Fidel ! Fidel ! Brother !

Jean-Louis Lippert,

À Alberto, René et Rosa Lescay

Je connaissais de réputation le Democrat, l’hôtel mythique des années 30, du Cotton Club, du jazz, du blues… Je savais que Billie Holiday y avait fait quelques mémorables virées. Avec les dollars fournis par le Líder Máximo, j’avais acheté tous les disques d’elle disponibles dans une boutique de ce quartier de Harlem, entre la Septième Avenue et la 15e Rue. Ces disques m’accompagneraient partout, jusqu’à Little Havana. Aux moments les plus cruels de la vie, je me suis passé quelquefois de l’essentiel, mais jamais de la voix de la Lady. Car, s’il y a toute raison d’approuver l’évolution globale du monde, sur la seule question des tendances musicales (peut-être un effet de l’âge), il me fut difficile de m’adapter au disco puis à la techno.

C’est elle qui me parle ce soir à Miami Beach, face à la mer. Bien qu’issu de la meilleure société cubaine, j’avais dans ma folle jeunesse eu des faiblesses pour les égarements de la Sierra Maestra. C’est ainsi qu’avec un peu d’entregent, et beaucoup de bagout, je m’étais infiltré parmi les proches du Comandante. Le destin ayant fait le reste, je me retrouvais dans les services de sa sécurité lors de son premier voyage officiel à New York, en septembre 1960. Inutile de préciser que, très vite, il me fut donné de comprendre l’inanité de toute forme de transformation sociale. Les classes sont inscrites par le plan divin dans la nature humaine, et j’entends bien récupérer sous peu nos terres familiales volées par ces anges du diable : quand la démocratie sera restaurée sur la perle des Antilles – au bulldozer s’il le faut – depuis Pinar del Rio jusqu’à Santiago.

Sur le fond sonore des vagues épousant la voix de Billie, dans mon souvenir gronde encore l’absurde vocifération des nègres de Harlem : « Fidel ! Fidel ! Brother ! We are with you ! », ce jour lointain de septembre 1960. La veille, lors de notre arrivée, c’étaient plutôt des « Fuck Fidel ! Castro son-of-a-bitch ! Kill the communist ! » que notre cortège avait essuyés, de manière parfaitement orchestrée, sur toutes les avenues depuis l’aéroport. Hurlements de haine qui ne nous atteignirent guère, écoutant comme nous le faisions à la radio de notre limousine Autumn in New York de Billie Holiday. À peine installés au cœur de Manhattan, il nous faudrait changer d’hôtel en catastrophe, le patron du Democracy ayant exigé une forte somme en liquide pour le dédommager des dégâts causés à la respectabilité de son palace. Fidel avait alors ordonné à sa garde rapprochée de plier bagage et de lever le camp vers Harlem. Il faut dire que, dès notre installation, les rumeurs les plus alarmistes avaient circulé, dues au fait que notre délégation s’était avisée de plumer elle-même les poulets que nous faisions griller sur des braseros de fortune dans notre suite luxueuse, le Jefe n’ayant qu’une médiocre confiance en les qualités gastronomiques des cuistots de la démocratie. « Séances de vaudou à l’hôtel de Castro ! », titrerait la presse le lendemain. Ne manquant jamais une occasion d’imposer ses vues dictatoriales, Castro, qui devait rencontrer ce jour-là le Secrétaire général des Nations Unies Dag Hammarskjôld, menaça de faire dresser une tente au milieu de Central Park. De quoi nous aurait-on encore accusés, à juste titre ? Peut-être, de rôtir à la broche les braves écureuils auxquels faisait allusion la dernière livraison d’une revue littéraire belge fort prisée dans les milieux intellectuels de Miami. L’un de mes amis, de la banque Noé, m’en a fait parvenir un exemplaire, grâce à quoi je me suis mis en peine de rassembler quelques images du passé, inspiré par la voix de Billie Holiday. Je ne doute pas que mon témoignage puisse être utile au lecteur d’Europe, tant d’illusions naïves continuant de proliférer, en Belgique ou ailleurs, sur les réalités du goulag tropical.

Cette célèbre séance des Nations Unies s’illustrerait donc par un discours fleuve du Líder Máximo, qui annoncerait son programme de réforme agraire et d’alphabétisation populaire ; puis par le coup de chaussure de Nikita Khrouchtchev sur son pupitre : toutes preuves d’un manque de savoir-vivre assez élémentaire. Défileraient encore parmi les VIP (Mao s’étant fait excuser) des individus aussi peu recommandables que Nkrumah, Nehru, Nasser, Boumedienne, Sekou-Touré, Bourguiba, Sedar Senghor et autres Malcolm X. À cette sinistre galerie, ne manquerait vraiment que Patrice Lumumba, déjà en passe de tomber victime de ses propres machinations.

