Le prince des lettres

Michel Torrekens,

Commençons par planter le décor. En homme de théâtre qu’il fut, est et restera, il ne s’y prendrait pas autrement. Un décor en dit plus que mille mots. Sur les personnages, sur l’atmosphère psychologique, sur l’état de tension, sur l’époque… Si vous en éliminez tous les éléments parasites dus à la modernité et à la bruxellisation, les lieux dont il est ici question forment un cadre exceptionnel concentré sur quelques kilomètres carrés. D’abord, le Palais des académies, au rang desquelles celle qui requiert toute son énergie et son enthousiasme ces dernières années : l’Académie Royale de Langue et de Littérature Française de Belgique, l’ARLLFB comme l’aurait lâché un Gaston Lagaffe indigné. Un vaste bâtiment souvent vide, avec un hall large et haut de plafond, soutenu par une colonnade sans prestige, qui pouvait laisser passer les diligences à son origine. Cette entrée en matière peu avenante est compensée par un double escalier monumental, avec ses volées médiane et latérale, qui donne accès à des salles d’apparat d’une autre époque et des bureaux somptueux pour les uns, poussiéreux pour les autres. Le tout semé de bustes de nos gloires littéraires passées. Ces bustes devant lesquels il s’arrête régulièrement lorsqu’il est seul, avec un fin sourire complice. Ils permettent de relativiser bien des ambitions : qui, même chez les érudits, se souvient de ses illustres prédécesseurs, Gustave Vanzype, Charles Bernard, Luc Hommel. Marcel Thiry, Georges Sion, Jean Tordeur laissent quelques traces dans les mémoires lettrées. André Goosse, on s’en souvient par l’intercession de son beau-père, créateur du Bon usage de la langue française, incontournable référence des potaches wallons et bruxellois. L’académie belge a cette particularité par rapport à la française d’élire en son sein philologues et grammairiens. Eh oui, le Belge cultive un complexe d’infériorité au regard du français de Paris dont il tente de se guérir en multipliant les ouvrages de linguistique et de philologie.

En face de cet ensemble architectural relativement austère, s’alanguit dans une pose pataude le Palais, vraiment royal celui-là. Le monarque de la Nation y tient ses audiences. Sa présence au pays est signalée par le drapeau noir, jaune, rouge fouetté par les vents ou, en son absence, piteusement alangui le long de sa hampe. L’ensemble est entouré de jardins en contrebas, sorte de douves florales entre la façade et le trottoir surveillé par les plantons de la garde (royale faut-il encore le préciser ?). En se rendant à son bureau, il tente d’apercevoir à travers les immenses fenêtres la silhouette efflanquée du souverain. Tentative quotidienne qui se révélera définitivement vaine. Et si ce roi n’était qu’une illusion, s’interroge-t-il régulièrement, comme un de ses personnages shakespeariens qui le fascinent tant. Après tout, les rois passent, tandis que le secrétaire qu’il est peut se targuer d’être perpétuel. Il sourit, cette fois ironiquement, de la vanité des hommes.

Si le roi est l’Autorité ultime, celle qui fédère et maintient l’unité de la nation, en propage l’image, surtout économique, à l’étranger, n’est-il pas, lui, le prince des lettres auxquelles il se dévoue à un point tel qu’il en néglige sa propre œuvre dont les débuts le promettaient pourtant à des succès mérités. Son premier roman à la structure narrative recherchée, inspirée par le récit d’un de ses maîtres, s’était retrouvé sur la liste des finalistes du prix le plus prestigieux outre-Quiévrain. Combien de ses confrères et consœurs ne se seraient pas enorgueillis de cet accueil dans le milieu littéraire de la patrie-mère de la francophonie ? Lui n’y fait guère plus d’allusion. Il consacre son énergie et ses capacités intellectuelles à promouvoir la littérature tous azimuts et, singulièrement, celle des autres. Peut-être, en plus d’en être le prince, apprécie-t-il d’en être aussi le régent, convaincu qu’il n’y a pas de littérature qui ne soit inscrite dans l’ordonnancement du monde ou de sa compréhension ?

