Le petit jardin secret

Thomas Owen,

J’ignorais encore à quel point c’était tragiquement vrai.

Gérard Prévot

 

Vous connaissez mon jardin. Il est tout petit. Entouré de hauts murs et, plus loin, d’immeubles à nombreux étages. Ce n’est pas vraiment un jardin. Plutôt un puits. Mais un puits tout empli de la verdure de feuillages qui n’exigent guère de soleil. Il y a bien entendu du lierre, ce roi des tombes et des architectures en ruine. Mais aussi des hortensias courageux et feuillus, qui ne donnent plus de fleurs depuis longtemps, mais gardent belle allure. Dans un coin bien abrité du vent, un camélia stérile mais vigoureux, et une azalée en pot qui survit miraculeusement à tous les hivers. Tout au fond, hirsute, épineux, désordonné, un buisson-ardent dont les baies rougissent en automne. Dans un autre coin, quelques mètres carrés de muguet, des fougères et, partout au ras du sol, des fraisiers des bois, dont je dispute parfois les fruits aux merles.

C’est en cueillant quelques fraises maigrichonnes que je l’ai aperçu. Il me regardait sous une retombée de lierre, parfaitement immobile. Un gros serpent vert, tout luisant, avec une allure de tentateur de jardin terrestre, une tête triangulaire, des yeux noirs, pas méchants en apparence. Il disparut sans bruit, me laissant plus interloqué qu’effrayé. En essayant de me remémorer son aspect, j’évoquais vaguement le serpent de l’Adam et Ève d’Hugo Van der Goes, le moine dément de l’abbaye du Rouge-Cloître.

Je demeurais là, accroupi, quelques petites fraises pas très mûres au creux de la main, et il fallut tout un temps pomme redresser, avaler ma cueillette d’un seul coup et m’asseoir sur le seuil de la cuisine pour reprendre mes esprits.

Qu’est-ce que cette bête faisait là ? D’où pouvait-elle venir ? Était-elle une illusion ou une réalité ?

Il n’y a pas de reptiles de ce genre à Schaerbeek. Les jardins y sont clôturés de murs de briques. Avait-on jeté l’animal d’un immeuble voisin ?

Pas d’explication possible à cette encombrante présence. Point de trou d’accès, de canalisation devenue sans objet, de gouttière suspecte.

Après avoir surmonté mon trouble, je retournai au jardin et d’un bâton, je me mis à fouiller le lierre, les fougères, les plantes susceptibles de servir d’abri. Je découvris, dans la terre noire, un léger creux, comme la trace d’un gîte de lièvre. Là, une bête avait pu se blottir. Et soudain me revinrent à l’esprit nos jeux d’enfants où, avec ma sœur, nous aimions creuser des trous dans le sol et enterrer des petites poupées, des soldats de plomb, et parfois un oiseau mort ou une souris prise au piège.

La terre éventrée avait une odeur funèbre. Mon bâton s’y enfonçait sans peine. En le tournant en tous sens, j’élargissais le trou et, en soulevant de petites mottes, je mettais à jour des vestiges oubliés.

Je creusai alors de mes mains et je sortis de l’oubli un porte-monnaie au ventre-soufflet de tissu rouge pourri, des petites boîtes en fer rongées par la rouille qui s’effritèrent sous mes doigts, des pièces de monnaie africaines, un dé à coudre de porcelaine, des petits ciseaux-cigogne noircis et tordus, la tête de bois d’une marionnette décolorée au nez de polichinelle…

Je me souvenais. C’était là le cimetière de nos complicités et de nos terreurs d’enfants. Un tuyau de grès au bord ébréché fut dégagé, et je vis poindre la tête triangulaire du serpent vert, qui se rencogna après avoir remué sa langue noire.

Je vis qu’il avait le regard de ma sœur et que j’aurais encore affaire à lui…

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