Dans le camp occidental, figuraient en ce temps-là des gens comme Eisenhower, de Gaulle, Adenauer, Spaak ou encore Churchill. Bientôt Kennedy entrerait dans la danse. Tous avaient un côté idéaliste et, disons-le, puéril, dont sont heureusement vaccinés les leaders d’aujourd’hui. Chacun d’entre eux pouvait succomber au ridicule de réciter par cœur des tirades entières des plus grands écrivains de leurs pays respectifs. On leur aurait parlé de Dante ou d’Homère, de Cervantès ou de Shakespeare, de Hugo ou de Pouchkine, qu’ils se seraient inclinés avec un respect suranné. C’était au temps où l’Europe n’existait qu’à peine… Serait-il venu à l’esprit d’un seul dirigeant d’alors d’évoquer un « droit d’ingérence humanitaire » ? On en eût ri ! C’est que la mondialisation se trouvait encore dans les limbes, et que tout restait à créer en matière de conscience globale. Il faudrait attendre l’incident de Dallas, trois ans plus tard, pour voir la démocratie mondiale prendre son véritable essor. Croissance et progrès, balbutiants, tâtonnaient encore. Est-ce forcer le trait outre mesure qu’évoquer une situation internationale où les principaux leaders faisaient figure de gamins, voire de nains ? Heureusement, leurs successeurs ont grandi en sagesse. L’irrésistible marche en avant d’une civilisation planétaire n’a cessé d’accomplir des pas de géant. Nous pouvons légitimement en savourer le résultat. Depuis que le monde s’est débarrassé du cancer des idéologies, les acteurs politiques majeurs ont enfin acquis une stature historique. Ce sont désormais des titans, dans la pleine force de leur maturité spirituelle et intellectuelle, qui sont aux commandes universelles. Un Bush, un Blair, un Aznar, un Berlusconi, un Sarkozy ( ou les homologues de leurs partis adverses respectifs ), ça vous a tout de même une autre gueule d’atmosphère ! Sauf un. Ce Líder Máximo, justement raillé par la presse internationale. Il est le dernier nain d’une époque révolue, murmure la voix rauque de Billie Holiday.

Si tu pouvais savoir combien – Beyond the sea – je me souviens de toi, moi qui ai su vivre jusqu’au triomphe de la révolution cubaine, et qui étais déjà passée de l’autre côté de la grande vitrine quand tes pas te conduisirent de l’hôtel Democrat au magasin de disques faisant le coin de la Septième Avenue et de la 15e Rue, ce matin de septembre 1960. C’est que les morts, vois-tu, sont comme réveillés par les vivants lorsque ceux-ci pensent à eux avec l’intensité amoureuse qui était la tienne ce jour-là. Surtout moi, qui ne suis qu’amour plus qu’aucun autre mort. Please keep me in your dreams, mon chéri. Mais ignorais-tu qu’un tel principe fonde la Santerfa cubaine, comme toutes les religions africaines de mes ancêtres, auxquelles je me suis ralliée par l’entremise de la déesse Ifa ? Grâce à elle, pour toi seul ma plus belle voix mêlée aux vagues murmure ce soir une Guantanamera. J’en adore les paroles, qui sont de José Marti. Oui, la manière même dont ils m’ont laissée crever comme une chienne, sous leurs menottes policières, à l’hôpital de Harlem – quelques mois avant notre rencontre –, mon compte en banque s’élevant à $ 0.70, faisait de l’Angel of Harlem un fruit étrange appartenant moins aux gangs américains qu’à la révolution cubaine. Combien de millions de dollars ai-je pu faire gagner à des porcs de Miami, mon chéri ! Une goutte de sang, face aux centaines de milliards ponctionnés sur l’économie de cette île par la strangulation d’un blocus mis en place voici plus de quarante ans…

Yo vengo de todas partes, Y hacia todas partes voy, dit le poème de José Marti. Toi qui t’endors face à la mer en étant bercé par ces mots, je voudrais dans tes songes envoyer une créature magique ayant le génie de José Marti, l’esprit de Fidel Castro, la pensée de Fernando Ortiz, le regard perce-armures d’Alejo Carpentier, le troisième œil et le cœur d’Ernesto Guevara, l’âme de Nicolas Guillén et de Compay Secundo, le bras gauche armé d’une machette en fleurs du Cimarrón, le bras droit muni d’un fusil-mitrailleur de Camillo Cienfuegos, les tripes d’Antonio Maceo, les jambes de Juantorena : le tout, guidé par ma voix, lancé vers une étoile rouge du futur sur le canasson famélique du Quichotte.

