Quand il revint au château, le mercredi suivant, il pria le responsable du parc d’enseigner à la princesse la botanique des jardins, la science des serres et des potagers. Espiègle, la princesse lui demanda ce qu’il pensait de l’idée d’ouvrir au public le parc de Laeken, comme on le faisait chaque année en mai pour les serres royales et comme le réclamaient des collectifs de plus en plus insistants. Il trouva la question très politique, quand la princesse n’y voyait qu’une initiative dictée par son bon sens moral. Son élève s’émancipait.
Quand vinrent les vacances de Pâques, il commanda une voiture de cour et pria le chauffeur pédagogue et le garde du corps de le conduire avec son élève à la ville d’Ostende qu’avait tellement aimée son aïeul, le Roi bâtisseur. En se promenant dans l’élégante galerie des Thermes, elle lui demanda de lui expliquer pourquoi on avait scié la main de bronze d’un jeune noir sous la royale statue équestre, ce qu’il fit au café du Parc, à la table où en été 1936 Zweig rencontrait son ami Joseph Roth. Il eut très envie d’évoquer la correspondance de Zweig avec son ami Verhaeren qui, comme lui du reste, était un flamand fasciné par la langue française. Comédien dans l’âme, il ne put s’empêcher de déclamer à voix haute un extrait des « Villes tentaculaires » au grand agacement du garçon à épaulettes et des habitués ostendais. Vlaams, meneer aub, we zijn hier in Vlaanderen.
Maar er is niets Vlaamser dan dat meneer! rétorqua le Perpétuel. La princesse rougit, elle était aux anges.
Ils allèrent visiter la boutique pittoresque de James Ensor où le Perpétuel fut carrément à son affaire, coiffant le chapeau fleuri à plume d’autruche de l’autoportrait déguisé posé sur l’harmonium du maître. La princesse rit aux larmes.
Le Perpétuel lui montra ensuite la collection des Léon Spilliaert au Musée Provincial. Son ami Hugo Claus lui avait confié qu’en les voyant on ne pouvait plus regarder Ostende autrement qu’avec les yeux du grand Léon. Elle sourit et acquiesça.
Dans la voiture qui les ramenait au château de Laeken, la princesse demanda à son gouverneur de bien vouloir l’aider à surmonter ses difficultés orthographiques et aussi à lui enseigner à écrire mieux le français pendant ces deux semaines de vacances scolaires. Il accepta le défi et de retour chez lui, réfléchit aux leçons que lui prodiguait sa mère institutrice quand il était lui-même élève de l’Institut Saint-Augustin, rue de la Ruche à côté de la bibliothèque communale de Schaerbeek. Il avait conservé l’exemplaire du Petit Prince, édité à New York en pleine guerre, que sa maman avait « emprunté » à la bibliothèque voisine et dans lequel elle lui avait appris à lire. Il l’offrit à la princesse. Quand elle en eut terminé la lecture, elle lui demanda de dessiner un âne en souvenir de sa jeunesse schaerbeekoise. Facétieux, il lui dessina un bonnet d’âne avec l’inscription den eizel van Schoerbeik qui fit beaucoup rire son altesse.
Elle insista pour savoir pourquoi Saint-Ex n’avait pas écrit Le Petite Princesse. Très intrigué par la question, il demeura sans voix. L’éducation négative de Jean-Jacques portait ses premiers fruits.
Le lendemain, la Princesse voulut rejoindre ses parents au château de Ciergnon. Il proposa un long détour par les ascenseurs du canal du Centre. Dans la voiture, qui longeait les terrils du Hainaut industriel et les anciennes fonderies de Charleroi, il demanda malicieusement à la princesse si ses professeurs flamands lui avaient enseigné la grandeur passée de la sidérurgie wallonne. La question la troubla. Elle lui demanda de lui expliquer la raison de tous ces terrils. Il lui renvoya la question et lui fit remarquer qu’on avait trouvé des variétés de pommiers oubliées sur les flancs de ces crassiers.
Elle lui demanda pourquoi et il l’invita à en deviner la raison. Le chauffeur ne put s’empêcher de lui sourire et de lui faire un clin d’œil dans son rétroviseur.