Pour circuler dans la ville, il plonge régulièrement dans les entrailles de la ville et imagine les quartiers sous lesquels passe la rame. Il aime sortir du métro à la station Arts-Loi, là où le génie urbanistique a fixé le parc royal. Station Arts-Loi/Kunst-Wet : il faut être belge pour accoler de la sorte deux réalités aussi opposées, l’une s’ingéniant à fixer l’ordre du monde, l’autre tentant d’en cerner le désordre, dans ses incohérences comme dans ses beautés. Il traverse le parc en diagonale, de part en part, pour rejoindre un angle de la place royale, où bus et voitures accélèrent régulièrement à cause de l’absence de marquages et malgré les moellons bombés par les pluies et les années. Avec la mode de se reconnecter à la nature, ses contemporains auraient tendance à qualifier ce parc de forêt urbaine, alors que ses arbres vénérables ont défié de tout temps la pression citadine. Ironie de l’Histoire : fruit d’une monarchie qui s’est enrichie du temps des colonies, l’endroit est aujourd’hui colonisé par une espèce invasive et exotique. Plus une cime qui ne ploie sous le poids des nids de perruches à collier au plumage vert flamboyant, dont les ancêtres vivaient dans les régions équatoriales. Leurs cris égrillards dominent aujourd’hui la rumeur automobile. Il aime déambuler, prendre son temps. Il s’installe comme s’il était au théâtre. Il savoure le spectacle que lui offrent ses congénères. Joggeurs et joggeuses se sont multipliés au cours des dernières années. Seuls, par paires ou en petits groupes, ils défilent à la queue leu leu (au passage, l’expression lui tire un sourire, ce sourire si délicat qui fait son charme discret) comme dans un manège. Suivant un code vestimentaire précis, ils se sont équipés des dernières trouvailles électroniques pour calculer leur temps, les kilomètres parcourus, les moyennes, les pulsations cardiaques, les calories consommées. Autant d’hommes que de femmes, qui reprendront dans la foulée leurs activités professionnelles respectives, à l’ombre d’un bureau aseptisé. Cette mode le convainc définitivement qu’il appartient à une autre époque. Les bancs, voire les pelouses par beau temps, sont le théâtre de rencontres amoureuses qui l’inspirent davantage. Lui-même en a parfois été l’acteur. L’essentiel de sa vie s’est déroulé sur la scène bruxelloise. Il n’aura pas été un grand voyageur, mais les émotions, concentrées dans cet espace restreint, ont été aussi fortes que s’il les avait vécues au bout du monde. Et puis, ce parc a tout pour lui plaire puisqu’il conjugue nature et culture. Les plantations offrent un écrin à une kyrielle de statues que, depuis l’enfance, il retrouve fidèlement figées sur leur socle. Surtout il y a, à l’angle opposé à l’académie, un petit théâtre qui lui rappelle bien des émois, celle de son adaptation du texte fondateur de la littérature belge : Thyl Ulenspiegel.

D’autres scènes jalonnent le périmètre. Des hémicycles parlementaires avec lesquels il garde une distance raisonnable. Ce pouvoir suscite chez lui une appréhension indéfinissable, même si joutes verbales et stratégies d’influence titillent son esprit critique et analytique. Comme un journaliste sportif, il aime mieux commenter qu’exécuter les passes d’armes qui s’échangent dans ces arènes. Jamais il ne voulut se lancer dans cette compétition. Au final, il assiste impuissant aux défaites des uns et des autres, parfois proches de lui, à leurs souffrances, mais aussi à la déliquescence d’un pays qui explose, alors qu’il voue sa vie à tendre des ponts plutôt qu’à ériger des frontières. Il craint de devoir un jour assister à l’inéluctable.

Cette acuité posée sur l’actualité telle qu’elle va, vaille que vaille, il l’a exercée dans le plus grand quotidien national, dont le siège se trouve à un jet de pierres. Il présida aux destinées du service culturel qu’il ne considérait pas comme l’agenda des distractions de ses contemporains, mais comme une chambre d’échos des turbulences du monde. Pas question pour lui de se faire l’échotier des coulisses et de la pipolisation de la vie culturelle ou de braquer les projecteurs sur ceux et celles qui trustent les ventes et les Unes en tout genre. Il préfère se consacrer à cet art de rendre visible l’invisible. La même fascination le pousse à quelques rues de là vers un autre palais, celui des Beaux-Arts, rebaptisé Bozar en un joyeux néologisme qui se moque de l’éventuelle confusion avec le perse bazar. Plus loin, le Musée des Arts Anciens, aujourd’hui musée oldmasters museum – autre concession à l’anglophobie, lui permet de s’offrir une promenade picturale à travers les siècles. Lorsqu’il en sort et qu’il se retrouve sur la rue de la régence, il lui faut quelques secondes pour se replonger dans l’époque. Autre pouvoir, autre palais. Sur sa droite, celui de la justice surgit au bout d’une perspective digne des plus grandes villes. À l’heure du déjeuner, après un détour par l’inévitable place des Palais, il prend une rue anodine où se trouve Le Palais Gourmand, le restaurant qui récolte tous ses suffrages, avec son jambon à la Lambic, son waterzooi à l’ostendaise, sa croûte de fraises wépionnaises, son lacquemant Henri Vandervaeren, sa gaufre de Liège au sirop de poire… Il savoure cette gastronomie fédéraliste.

Sur le chemin du retour, il longe, rue Ducale, les murs du jardin des Académies. Son regard porte à chaque fois vers les petits génies ailés qui en couronnent les pilastres. Des putti musiciens ornent également certaines pièces intérieures du palais. Un chérubin en particulier suscite son attendrissement. Le fantôme d’un frère surgi de l’enfance. Avec la concentration d’un enfant qui joue, l’angelot évalue la circonférence du globe terrestre à l’aide d’un compas, comme s’il voulait prendre la mesure du monde, en faire le tour. N’est-ce pas ce que lui-même a tenté à travers ses multiples et infinies lectures ? Écrire « son rôle dans la ronde ».

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