Si ma voix te parvient par la fumée d’un cigare qui continue de se consumer à côté de toi pendant ton sommeil, c’est que ma chanson tout entière puise aussi dans les Feuilles d’herbes de Walt Whitman, ce poème intime et cosmique où le génie de l’Amérique avait su trouver un lien entre amour, poésie et démocratie. Qu’en est-il aujourd’hui ? Toi-même avais admis qu’un Kennedy (entre nous, il ne fut pas pour rien dans l’échec de l’invasion de la Baie des Cochons, non moins que dans celui d’une guerre mondiale programmée lors de l’affaire des missiles soviétiques) ; toi-même avais admis qu’un Kennedy comme un de Gaulle pouvaient fonder leur politique sur une conscience, elle-même inspirée par la lecture de certains livres. Ceux-ci les dissuadèrent d’obéir à d’autres voix, lesquelles prétendaient régir le destin du monde en réglant simplement leur compte à ces salopards de Rouges. N’avais-je pas chanté I’m painting the town red ? Ceux-là ont, en apparence, partie gagnée. Oui, c’est une explosion mentale qu’ils provoquèrent, vers le tournant du millénaire, où devait s’anéantir l’esprit d’une civilisation. Car, comme naguère le fascisme ou le nazisme, le bushisme est ce moment de crise du Capital où celui-ci n’autorise plus de véritable dialogue social. Seule s’impose la logique patronale. Et l’Europe ne suit pas d’autre modèle, quitte à feindre de chercher où s’est égarée son âme en chemin. Elle dont le génie propre, à travers les siècles, avait réussi à faire s’exprimer le point de vue des vaincus. Pour la première fois dans leur longue histoire, toute lueur de foi et d’espérance semble s’évanouir dans la caverne crânienne des hominidés, réduits à partager leurs suffrages démocratiques entre deux partis : celui du massisme et celui du biznessisme. Citoyens, vous avez le choix. Comme entre Fanta et Coca-Cola. Mais sur cet universel marché en quoi s’est transformé le monde, le plus vaste et terrifiant étal n’est-il pas toujours celui où s’affrontent vendeurs et acheteurs de la force de travail ? Et qui prend les décisions politiques essentielles, si ce n’est le syndic des propriétaires du Capital ? Quant aux prétendus représentants des travailleurs, ils sont encore là pour la forme, afin de rendre les opérations décidées par le seul véritable pouvoir, plus supportables pour leurs milliards de victimes. Quand, par exemple, dans la rédaction d’un projet de Constitution européenne, Giscard d’Estaing raye la notion de service public du vocabulaire pour imposer celle d’« intérêt général », aussitôt le chef du Parti à la rose en Belgique obtempère, et dans ses discours l’« intérêt général » remplace le service public. On voit où tout cela veut aboutir : demain, des milices privées, qui ne pourront se revendiquer d’aucun caractère de service public, patrouilleront en armes dans nos rues au nom de l’« intérêt général ». Jeu sémantique très instructif dans la mesure où (j’en sais des choses, mon chéri), l’idée d’espace public était au cœur des batteries d’arguments intellectuels de la bourgeoisie éclairée, au temps où cette classe, encore porteuse de culture et de civilisation, luttait contre le pouvoir des féodalités. Comme il n’y a plus à discuter ces ordres dictés par le Cerveau central, toutes les catégories de clercs, encore désignés sous le nom d’intellectuels, officient à ne pas mettre en question des diktats investis d’une puissance transcendante. Et chacun s’agenouille. Il y a la croissance économique à maintenir, laquelle exige productivité, compétitivité, rentabilité. Donc, flexibilité de la marchandise humaine. Il n’y a pas à sortir de la circularité d’un tel raisonnement, qui régit route forme de circulation planétaire. Abolition des frontières, ouverture sans limite, absolue liberté pour la matière, même et surtout quand elle se prétend « immatérielle » comme le Capital ; bornes, ghettos, cloisonnements, claustrations en tout genre pour l’esprit, même et surtout quand il se veut matérialiste.

