Pour Jacques De Decker

Caroline Lamarche,

Personne, dit-on, n’est irremplaçable. Mais il y a des exceptions qui confirment la règle et Jacques en fait partie. Il y aurait, il y a tant à dire, et tant d’amis le feront mieux que moi. Je m’en tiendrai donc, ici, à une petite histoire, une anecdote vécue que, dans son extrême modestie et son extrême activité sur tous les fronts de la littérature, Jacques avait sans doute oubliée.

Je lisais fidèlement dans le Soir ses critiques de livres. Un jour, Jacques a chroniqué Smilla et l’amour de la neige de Peter Hoeg avec un enthousiasme communicatif. J’adore la neige, le gel, le froid, enfant je voulais être missionnaire aux Pôles. J’ai donc acheté ce livre, un gros roman. Il ne m’a pas entièrement convaincue, mais il est vrai que je suis une piètre lectrice de romans considérés comme des « réussites », je suis plutôt une lectrice de nouvelles, il me faut des phrases ciselées, aussi parfaites que les cristaux de gel, ou alors un roman qui serait un long poème, car peu m’importe le suspens ou l’intrigue, j’aime avant tout ce qu’une blogueuse disait, à propos des nouvelles, ces mal aimées : Je crois que la nouvelle doit mettre en scène une illumination modeste. Au fond, je lui assigne des objectifs humbles. Quoi qu’il en soit, en croisant Jacques à cette époque où j’étais encore timide à son égard (et, à vrai dire, à l’égard de tout le monde), j’avais osé lui demander pourquoi il avait tant aimé ce roman, ambitieux, certes, mais qui, moi, m’avait lassée par moments. Au lieu de se défendre – après tout ce livre faisait l’unanimité –, au lieu de prendre un air scandalisé comme cela arrive à certains quand on leur avoue, par exemple, qu’on n’a pas réussi à lire en entier Ulysse ou La Recherche, Jacques m’a dit en souriant que j’avais peut-être raison, qu’il lui arrivait de se laisser prendre par une admiration un peu excessive, qui ne résisterait peut-être pas à une deuxième lecture. Il ne m’a pas dit ni même donné à penser qu’un chef du service Culture du Soir avait autre chose à faire que de lire deux fois de suite un roman pour répondre de manière circonstanciée à l’avis fort léger d’une autrice débutante.

Je n’ai jamais oublié ce moment, qui le reflète si bien (je puis le dire maintenant en connaissance de cause). Et depuis que je suis devenue à mon tour chroniqueuse, je me rends compte que lorsqu’on est écrivain et critique littéraire, on se laisse parfois emporter par un amour un peu aveugle pour la littérature et pour les mots ; et dans Smilla, on apprend qu’il y a, en groenlandais, vraiment beaucoup de mots pour désigner la neige, des mots qui risquent de disparaître avec le réchauffement climatique : neige qui tombe/ neige sur le sol/ neige cristalline sur le sol/ bouillie de neige/ neige servant à faire de l’eau/ glace en général/ glace d’eau douce, pour boire/ bouillie de glace au bord de la mer/ les glaçons sur la mer, etc. Et pour parler de Jacques, il y aura sans doute aussi beaucoup de mots. Des mots pour saluer l’homme-orchestre qu’il était, les langues qu’il pratiquait, les médiations qu’il favorisait, les communautés qu’il alimentait, les projets qu’il lançait avec clairvoyance, franc-parler et bienveillance, et ce rayonnement en réseaux qu’il a pratiqué avant tout le monde, préparant le monde d’aujourd’hui.

Les mots qui seront prononcés par ses amis, ses proches, ses camarades de travail, nous ramèneront vers les siens. Vers cette œuvre aussi généreuse que diffuse qui a lancé à tous les vents des paroles d’amour de la littérature. Les mots de Jacques resteront, et le souvenir de son écoute attentive, de son sourire lumineux. Ils nous aideront à préparer un avenir plus fraternel – ce qualificatif qui lui va si bien -, où, dans le domaine culturel mais aussi médical, politique, social, environnemental, nous travaillerons en multipliant les liens sans pour autant perdre le contact avec nous-mêmes et les êtres dont nous avons la charge. Afin que notre regard, comme celui de Jacques, s’adresse personnellement à chacun, avec curiosité et empathie.

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