I

C’est alors que j’ai décidé d’écrire.

C’est ce visage-là, ombre dans l’ombre, qui m’a convaincu. À mi-voix, par phrases brèves suivies de silences.

J’avais longtemps hésité. Quelle suffisance, n’est-ce pas ?, pour un Européen pur jus, de parler de femmes maghrébines dont certaines sont voilées.

Mais il y avait ces yeux d’encre, ce sourire blanc dans l’obscurité, cette main sous ma main, cette voix rauque – trop de cigarettes : « Si, il faut le faire. Il faut oser. Écris. » Lire la suite


C’est alors qu’il eut la révélation.

Il avait longtemps lait la file dans une cour de récréation où poussaient deux marronniers malingres. Ça l’avait d’abord énervé, puis beaucoup d’émotions étaient remontées.

Il avait présenté sa convocation et sa carte d’identité, puis salué le président du bureau, un notaire, qu’il connaissait par son courrier volumineux. Lire la suite


La nuit m’avait surpris. Elle mêlait son encre au brouillard qui me collait depuis Londres où l’on m’avait envoyé en reportage. Je ne devais pas être loin de Stratford, mais j’avais perdu ma route. On aurait dit que les panneaux de signalisation devenaient en plus en plus imprécis. En désespoir de cause, pour demander mon chemin, je suis entré dans une auberge. Quelques clients, des bribes de musique, beaucoup de fumée, des conversations feutrées, un comptoir garni de grandes pompes à bière en porcelaine, des odeurs de lard et de chou. Je me suis laissé tenter. Je me suis fait servir à manger. Quant à la route pour Stratford, on m’a rassuré. Le vent allait se lever. Demain, le temps s’éclaircirait. Ce serait une belle journée froide et lumineuse. Je n’aurais pas de peine à m’orienter. En une petite demi-heure, je serais à destination. J’ai attaqué le plat qu’on venait de me servir. La faim rend tolérant. Je l’ai trouvé bon. C’est alors que j’ai remarqué un grand gaillard, assez beau, style aristo dans la dèche, bottes d’équitation avachies et veston de tweed élimé, qui, au comptoir, draguait la serveuse. De temps en temps, il me dévisageait. À peine a-t-il vu que mon assiette était vide qu’il s’est attablé devant moi, à califourchon sur la chaise :

— Les soirées de brouillard sont particulièrement longues ici, surtout quand on est seul. Si nous jouions aux cartes ? Vous m’offrez une bière et je vous tiens compagnie. Lire la suite


— Entrez.

Le type passe la porte. Il n’est pas content. Ce n’est pas le psychiatre avec qui il a rendez-vous. Comme cela se fait-il ? Et pourquoi, bon Dieu ? On aurait dû le prévenir ! Inadmissible ! Et puis, le remplaçant est cent pour cent black, avec une tête de violeur, de condamné à mort.

— Installez-vous.

Le type s’assied devant le bureau du psychiatre, à califourchon sur la chaise, comme s’ils allaient avoir une discussion aussi simple et efficace qu’un western. Il y a du défi dans ses yeux. D’ordinaire, si on le voit pour la première fois, on n’a pas envie de casser la figure d’un psychiatre. Celui-ci a remarqué les mâchoires serrées et les zygomatiques crispés de son vis-à-vis. Il se dit que, après tout, chacun fait ce qu’il peut. Ce n’est pas toujours adéquat, cela provoque souvent des chocs en retour, mais enfin, les gaffeurs, les complexés, les suicidaires, ça existe et ça fait vivre les psychiatres. Lire la suite


Le type était sorti du bordel en courant. Il avait heurté l’épaule gauche de Maigret qui s’était retourné d’un bloc et avait vu disparaître dans une rue adjacente la silhouette d’un homme jeune et sportif, aux cheveux courts, vêtu d’un imperméable dont le col était relevé.

« De toute façon, s’était dit Maigret, je suis à la retraite. » Il avait continué sa balade. Il aimait ce quartier de la gare, avec ses odeurs de charbon et de friture, ses bruits de trains, ses trottoirs aux pavés gras, ses néons dont les teintes crues étaient absorbées par le brouillard, ses femmes en vitrine occupées à se faire les ongles et à zieuter les hommes rasant les murs. Le hasard des enquêtes l’avait souvent mené dans ce genre de rue. Il y revenait parfois. Il se souvenait de tel aveu obtenu dans telle piaule, de tel parfum et de telle peau, de mégots marqués de rouge à lèvres, de verres sales, auxquels se mêlait, singulier, l’arôme de sa pipe. Lire la suite


Les anges, paraît-il, avaient, en une langue mallarméenne, musicale mais hermétique, adressé un message aux bergers. L’évangéliste Luc l’a rapporté en grec, saint Jérôme l’a traduit en latin et ceux qui, depuis Vatican II, doivent donner au peuple une version en « langue vulgaire » ne tombent pas d’accord. Deux interprétations opposent radicalement les exégètes, depuis qu’ils associent linguistique structurale et philologie avec la mauvaise foi des docteurs de la loi et l’assurance des Pères de l’Église.

Pour les humanistes, les anges ont, au milieu des hautbois et des musettes, clamé : « Paix aux hommes de bonne volonté ». Autrement dit, la paix est un choix que font les hommes, en particulier les « décideurs » : premiers ministres ou chefs charismatiques.

Cette lecture, pour les providentialistes, met le Tout-Puissant en dehors du processus de négociation. Intenable ! Les anges, en réalité, ont souhaité la paix « aux hommes que Dieu aime ». Ladite paix, toutefois, ne règne pas dans le clan des providentialistes divisés en progressistes et conservateurs. Les premiers traduisent : « Paix aux hommes, car Dieu les aime », quels que soient leur sexe, leur âge, leur fortune, leur race et même leur religion. Les autres, où subsistent quelques néo-jansénistes, trouvent juste et bon de réserver les sentiments positifs du Tout-Puissant aux happy few prédestinés à la tranquillité terrestre, puis à la béatitude éternelle : « La paix, mais pour les élus ». Les autres ? Qu’ils se débrouillent ! Lire la suite