Quant aux conséquences éventuellement fâcheuses d’un tel programme – s’agirait-il demain d’un Auschwitz quotidien –, si l’horreur en est par trop criante, on les déplorera, tout en se gardant bien de relier aux causes, par une quelconque analyse, les désastres visibles. Il s’agit donc, surtout, de suivre les idéologues dans leur dénonciation de ce qu’ils nomment la « machine égalitaire ». Et, de fait, l’ensemble de la caste médiatique, presque sans exception, n’y fait-elle pas allégeance ? De sorte qu’il est entendu par tous que l’unique horizon mental est celui de la conquête des marchés, alors même que le principal marché, comme je crois te l’avoir dit, mais voilà que tu ronfles, mon chéri, n’est autre que l’imaginaire de tous ceux à qui est destiné ce message imbécile. Supposons un instant qu’on leur demande vraiment de voter en fonction de leurs intérêts, ne crois-tu pas qu’ils éliraient un monde orienté vers la paix ; organisé dans le respect des valeurs qui ont fondé les traditions chrétienne, libérale et socialiste ? Mais ce serait exiger la justice, qui n’est presque plus une valeur, emportée dans le raz-de-marée des dévalorisations multiples accompagnant l’inéluctable crise du Capital.

Tiens ! Tu parlais à l’instant d’écrire un article pour une revue littéraire belge. Pourquoi pas ? Mais n’est-ce pas justement le triple projet chrétien, libéral et socialiste qui, là comme ailleurs, a sombré dans un naufrage politique inséparable du néocapitalisme ? Les formations gérant encore sous ces couleurs le village global n’y surnagent plus que comme débris à la surface d’un marécage mortifère. Et, crois-moi, je m’y connais. Chacune d’entre elles a perdu jusqu’au souvenir de sa propre source originelle, même si celle-ci n’en est pas morte pour autant. Elle se cache. Fais-moi confiance, mon chéri, là où je suis j’ai eu pas mal de temps pour étudier toutes ces questions un peu compliquées. Ma conclusion est faite. Les signaux envoyés par le Christ, par Diderot, par Marx et par combien d’autres fusionnent dans un cours caché qui est à la portée de chaque soif Surtout sur une île où l’on ne trouve ni Fanta ni Coca-Cola. Pourquoi crois-tu donc que tant de touristes occidentaux s’en vont à Cuba, si ce n’est pour s’y offrir une cure d’espace public ?

C’est à peine une ironie de ma part de continuer à fredonner Guajira guantanamera, quand le nom seul de Guantánamo est devenu produit de consommation exotique pour la curiosité des lecteurs de magazines affriolés par quelque reportage de Bernard-Henri Lévy. Celui-ci peut-il mettre un pied où que ce soit sur le sol de Cuba, ailleurs que dans la base américaine où le guide une escorte militaire ? A-t-il ce minimum de liberté intellectuelle – celle d’un Sartre, dont il joue à paraître l’héritier : où sont, dis-moi, les géants et les nains – pour voir les écoles et les stades, les hôpitaux et les académies d’art accessibles à tous, là où pour le profit des puissants seraient préférables casinos et bordels ? N’est-ce pas, essentiellement, vers le bordel et le casino que tend toute l’activité économique du capitalisme, quels que soient les moyens idéologiques employés pour y parvenir ? Qui s’intéresserait, par exemple, au fait qu’Abel Prieto, ministre de la Culture à Cuba, ait écrit, avec El vuelo del gato, l’un des plus importants romans latino-américains des dernières décennies ? Une vision sans complaisance des contradictions humaines à l’œuvre sur cette île, à travers le prisme du temps qui s’écoule pour quelques joueurs de basket sur une place populaire dans la banlieue de Marianao. Ceci, placé sous l’éclairage sardonique de José Lezama-Lima…

Partout l’on condamne une absence de liberté, sur l’île-colibri, pour les idées de Miami, quand ces mêmes idées de Miami ne tolèrent pas chez nous le soupçon d’une critique du système qui leur fait coloniser l’imaginaire de la Terre entière. Quelle bouillie dans le cerveau du monde libre et démocratique, mon chéri ! À l’heure des dogmes technoéconomiques et des cultes télé-technologiques, partout suivent leur cours les processus de totalisation, de globalisation, de planétarisation, d’uniformisation – inséparables de leurs ombres projetées que sont la fragmentation des consciences, la particularisation des regards, l’atomisation des vies, la séparation des humaines destinées. Entre ces extrêmes, l’abîme. Un abîme qui va se creusant tant que ne sont pas favorisés les ponts reliant singulier et universel. Ce à quoi nous destine la révolution cubaine. Destin de la moindre chanson, fruit d’un danger couru, d’une expérience conduite jusqu’au bout, jusqu’où nul ne peut aller plus loin, mon chéri.

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