Il lui expliqua ensuite que la gestion des charbonnages dans la région du Centre exigeait, une liaison par voie navigable entre le bassin de la Meuse et celui de l’Escaut. La solution des écluses était exclue en raison des déclivités importantes. Les brillants ingénieurs de la société John Cockeril proposèrent la formule téméraire des ascenseurs hydrauliques. Arrivés devant le premier des quatre ouvrages d’art, ils furent frappés par sa beauté singulière. Un vrai Delahaut commenta le Perpétuel qui lui fit découvrir les charmes de l’archéologie industrielle.
La princesse lui demanda d’expliquer l’ingénieux mécanisme. Il refusa tout net et adopta l’attitude du maître ignorant l’invitant à réfléchir à la question pendant qu’il déballait ses sandwichs.
Le perpétuel s’étonna que cette machinerie fonctionnât aussi bien qu’à l’origine et vanta le talent des ingénieurs wallons de ce temps. C’est pas comme la plomberie du ministre Dehaene, rétorqua, perfide, la fillette et elle se mit à réfléchir à voix haute.
Chaque fois qu’elle avançait une hypothèse erronée il lui lançait que la réflexion n’est que le retour de la pensée sur elle-même. Elle ne tarda pas à proposer la bonne explication.
– Et l’Europe, Monsieur le Perpétuel, mon cher gouverneur, vous en pensez quoi ?
Il fut décontenancé par la question et réserva sa réponse. Il revint sur le sujet sur le pont d’un antique bateau-mouche, anciennement parisien, entre le rocher Bayard et la citadelle de Givet.
Coiffé de son chapeau de paille et revêtu d’un short blanc et d’un rowing blazer à grosses rayures bleu clair et bleu foncé, il fit forte impression sur les passagers touristes, flamands pour la plupart. La Princesse lui trouvait un air de supporter de l’équipe des rameurs de Cambridge. Non, fit-il, raté, c’était la tenue favorite de Felix Rops quand il venait peindre par ici à Anseremme où il fonda sa colonie de joyeux artistes libertins. L’Europe, dit-il, est à la fois le cauchemar des peuples dominés par l’épée et le rêve des despotes et des démocrates éclairés.
Les plaisanciers l’écoutaient avec surprise. Le Mouche vira de bord et accosta au ponton du château de Freyr face aux grandioses falaises calcaires peintes par Joachim Patinier. Par dérogation spéciale du conservateur, la princesse fut autorisée à s’allonger sur le lit dans lequel Louis XIV avait passé une nuit. La Princesse voulut savoir ce que ce diable de roi soleil venait faire en pays mosan.
– À vous de me le dire…
– La peste soit de vos interrogatoires – à moi maintenant de vous poser une question. Dites-moi l’origine de toutes ces citadelles édifiées sur la Meuse ? Huy, Namur et puis Dinant ?
– Les Hollandais.
– Comment ça les Hollandais ?
– Ces forteresses hollandaises étaient destinées à empêcher de nouvelles invasions ?
– Et ça a fonctionné ?
– Pas tout à fait, les Allemands ont détruit Dinant en août 1914 et en mai 1940 « quand les fils de novembre reviennent en mai… » – Qui a dit ça ?
– Jacques Brel
– Il a voulu dire quoi au juste ?
– Réfléchissez…
– Vous me fatiguez avec vos perpétuelles questions.
– Vous avez dit « perpétuel » altesse, comme c’est étrange…
« Maîtres zélés soyez simples, discrets, retenus. Point de beaux discours, rien du tout pas un seul mot. Laissez venir l’enfant : comme étonné du spectacle, il ne manquera pas de vous questionner. »
Il médita cette phrase à voix haute dans la berline qui le ramenait chez lui.
– Satisfait de votre élève ? demanda le chauffeur volontiers indiscret.
– Il me semble que ma mission s’achève, répondit le perpétuel laconique.
– Ça tombe bien, commenta le chauffeur de Leurs Majestés.
– Ah oui, pourquoi ? demanda le Perpétuel.
– Parce j’ai surpris une conversation où la Reine insistait auprès de son époux pour que vous figuriez sur la liste des personnalités à anoblir.
– Mais c’est tout à fait hors de question.
– Vous n’êtes donc pas royaliste, comme Monsieur votre frère ?
– Je suis monarchiste, Monsieur, et je suis fier de participer à l’éducation de son altesse héritière afin que la monarchie s’enorgueillisse d’avoir enfin une reine qui soit, comme le rêvait mon maître Romain Rolland, ami de Zweig et de Verhaeren franchement au-dessus de la mêlée. Ne venez pas me chercher demain, je considère que ma mission est terminée, dit-il en quittant la berline.